Ce 22 septembre, les fidèles sont nombreux à Agaune. Ils se sont réunis, comme chaque année, pour prier saint Maurice, mais la cérémonie de l’an 515 est singulière : Sigismond, le roi des Burgondes, est présent ; il occupe même une place de premier plan car il s’agit en ce jour de consacrer l’abbaye qu’il a fondée en l’honneur du martyr sur le lieu de son supplice. Sigismond n’est pas le premier à honorer Maurice. Plus d’un siècle auparavant, Théodore, évêque d’Octodure (Martigny aujourd’hui), avait « inventé » ses reliques puis fait édifier une basilique à l’emplacement de leur découverte. Sigismond est néanmoins le premier monarque du Moyen Âge à l’associer explicitement à son pouvoir et à son royaume. Il ne sera pas le dernier. Les rois de Bourgogne, les carolingiens puis les capétiens, les ottoniens, les saliens et les Hohenstaufen dans le monde germanique, comme les ducs de Savoie lui ont également prêté, après lui, une attention toute particulière.
Maurice, disent les récits hagiographiques, était chrétien et commandait une légion en Thébaïde. Ayant reçu l’ordre de se rendre en Gaule pour renforcer l’armée de l’empereur Maximien, il réunit ses hommes et quitta l’Égypte. Parvenu dans les Alpes, il stationna, comme le reste des troupes, à Octodure, mais quitta bientôt le camp et se retira à Agaune car il ne souhaitait plus se soumettre à la volonté de Maximien. Sa décision, partagée par ses soldats, lui valut d’être exécuté par décapitation. La légion fut décimée puis anéantie.
L’histoire des Thébains ne paraît pas, a priori, exceptionnelle. Le succès du culte de saint Maurice et, surtout, le lien qui l’unit aux princes des plus grands royaumes de l’Occident médiéval n’intriguent que davantage. Il s’agira alors d’apprécier la singularité de ce martyr pour comprendre les raisons de sa popularité dans les milieux royaux et impériaux avant de voir que l’exemple du Thébain pouvait également nourrir l’exhortation des grands du monde, laïcs ou clercs.
- Un martyr singulier
L’auteur du récit le plus ancien que nous connaissons concernant saint Maurice est resté anonyme. Il écrit à la fin du ive siècle, peu après l’invention des reliques des Thébains par l’évêque Théodore, et relate la passion, le martyre, du saint d’Agaune. Il précise surtout la nature de l’ordre auquel les soldats refusent d’obéir. Selon lui, Maximien avait demandé à l’ensemble de ses troupes d’établir leur campement à Octodure et, afin de s’assurer la bienveillance des divinités avant d’aller au combat, exigé que chaque homme offre un sacrifice. Maurice et ses compagnons refusèrent : ils étaient chrétiens et ne pouvaient envisager d’honorer d’autres dieux que le leur. Maximien constata leur désobéissance, nota qu’ils persévéraient dans cette attitude alors qu’il les avait sommés de réviser leur position et ordonna leur mise à mort.
Quelques décennies plus tard, entre 443 et 451, Eucher, l’évêque de Lyon, propose une nouvelle version de la passion des Thébains. Sous sa plume, il n’y a plus de sacrifices et pas davantage d’idoles. D’après lui, Maurice et ses hommes n’ont pas obéi à Maximien car celui-ci leur ordonnait de mater une révolte à laquelle des chrétiens prenaient part. Jusque-là, ils avaient toujours obéi, sans réticence, car les ordres reçus étaient compatibles avec les exigences de leur foi. Là, à Octodure, quand la volonté de Maximien se révèle contraire à celle de Dieu, ils optèrent pour l’insubordination. Une décision clairement assumée puisque le soldat ne saisit pas ses armes pour les brandir contre Maximien, et non négociable, l’engagement pris devant Dieu primant sur tout autre engagement et, en particulier, sur le serment prêté à l’empereur.
