De tout temps, les soldats ont eu recours à la pratique du chant. Qu’il soit un soutien pendant les longues marches ou au moment de monter au combat, un moyen d’égayer le bivouac ou encore d’honorer ses camarades tombés, il fait partie intégrante de leur vie. Or chaque époque ou conflit important voit naître de nouvelles chansons, des airs qui lui sont propres et qui, souvent, ne leur survivent pas. À leurs côtés, certains traversent le temps et restent vivaces dans la mémoire collective : Les Dragons de Noailles, La Marseillaise ou Quand Madelon, pour ne citer qu’eux. Au moment où nous fêtons le centenaire de 1914, revenons donc sur les chants de la Première Guerre mondiale, volet un peu oublié de la « der des ders » mais qui est néanmoins riche en informations sur le déroulement du conflit, l’arrière ou encore le bilan de cet affrontement titanesque.
- Répondre à l’actualité de la guerre
Beaucoup de chants de 14-18 répondent à un événement souvent marquant dans le déroulé du conflit. Composé immédiatement, ou très rapidement après, ils constituent une réponse, positive ou négative, à celui-ci. Leur diffusion, rapide et massive car essentiellement orale, est aussi un moyen de contourner la censure qui frappe la correspondance des soldats. Or c’est déjà le cas juste après la bataille de la Marne, en 1914 : contrairement aux espérances de la majorité, la guerre s’enlise et il faut trouver de quoi distraire les hommes. De nombreuses chansons apparaissent donc, sans perdurer dans les répertoires, tant elles sont liées à une période précise1. C’est par exemple le cas de De la Marne au Rhin. Sur des paroles de Louis Bousquet et une musique de Raiter-Elbé, elle enjoint les Français à continuer la lutte et à châtier Guillaume II après cette victoire. De ces premiers mois de guerre, d’abord optimistes puis plus sombres, on peut aussi citer La Chasse aux barbares, qui date de la bataille des frontières d’août 1914. Son cas est intéressant, car elle est l’œuvre de Montéhus, pacifiste avant-guerre, plus tard connu pour avoir défendu le Front populaire… et qui se fait là belliqueux : « Pour chasser les barbares/ Français sans peur debout/ Ne versons pas de larmes/ Fièr’ment prenons les armes. »
Trois ans après, les mutineries de 1917 rendent célèbre un des chants contestataires les plus connus de ce répertoire, la Chanson de Craonne, connue aussi comme Chanson de Lorette, dont les paroles particulièrement fortes et subversives ont été rassemblées par Paul Vaillant-Couturier, militant de gauche et futur rédacteur en chef du journal L’Humanité. Aussitôt interdit par les autorités militaires, c’est un brûlot contre les boucheries, et plus particulièrement celle toute récente du chemin des Dames, l’injustice de la guerre et la réduction des soldats à l’état de chair à canon. Le tout forme une chanson d’autant plus symbolique et atypique qu’elle s’interprète de manière presque gaie, sur un air d’avant-guerre, Bonsoir m’amour, alors que ses paroles sont dénonciatrices et même révolutionnaires. Le troisième couplet, par exemple, s’attaque directement aux possédants : « Au lieu d’se cacher, tous ces embusqués/F’raient mieux d’monter aux tranchées. » Et le dernier refrain renchérit dans la même veine : « Ceux qu’ont l’pognon, ceux-là r’viendront/Car c’est pour eux qu’on crève. » Elle reste un des grands symboles pacifistes du xxe siècle et emblématique de la période étudiée2.
La même année, l’Italie connaît une des plus grandes catastrophes militaires de son histoire : la bataille de Caporetto3. Engagé du côté de l’Entente depuis 1915, le jeune royaume vit en effet une guerre difficile dans les Alpes contre l’Autriche-Hongrie. Les conditions de combat et de vie des soldats sont particulièrement difficiles du fait du terrain, de l’altitude et du manque de moyens de l’Italie. Le général en chef, Luigi Cadorna, est détesté pour son manque de discernement et ses offensives frontales très coûteuses en vies humaines. Pour résumer, à la fin de l’année 1917, une concentration de troupes austro-hongroises et de renforts allemands enfonce les lignes italiennes épuisées sur le fleuve Isonzo. Seuls des efforts très importants et une aide française permettent de rétablir la situation sur un autre cours d’eau, le Piave. C’est l’origine d’un chant très connu dans la botte : La leggenda del Piave (La légende du Piave).
