N°24 | L’autorité en question / Obéir-désobéir

Jérôme Biava

De l’usage privé d’internet par les militaires

Depuis le début des années 2000, le nombre de services accessibles par Internet à des fins de communication ne cesse de croître. Si cela est jugé communément comme une source de progrès, le développement récent des réseaux sociaux suscite de nombreuses interrogations en France et à l’étranger, du fait notamment des transformations que cela engendre dans nos comportements en matière de collecte et de partage de l’information.

En effet, la création du Web 2.0 a marqué une nouvelle phase caractérisée par l’interaction entre l’internaute et les sites, avec la possibilité de modifier ceux-ci. En cela, la sophistication du Web a fait naître un cyberespace dans lequel l’information numérique circule rapidement et en quantité. Parallèlement, l’ubiquité que procure la mise en réseau donne l’impression qu’Internet offre une liberté absolue, à l’abri de tout contrôle et de toute régulation1. Ce sentiment de quasi-impunité est étayé par l’absence de hiérarchisation des contenus, et donc la possibilité pour tout un chacun d’avoir accès au réseau sans restriction.

Pourtant, si ce constat interpelle les autorités politiques françaises qui s’inquiètent notamment des menaces de cyberattaques (Estonie en 2007, Géorgie en 2008) ou se félicitent des opportunités offertes par le cyberespace en termes de revendications démocratiques (« printemps arabe »), force est d’admettre que peu d’attention a été portée jusqu’à ce jour à l’usage privé d’Internet par les militaires. Or, dans ce contexte communicationnel en pleine gestation, le secteur de la défense est plus que jamais vulnérable face au risque de fuites, volontaires et involontaires, pouvant avoir de graves conséquences sur la sécurité des opérations.

Une récente étude de l’Institut français des relations internationales (ifri) commandée par l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (irsem) montre que la question du contrôle des informations divulguées par les soldats français est souvent évoquée par les chefs militaires à travers le prisme de la restriction ou de l’interdiction d’emploi de tout appareillage susceptible de porter atteinte à l’image des armées et, plus généralement, à celle de la France2. Et cela, au détriment des démarches de sensibilisation que l’étude juge tardives et encore trop timides en comparaison de celles engagées par nos alliés anglo-saxons.

Dès lors, comment les armées françaises réagissent-elles à ces enjeux qui ont des répercussions directes sur leur fonctionnement et comment ceux-ci sont-ils pris en compte dans leur stratégie de communication ? L’institution militaire a-t-elle aujourd’hui les moyens d’affronter ces évolutions qui concernent l’ensemble de la société ? Des questions d’une actualité brûlante alors que chacun garde en mémoire la vidéo postée sur YouTube en janvier 2012 montrant des militaires américains se filmant en train d’uriner sur le cadavre de talibans.

  • Un appel à la responsabilité et à l’autodiscipline

Internet est fondé dans une vaste proportion sur des valeurs d’individualisme (dans quelle mesure la multiplication de mon moi dans le cyberespace à travers des « profils » ou des « comptes » est de nature à former une « communauté d’internautes » ?), de transparence (WikiLeaks), de libre circulation de l’information (Internet est souvent présenté comme une contre-démocratie par certains dissidents) et sur l’absence d’autorité centrale (principe de neutralité du Net). À première vue, les valeurs qui façonnent le cyberespace semblent donc contraires à celles de l’institution militaire, caractérisée par la hiérarchisation et la confidentialité. Du reste, Internet a surtout contribué à dissoudre la séparation entre les sphères publique et privée, un aspect qui n’est pas sans poser de réels problèmes au ministère de la Défense. En effet, les moyens privatifs de communication et de stockage de l’information à la disposition des militaires sont plus nombreux et plus perfectionnés qu’autrefois (ordinateurs, téléphones portables, appareils photos numériques). Idem en ce qui concerne les plateformes sur lesquelles sont consignées les informations transmises qui, pour la plupart, sont non sécurisées (Facebook, Twitter, Dailymotion, YouTube, LinkedIn, Viadeo, blogs, forums).

Une récente étude de l’irsem révèle que les militaires français saisissent la portée que peuvent avoir certains comportements à risque et font preuve de prudence dans leurs activités d’internautes3. Cette vision semble en phase avec celle du commandement qui incite l’ensemble des personnels à pratiquer l’autodiscipline afin de respecter leur engagement vis-à-vis du devoir de réserve. Toutefois, cet appel à la responsabilité de chacun ne permet pas toujours d’éviter que des détails stratégiques circulent sur le Web, parfois même à l’insu des utilisateurs. Un cas typique est celui des photos dont les données peuvent fournir des éléments de géolocalisation lorsqu’elles sont prises avec un smartphone. Ce dernier exemple nous amène à nous poser une question essentielle : les militaires et leurs proches ont-ils tous connaissance des règles d’utilisation d’Internet ?

  • Un défi entre restriction, interdiction et sensibilisation

Les expériences menées au cours des années 2000 aux États-Unis et au Royaume-Uni ont montré qu’une politique fondée sur l’interdiction est contre-productive. Le plus souvent, cela aboutit chez le soldat à une perte de moral et à un sentiment de frustration, tant il a l’impression qu’on lui supprime progressivement tout moyen d’exprimer ce qu’il vit au quotidien4. En effet, ces technologies sont perçues aujourd’hui par beaucoup d’entre eux comme une soupape de décompression face au stress et à l’incertitude inhérents au métier des armes.