Les légendiers médiévaux, ces ouvrages lus au réfectoire dans les monastères ou destinés à l’édification personnelle, ont souvent retenu la première version de la passion des Thébains. Maurice était, comme ses compagnons, Candide, Exupère, Ours ou encore Victor, un martyr comparable à ceux des premiers siècles, mis à mort parce qu’il était chrétien et refusait, fort d’une foi aussi inébranlable qu’exemplaire, d’offrir des sacrifices aux dieux de Rome. Eucher de Lyon, en livrant une autre version, ne fait pas que proposer un nouveau récit hagiographique : il élabore le premier modèle de sainteté militaire. Saint Maurice devient la preuve qu’il est possible d’être chrétien et de parvenir au salut en servant le monarque, même païen, les armes à la main. La désobéissance n’est désormais possible, légitime et sanctifiante qu’en cas d’incompatibilité entre les ordres du prince et la volonté divine.
La priorité que Maurice accorde à l’engagement pris le jour de son baptême explique qu’il soit représenté sur le mur méridional du baptistère Saint-Jean de Poitiers dans les années 1120. Vêtu du manteau rappelant que son pouvoir de commandement résulte d’une délégation, il porte la lance et le bouclier qui manifestent son appartenance à l’armée. Il est un guerrier, mais son nimbe montre qu’il compte au rang des saints et, surtout, qu’il a accompli, les armes à la main, la volonté de Dieu.
S’il est, comme tous les martyrs et par la fermeté de sa foi, un modèle pour chaque chrétien, Maurice reste un soldat. Le vitrail consacré aux Thébains dans le chœur de la cathédrale de Tours insiste sur ce point. Réalisé dans les années 1250-1275, il évoque, en six registres, les principaux temps de la vie de Maurice, de l’ordre de gagner l’Occident à sa décapitation. Il ne précise pas l’exigence qui motive l’insubordination des soldats, mais il souligne, en revanche, le soin avec lequel Maurice sollicita l’avis de son évêque avant son départ. La réponse du prélat est explicite : la main droite levée dans un geste de bénédiction, le pontife l’encourage à rejoindre Maximien. Le soldat quitte donc l’Égypte et se rend à Rome pour y rencontrer le pape avant de monter vers les Alpes.
À Tours, l’accent est mis sur l’attention de Maurice aux recommandations des clercs. De fait, près de la moitié des médaillons de la verrière montrent qu’il vint demander le conseil des hommes d’Église avec le désir de le suivre pour satisfaire, en tout, la volonté divine. Un autre élément valorise cette attitude : le nimbe. Ce dernier n’apparaît pas au moment où les soldats, décidant de ne plus obéir, s’engagent dans la voie qui les mène au martyre. Mais il est figuré dès le deuxième registre quand Maurice, après avoir reçu l’ordre de l’empereur, requiert l’avis du prélat. Il valorise, par sa présence, la démarche du soldat qui tient en priorité à se conformer à la volonté divine. Il souligne aussi que l’obéissance au monarque est, même quand elle implique la répression d’une révolte, une action que Dieu approuve. Le saint d’Agaune est donc un soldat ; il serait même le soldat idéal, valeureux et fiable, celui qu’empereurs, rois et autres ducs aimeraient compter dans leur entourage et qu’ils offrent volontiers en modèle à leurs guerriers.
- Un guerrier au service du prince
Honoré par le Burgonde Sigismond en 515, Maurice l’est également par les successeurs de Pépin le Bref. Il est parmi les saints mentionnés dans les laudes regiæ composées entre 784 et 800, avant même le couronnement de Charlemagne à Rome. Dans ces « acclamations jubilatoires » par lesquelles on « invoque le Dieu conquérant […] et acclame en Lui, avec Lui ou par Lui Ses vicaires impériaux ou royaux sur terre, ainsi que tous les autres pouvoirs contribuant à conquérir, gouverner, commander et préserver l’ordre de ce monde » (Ernst Kantorowicz), il occupe même une place de choix car il est le premier des saints appelés pour soutenir les troupes franques et leur assurer la victoire. Quelques décennies plus tard, dans les années 865-875, sur l’éventail liturgique (ou flabellum) de Tournus, dont le décor est inspiré des laudes, Maurice est figuré en chef des armées carolingiennes. Il porte la broigne, le casque, la lance, l’épée, mais aussi le manteau rappelant qu’il est, avec ses armes et avec le pouvoir qui lui a été confié, au service du monarque.