Cette chanson est une réponse à une défaite sans précédent, qui a marqué très profondément l’Italie, à la fois moralement et physiquement. Datant de 1918, elle est composée par E. A. Mario et se présente en plusieurs parties, correspondant aux couplets : elle décrit successivement la bataille de Caporetto, la retraite vers le Piave et la victoire sur ses rives. Toute la force du bel canto italien s’y retrouve et la voix du ténor Giovanni Martinelli qui la chanta à l’époque donne un caractère imposant au fleuve personnifié : « Il Piave comandò : “Indietro va, o straniero !” » (« Le Piave commanda : “En arrière l’étranger !” » [les forces de la Triple-Alliance]). Les paroles sont particulièrement guerrières, parlant par exemple du Piave « rosso del sangue del nemico altero » (« rouge du sang de l’ennemi hautain »). La leggenda del Piave est restée populaire en Italie, en particulier sous le régime de Mussolini, et ce malgré l’alliance avec Berlin, régime durant lequel elle figure dans les carnets de chants des soldats4.
- Distraire la troupe
À la fin de l’année 1914, quand les armées s’enterrent et qu’il devient évident que la guerre va durer, les commandements mettent en place diverses structures pour que le moral des soldats reste bon et qu’ils aient de quoi rendre moins mornes les moments de repos. La plus connue de ces initiatives est sans doute celle du théâtre aux armées, qui diffuse le long du front de nombreux airs des cafés-concerts ou du music-hall, d’avant-guerre comme contemporains. Côté français, le plus connu de tous est sans conteste Quand Madelon. Composée en 1913, cette chanson fut un fiasco quand le chanteur Bach l’interpréta devant un parterre civil. Elle doit au final sa célébrité aux poilus qui l’adoptèrent, à tel point qu’elle symbolise encore aujourd’hui le soldat bleu horizon et qu’elle reste un chant de tradition de l’armée française. Faite pour égayer et distraire, elle est beaucoup plus joyeuse et légère que les chansons citées précédemment. Sa postérité est telle qu’elle donna lieu à plusieurs « suites » : La Madelon de la Victoire, Victoire, la fille à Madelon… Encore très populaire en 1939-1940, elle fut alors enregistrée par le chanteur d’opéra Georges Thill.
Cette chanson n’est toutefois pas la seule de sa catégorie et il faut revenir sur It’s a Long Way to Tipperary. Succès du music-hall juste avant la guerre, celle-ci est aujourd’hui mondialement connue et symbolise le Tommy, le soldat britannique. Entonnée par les Connaught Rangers lors de leur passage à Boulogne-sur-Mer en août 1914, elle est rapidement popularisée et reprise par toutes les unités anglo-saxonnes. Un très grand succès qui est resté pendant des années dans les mémoires, donnant naissance à des reprises telles que celle de Ray Ventura pendant la « drôle de guerre », à moitié en français et à moitié en anglais.
Ces airs issus du monde du spectacle sont beaucoup trop nombreux pour qu’on les analyse tous. Citons tout de même quelques refrains des comiques troupiers, chansonniers en uniforme, qui se moquent gentiment des péripéties de la vie militaire. En France, les plus en vue, Ouvrard, Polin et Bach, interprétèrent un nombre impressionnant de chansons sur la vie du soldat et son quotidien. Certaines sont encore dans les mémoires comme, par exemple, Vive le pinard : « Le pinard, c’est de la vinasse/ Ça réchauff’ là ousse que ça passe/ Vas-y bidasse, remplis mon quart [gobelet, tasse]/ Viv’le pinard ! Vive le pinard ! »
- Finir la guerre et en faire le bilan
L’arrivée des Américains en Europe en 1917 est accompagnée d’une chanson particulière : Over There (Là-bas). Elle est l’œuvre de George M. Cohan, grand du music-hall et auteur de plusieurs chants patriotiques américains (You’re a Grand Old Flag…). Les paroles sont sans détour : elles vantent l’arrivée des « Yanks » et affirment qu’ils ne repartiront pas avant d’avoir terminé leur « travail » sur le Vieux Continent : « We won’t come back till it’s over over there ! » Si cette chanson ne dit sans doute plus rien à personne de ce côté-ci de l’Atlantique, elle est une des plus célèbres de l’histoire américaine et a beaucoup marqué les esprits. À tel point que Caruso en fit un enregistrement (où il chante en partie en français), que l’air fut repris à l’accordéon durant l’entre-deux-guerres par le Français « Fredo Gardoni et son ensemble musette » et que les soldats américains la chantèrent à nouveau durant la Seconde Guerre mondiale5 !