Le lien étroit entre Maurice et les contingents du prince franc transparaît encore au xiiie siècle, vers 1230-1235, à la cathédrale de Chartres. Figuré à l’extrémité de l’ébrasement gauche du portail dit « des martyrs », il porte un écu marqué d’une croix fleurdelisée cantonnée de fleurs de lis. Dans un sanctuaire comme Notre-Dame, riche de la tunique de la Vierge offerte par Charles le Chauve et toujours proche de la couronne franque, la référence au capétien est évidente, renforcée par la présence d’un monarque sur la dernière voussure du portail. La mission voire la vocation du guerrier s’en trouve définie : combattre pour défendre et diffuser la foi chrétienne, mais le faire dans l’obéissance au roi de France.
Il y a plus que cela cependant car Maurice n’est pas le seul homme de guerre du portail. Il fait face à un autre prestigieux combattant du sanctoral : saint Georges. L’allure générale et l’équipement tendent à les rendre semblables. Les deux hommes sont debout, vêtus d’une cotte de mailles recouverte d’une tunique, armés d’une épée rangée dans son fourreau, d’une lance qu’ils tiennent de la main droite et d’un écu dont la pointe repose sur le sol. Maurice est pourtant différent. Il n’a pas la barbe fournie de son voisin et, surtout, même s’il n’a pas relevé le capuchon de son haubert, il a enfilé ses gantelets. Il tient plus fermement son bouclier et serre sa lance, veillant ainsi avec soin sur l’étendard qui lui a été confié. Maurice, guerrier idéal et modèle, met donc ses armes au service de la foi, comme saint Georges, dont la croix de l’écu manifeste la motivation de la lutte, mais il se révèle également vigilant, attentif, prêt à intervenir s’il le fallait pour garantir la paix que le bon – et idéal – gouvernement du prince apporte au royaume.
Son rôle ne se réduit toutefois pas à des opérations de maintien de l’ordre. Saint Maurice est, dans certaines chansons de geste du xiie siècle, associé aux guerres qu’entreprend le prince franc. Il est noté dans le Moniage Guillaume que le roi Louis l’invoquait pour triompher de ses adversaires et précisé dans le Moniage Rainouart que Guillaume d’Orange, quand il chargeait, criait « Montjoie ! », la devise royale, puis réclamait l’assistance du saint d’Agaune. S’il est impossible d’affirmer la réalité de ce cri, il est en revanche certain que Saint Louis, le roi croisé, honora le légionnaire. En 1262, en effet, il offre à l’abbé d’Agaune une épine de la croix du Christ en échange de reliques des martyrs qu’il fait placer, portées par des chevaliers, dans le sanctuaire du prieuré Saint-Maurice qu’il a fondé à Senlis et qu’il distribue à différentes églises afin de favoriser l’épanouissement du culte des légionnaires dans son royaume.
Faut-il considérer l’attention que Saint Louis porte à saint Maurice, protecteur des royaumes bourguignons, comme un élément destiné à faciliter la satisfaction de ses ambitions en Bourgogne ? L’hypothèse paraît aussi hasardeuse que le choix de Senlis est surprenant. Envisager que Saint Louis encourage la dévotion à un saint originaire d’Égypte pour soutenir ses projets de croisade après la bataille de Mansourah relève également de la conjecture. Les écrits conservés sur la fondation de Saint-Maurice de Senlis ne disent rien de cela. Ils signalent seulement que Louis IX voulait que le martyr d’Agaune soit davantage honoré en son royaume, puis précisent que le roi s’associa aux chevaliers pour porter les reliquaires lors de la procession senlisienne et que le prieuré nouvellement fondé fut confié à des chanoines « de l’ordre et de l’abit de Saint Morice en Bourgoigne ».
Le modèle incarné par le Thébain pouvait, il est vrai, séduire le monarque. Comme Maurice et ses compagnons, celui-ci tenait à accomplir la volonté de Dieu et, dans son cas, à reprendre possession de Jérusalem. Or le saint guerrier représenté à la Sainte-Chapelle du palais royal n’est pas Maurice. Dans ce sanctuaire où Saint Louis expose autant son programme que ses ambitions, c’est Georges qui a été retenu ; mais « duc des chrétiens » (Jacques de Voragine) et patron des croisés, celui-ci est figuré en martyr, luttant donc jusqu’à la mort, et non en homme de guerre. Sensible au modèle qu’incarne le Cappadocien, Saint Louis sollicite néanmoins la bienveillance de saint Maurice quand il envisage une expédition militaire. En 1248, juste avant son départ pour la Terre sainte, il demande en effet que dix livres de son trésor soient données à la cathédrale de Tours pour le luminaire « de saint Maurice ».
Inspirée et héritée des pratiques carolingiennes, l’association de Maurice aux campagnes du monarque est également attestée dans le monde germanique. Thietmar de Merseburg, relatant la translation des reliques du saint d’Agaune à Ratisbonne en 961, affirme que le Thébain y est « vénéré pour le salut de la patrie ». Son culte est surtout étroitement lié à sa lance, que le prince obtient du roi de Bourgogne dans les années 925-936 ou, selon les traditions, en 1004 voire en 1037. L’arme-relique, réputée contenir un clou de la Sainte-Croix, était un des symboles du pouvoir bourguignon que les ottoniens puis les saliens ont récupéré et exploité. La précieuse lance est en effet portée devant le monarque quand celui-ci s’avance vers l’église pour y être couronné ou lui est remise au cours de la cérémonie. Elle n’est pas oubliée quand le combat s’annonce. Otton Ier s’en saisit en 955 lors de la bataille du Lechfeld contre les Magyars. Son petit-fils, Otton III, entreprend une expédition en Italie en 996 et progresse « précédé par la sainte et crucifère lance de l’empereur » (Arnold de Saint-Emmeran). En 1001, alors qu’il assiège la ville de Tivoli qui s’est soulevée contre l’autorité d’Otton III, l’évêque d’Hildesheim, Bernard, mène les armées impériales en brandissant la lance du Thébain. Cette dernière garantit l’invincibilité et, ipso facto, la victoire à celui qui la porte.
- Un exemple pour avertir les grands du monde
La fortune qu’assure l’arme-relique est cependant conditionnelle. Bruno de Querfurt, un religieux chargé de l’évangélisation de la Prusse, prévient l’empereur Henri II en 1008, quand celui-ci envisage de s’entendre avec les Liutices païens pour attaquer les chrétiens polonais. L’avertissement prend la forme d’une interrogation – « Comment Zuarasi [divinité d’une tribu slave] ou le diable et le duc des saints, vous et notre Maurice, peuvent-ils s’accorder ? » – qui, rappelant au monarque que le soldat d’Agaune était mort parce qu’il n’avait pas voulu se battre contre ses frères dans la foi, l’invite à ne pas commettre ce que celui-ci avait refusé de faire.