Les Italiens, eux, rassérénés par les victoires du Piave et de Vittorio Veneto (octobre-novembre 1918), se prennent à rêver du retour dans leur giron de terres encore occupées par les puissances centrales. Parmi elles, le Frioul et la Vénétie julienne dont Trieste est la capitale, et San Giusto la grande cathédrale. Si l’Italie ne put finalement mettre la main sur la côte dalmate (les fameuses « terres irrédentes ») comme elle l’espérait, elle annexa tout de même Trieste et sa région, ce qui est fêté dans La Campana di san Giusto, une chanson écrite par Colombino Arona. À travers la cloche (campana) de la cathédrale qui sonne gaiement, le texte loue la joie des femmes de la ville qui chantent l’italianité retrouvée : « Le ragazze di Trieste/ cantan tutte con ardore / O Italia, o Italia del mio cuore / tu ci vieni a liberar ! » (« Les filles de Trieste/ chantent toutes avec ardeur/ Ô Italie, ô Italie de mon cœur/ Tu viens nous libérer ! »)6. Appréciée à sa création, elle fut elle aussi chantée par Caruso en 1919 et fait aujourd’hui encore partie des grands chants patriotiques italiens.
Terminons avec une chanson française : Qui a gagné la guerre ? À l’heure de faire les comptes, en 1918-1919, la France prend conscience de la saignée qui l’a meurtrie au plus profond de sa chair et de son âme. Un million et demi de Français sont morts, des régions entières sont ravagées, les blessés sont innombrables et les « gueules cassées » vont rappeler à tous l’horreur des combats pendant plusieurs décennies. Voilà pourquoi le chanteur Bérard entend montrer que la contribution française à la victoire est une des plus importantes, et surtout celle de ses soldats. Il pose donc la question suivante : Qui a gagné la guerre ? Et après que tous, civils, ouvriers, députés ou Américains, ont rappelé leur concours, il assène : « Cessez vos polémiques/Car le vrai, le seul et grand vainqueur/C’est le poilu, soldat de France. » L’image est forte dans un monde qu’il faut reconstruire et qui plongea peu de temps après dans une nouvelle phase d’horreur7.
Au final, les chansons de la Grande Guerre sont des témoignages primordiaux pour une meilleure compréhension du conflit. Qu’elles soient des images vivantes de la vie du soldat, de son quotidien, des souffrances de l’arrière, des rappels de terribles batailles (on aurait pu citer aussi le magnifique Verdun, on ne passe pas) ou des dénonciations du carnage de 14-18, elles apportent toutes quelque chose et méritent d’être redécouvertes à l’heure de fêter le centenaire de la Grande Guerre.
1 Voir Thierry Bouzard, Histoire du chant militaire français de la monarchie à nos jours, Paris, Grancher, 2005.
2 Voir Pascal Wion, 14-18. La Victoire en chantant. Histoire de la Grande Guerre à travers les chansons de l’époque, Paris, Imago, 2013.
3 Les conséquences de cet affrontement sont à l’origine de la carrière de l’écrivain Curzio Malaparte, qui écrit un texte poignant sur la bataille dans Viva Caporetto ! Enfin traduit en français par Les Belles Lettres en 2012.
4 pnf, Canzoniere del soldato, Editoriale Domus S.A., Milano, 1942.
5 Cette scène est visible dans le film de Michael Curtiz Yankee Doodle Dandy, tourné juste après la mort de George M. Cohan en 1942 et qui raconte la vie de celui-ci.
6 L’écrivain et dramaturge Giorgio Pressburger parle de cette chanson dans un article sur l’italianité, « Da Carducci a Nilla Pizzi la chiesa dell’ italianità », Corriere della Serra, 28 juin 2008, p. 43.
7 « Ce n’est pas une paix, c’est un armistice de vingt ans », disait Foch avec prescience.