L’exemple mauricien sert à l’exhortation du prince ottonien au début du xie siècle, mais, quelques décennies plus tard, au moment où la question des investitures génère de fortes tensions entre l’Empire germanique et la papauté, il est mis en avant par les partisans de l’empereur, en particulier du salien Henri IV. Benzo d’Alba signale ainsi qu’en 1061 les Normands, acquis à la cause de l’élu des cardinaux, le pape Alexandre II, s’opposèrent avec force à l’avancée des troupes impériales, mais qu’ils ne purent empêcher Pierre Cadalus, consacré à Bâle sous le nom d’Honorius II, de parvenir au Latran. Il ne s’agit pas, pour l’ancien évêque d’Albe, de vanter la valeur des armées d’Henri IV, mais de légitimer la position de celui-ci. Il précise en effet que saint Maurice se trouvait au milieu des soldats. Une présence lourde de signification car chacun sait que le légionnaire mania la lance et l’épée, mais qu’il veilla toujours à ce que son combat soit juste aux yeux de Dieu, conforme à Sa volonté. La conclusion qui s’impose est claire : Henri IV avait, dans sa lutte contre le pape et les cardinaux, le soutien du ciel.
Maurice retint aussi l’attention d’un autre clerc favorable à l’empereur, le cardinal Benno. En 1081, le prélat relit le texte laissé par Eucher de Lyon, soulignant que le refus de porter les armes contre leurs coreligionnaires n’avait pas conduit les soldats à se retourner contre Maximien, mais que ceux-ci étaient, au contraire et jusqu’à la mort, restés respectueux du serment qu’ils avaient prêté au moment de leur intégration dans les armées impériales. Il interprète leur attitude à la lumière du commentaire que donne saint Jérôme du passage du livre du prophète Ézéchiel concernant le roi de Juda, Sédécias. Il rappelle ainsi que Sédécias promit fidélité à Nabuchodonosor puis qu’il rechercha l’appui de l’Égypte pour se révolter contre lui et qu’il subit, finalement, le châtiment divin parce qu’il avait méprisé le serment dont Dieu était le témoin. L’important, conclut-il, n’est donc pas celui auquel on donne sa parole, mais celui au nom duquel et devant lequel on la donne.
Le contexte éclaire le propos du cardinal. En 1075, le pape Grégoire VII a écrit à Henri IV pour dénoncer la situation de l’Église dans l’empire et, en particulier, le contrôle de l’empereur sur l’élection des prélats. Le monarque n’apprécie guère la démarche du pontife et, entouré des évêques de l’empire qu’il a réunis à Worms, déclare Grégoire VII usurpateur. L’intéressé réagit en déliant tous les sujets de l’empereur de leur serment de fidélité puis dépose et excommunie ce dernier. Henri s’incline et se rend, pénitent, à Canossa. Pieds nus et en chemise dans la neige, il obtient le pardon du pape sans toutefois convaincre les grands qui se donnent un nouveau roi en la personne du duc de Souabe, Rodolphe de Rheinfelden. Furieux, il en appelle au pape et réclame la condamnation de l’anti-roi, arguant de l’absolution qu’il a reçue et de l’annulation de sa déposition. Mais Grégoire VII reste sourd à sa requête, niant même l’avoir réhabilité. Il n’y a plus alors, pour départager les deux prétendants à la couronne, que l’affrontement. Il a lieu le 16 octobre 1080 à Hohenmölsen : Henri IV est battu, mais Rodolphe ne profite pas de la victoire puisqu’il meurt au cours de la bataille.
L’interprétation que livre Benno de la passion de saint Maurice s’explique. Dans ces années 1075-1080 où les serments sont prêtés, oubliés voire dénoncés au gré des circonstances et des intérêts, le cardinal avertit les aristocrates de l’empire. Il leur rappelle que les paroles données l’ont été devant Dieu et que celui-ci, parce qu’il en a été le témoin, punira les parjures. Il signale aussi au pape, qui revendique pouvoir délier des sujets de leur fidélité à leurs seigneurs, que Dieu veillera à sanctionner ceux qui, l’ayant écouté, manqueront à leurs engagements. L’auteur de la Vie d’Henri IV, au début du xiie siècle, lui donne raison et conforte sa lecture, aussi savante qu’orientée, du récit d’Eucher. Relatant le combat qui oppose l’empereur à Rodolphe de Rheinfelden, il note que le corps de ce dernier fut retrouvé et précise qu’il manquait la main droite. L’amputation n’est pas une blessure. Elle est une peine, celle qui est réservée aux parjures et qui manifeste donc autant la faute du duc de Souabe qu’elle dénonce les prétentions du pape.
Figure du sanctoral très connotée politiquement car étroitement liée au monarque, Maurice fait aussi l’objet d’une iconographie singulière. De fait, les images anciennes, les enluminures du tropaire, prosaire et graduel de l’abbaye Saint-Sauveur de Prüm dans le dernier quart du xe siècle ou les peintures murales de l’église Saint-Pierre d’Essen-Werden avant 1040 montrent le martyre des Thébains, mais ce parti pris est abandonné dans les décennies suivantes. À partir de 1050 et jusqu’à la fin du xiie siècle, l’exécution de Maurice et de ses compagnons ne fait plus l’objet d’une représentation explicite. Elle est, au mieux, quand Maurice n’est pas uniquement figuré en guerrier, tout juste évoquée. Sur l’enluminure du lectionnaire de l’abbaye de Siegburg, sur les pièces de monnaie frappées à Magdeburg, sur les sceaux de l’abbaye de Münster comme sur le plat de reliure de l’évangéliaire de Mayence, le soldat, vêtu du manteau qui manifeste son pouvoir de commandement, porte le bouclier et la lance, mais il tient aussi la palme. L’allusion est claire. Elle rappelle que Maurice était un homme de guerre, qu’il savait manier les armes, mais qu’il périt en martyr, refusant d’employer sa force pour échapper à la mort parce qu’il tenait, malgré le sort qui l’attendait, à respecter son engagement envers l’empereur.
La représentation de saint Maurice, guerrier prêt à se battre et toujours disposé à servir le monarque puisqu’il porte volontiers les insignes qui témoignent du pouvoir de commandement qui lui a été délégué, prend l’allure d’une revendication politique ou celle d’une affirmation de fidélité. Elle est aussi un avertissement pour ceux qui seraient tentés de rejoindre le pape et de s’opposer à l’empereur.
Si l’exhortation dont l’image de Maurice est le vecteur sert les intérêts du monarque, elle peut aussi être adressée au prince. C’est le cas dans le royaume de France au xiiie siècle. La mise en avant du Thébain encourage l’aristocratie laïque à reconnaître la prééminence du roi, mais elle permet également de rappeler ses devoirs au souverain. Le portail chartrain, déjà évoqué, en est un exemple. Les socles qui supportent les huit statues des ébrasements font référence au martyre des saints, mais celui sur lequel repose l’image de Maurice ne montre pas la décapitation d’un soldat. Le choix qui a prévalu est original, différent de celui retenu pour saint Georges qui, lui, est figuré nu, attaché sur la roue.
La scène représentée montre une idole devant laquelle sont agenouillés un soldat et un prince. Ce dernier, couronné et vêtu d’un ample manteau, lève le bras droit pour honorer la divinité et tient, dans l’autre, son épée. Porter son arme de la main gauche n’est pas un signe positif. La vénération de la statue achève le portrait critique du roi, de ce roi mauvais puisque ses décisions sont impies. Le lien avec le Thébain n’est pas difficile à établir car Maurice est connu pour avoir refusé d’obéir à l’ordre de Maximien. La configuration adoptée souligne cependant que la mort n’était pas le destin idéal du guerrier. Il avait vocation à obéir au monarque, mais c’est l’insubordination qui lui a ouvert la voie menant au paradis. Que le roi ait, comme Maximien, des exigences contraires à la volonté de Dieu ou incompatibles avec celle-ci pourrait à nouveau rendre la désobéissance légitime et potentiellement sanctifiante. Si l’avertissement est indirect, il n’en est pas moins clair : le capétien doit veiller à la piété de ses ordres.
Le message est encore précisé à la fin du xiiie siècle dans le bréviaire dit de Philippe le Bel. L’enluminure qui orne le feuillet 436v° montre le martyre des légionnaires, rappelant qu’ils furent exécutés pour avoir choisi de ne pas se soumettre à la volonté du prince puisque celle-ci était impie. Le sens de l’image ne s’apprécie néanmoins pleinement qu’à la lumière de l’ensemble du décor du manuscrit. Certaines miniatures soulignent la singularité du roi franc. Évoquant David, Clovis, Clotaire II, Saint Louis et, avant eux, Constantin et Héraclius Ier, elles inscrivent le capétien dans la continuité du roi d’Israël et, sans aucune référence à Charlemagne, dans celle des empereurs romains chrétiens et des monarques byzantins. Elle tend aussi, en rappelant le baptême de Constantin et celui de Clovis, à élever le royaume franc au rang d’entité politique destinée, en vertu de la faveur divine accordée à son roi, à correspondre à la Chrétienté et à s’étendre, idéalement, à l’ensemble du monde. Elle fait du capétien l’élu de Dieu et le souverain des derniers temps.
Les devoirs qui incombent au prince auquel Dieu a confié son peuple sont cependant rappelés. Le roi franc se voit offrir deux modèles, celui d’Héraclius Ier qui, croisé avant l’heure, lutta contre les Perses pour récupérer la Vraie Croix et reprendre Jérusalem, et celui de Louis IX qui rapporta à Paris la couronne d’épines : il lui faut se préoccuper de la Terre sainte, libérer la Ville sainte et s’en rendre maître car c’est là, au jour de la Parousie, à l’instant du retour glorieux du Christ, qu’il remettra son sceptre. La victoire lui est promise. La miniature consacrée à saint Georges montre d’ailleurs, très exceptionnellement, le saint patron des croisés entrant, vainqueur, dans Jérusalem. L’avertissement est là cependant. L’aisance avec laquelle le guerrier cappadocien pénètre dans la cité contraste avec le visage, fatigué voire découragé, des trois soldats qui assiègent la ville sans connaître le succès malgré leur machine de guerre. La force, la richesse, la puissance ne permettent pas, seules, à un prince d’obtenir la victoire. Celle-ci ne va qu’à celui qui bénéficie de l’appui de Dieu et de ses saints.
La représentation du martyre de saint Maurice et de ses compagnons prend alors tout son sens. Le roi doit gouverner comme Dieu le veut s’il entend conserver la grâce de l’élection. Il sait aussi comment y parvenir. Le décor du manuscrit rappelle le rôle de Samuel auprès de David, la présence d’Éloi dans l’entourage de Clotaire II, mais également la déposition du prince breton égoïste par Germain d’Auxerre, invitant ainsi le capétien à prêter attention aux conseils des hommes d’Église et, en l’occurrence, à ne pas accorder une importance trop grande aux légistes, tels Pierre Flote ou Guillaume de Nogaret.
Son exemple est susceptible de servir à rappeler au prince qu’il lui faut prendre des décisions compatibles avec les exigences de la foi et, idéalement, conformes à la volonté divine, mais Maurice demeure un saint apprécié des rois, empereurs et autres ducs de l’Occident médiéval. S’il peut, par son histoire voire par sa présence, fonder les revendications de l’empereur et contribuer, dans le même temps, à dénoncer celles du pape, il permet surtout et toujours d’exhorter les grands laïcs à reconnaître l’autorité du monarque. Il incarne un modèle de sainteté caractérisé par le service et, en l’occurrence, le service armé du prince.
Eucher de Lyon, sensible aux réalités religieuses et politiques de son temps, a adapté l’exemple, offrant ainsi aux guerriers une voie de salut spécifique et aux militaires un saint patron. Le monument aux morts de l’ancienne cathédrale Saint-Maurice de Vienne témoigne de la postérité de son œuvre. Il définit les Viennois morts lors de la Première Guerre mondiale comme les « soldats de saint Maurice détruits pour la patrie » et associe la liste de leurs noms à une affirmation qui, inspirée des écrits de saint Paul, tend à assimiler la lutte qui leur fut fatale au « bon combat » de l’apôtre et leur promet une couronne.