Ainsi, on se rend compte qu’une grande partie du défi à relever pour les armées consiste à trouver le difficile équilibre en termes de capacité technique et d’acceptation sociale. De leur côté, les États-Unis ont initié un ensemble de mesures qui tendent à privilégier la pédagogie afin de prévenir les militaires des dangers du Net. Celles-ci comprennent notamment une sensibilisation aux fonctionnalités des services de communication accessibles via Internet et, plus particulièrement, à la manière de les paramétrer. De plus, les États-Unis ont, depuis 2002, mis en place un dispositif institutionnel de contrôle en charge de surveiller les activités des militaires sur le Web : l’Army Web Risk Assessment Cell (awrac).

En France, si le commandement en appelle principalement à l’autodiscipline, des mesures de sensibilisation ont été identifiées comme pouvant faire évoluer les mentalités vers davantage de prudence et de modération. À ce titre, la direction de l’information et de la communication du ministère de la Défense (dicod) a fait paraître en 2012 un Guide du bon usage des médias sociaux à destination des militaires, qui fait largement référence à la notion de « caporal stratégique ». Exprimée pour la première fois en 1999 par le général Krulak, ancien commandant de l’United States Marine Corps (usmc), celle-ci postule la possibilité qu’une action menée en bas de la chaîne de commandement puisse avoir des incidences aux plans stratégique et politique. Le message véhiculé à travers ce guide est un appel à la responsabilisation, en ce sens qu’il ne s’agit pas pour le ministère de la Défense d’être dans une posture de réglementation, mais plutôt d’inciter les militaires à réfléchir à ce qu’ils vont rendre public.

Nombreuses ont été les critiques adressées à ce document, soulignant, entre autres, l’aspect trop générique de ses prescriptions qui font davantage appel au bon sens des soldats qu’au côté technique. D’autres pointent du doigt l’hypocrisie des consignes et recommandations du ministère qui ne se les applique pas à lui-même, allusion aux photos de blessés non floutées prises en Afghanistan ou à celles de membres des forces spéciales visibles sur le site institutionnel. Dans un autre registre, certains commentaires signalent qu’à la différence des campagnes de sensibilisation menées chez nos partenaires anglo-saxons, celles mises en place en France ne sont pas rendues publiques. En conséquence, l’effet produit est relativement restreint puisque les activités sur le Net des membres de l’entourage proche des militaires (famille, amis) ne sont pas prises en compte, alors même qu’elles peuvent avoir des conséquences tout aussi préoccupantes. Sur ce point, le ministère de la Défense britannique a, quant à lui, opté pour la diffusion de films courts sur sa chaîne YouTube martelant des slogans comme « It may not just be friends and family reading your status update ». L’armée américaine a, elle, décidé de partager ses présentations PowerPoint à l’usage des militaires sur le site de stockage gratuit Slideshare (Geotags and Location-Based Social Networking : Applications, posec and protecting unit safety).

  • Une perception défensive
    du nouveau contexte communicationnel

Dans une plus large mesure, le Guide du bon usage des médias sociaux s’inscrit dans la lignée des consignes rappelées aux militaires au sujet des informations qu’ils communiquent en rapport avec leurs activités et celles des armées françaises. À ce titre, le service de communication de l’état-major de l’armée de terre a fait paraître en 2009 trois documents au profit des militaires du rang (mdr), des cadres et des titulaires de postes de commandement dans lesquels sont théorisées les relations que chacun doit entretenir avec les journalistes en opération. À travers dix commandements, il est rappelé aux soldats d’« expliquer les faits, les situations » tout en étant professionnels, c’est-à-dire « parler en militaire de ce que l’on connaît, rester à son niveau de compétence, ne pas extrapoler », mais aussi de « savoir arrêter un reportage ou une interview si nécessaire » et surtout « ne jamais déroger à la règle du secret ».

En outre, ces brochures font suite aux instructions diffusées après le débat portant sur l’interdiction des gsm en opérations, une mesure proposée en 2008 par le général Irastorza. À cette époque, le chef d’état-major de l’armée de terre a effectivement eu connaissance de pratiques susceptibles de mettre en péril la situation tactique des unités déployées sur le terrain : envoi de sms et de mms entre soldats durant les opérations notamment. D’autres inquiétudes furent exprimées, comme la possibilité que des téléphones portables contenant en mémoire des photos de famille, des coordonnées personnelles et des images d’installations militaires tombent entre de mauvaises mains en cas de perte ou de vol.

Selon la criminologue Laurence Ifrah, spécialisée en criminalité numérique, ces démarches traduisent une conception défensive des armées face à l’évolution des technologies de communication. Ainsi, la décision récente du ministère de la Défense britannique d’interdire aux soldats de fréquenter des blogs et des sites de jeux en ligne a pu être interprétée comme le fait que le Web est souvent perçu par l’institution militaire comme étant une menace, et cela également outre-Manche. Cette analyse, plutôt excessive du point de vue français, a toutefois le mérite de rappeler combien les enjeux de perception peuvent à bien des égards se révéler décisifs dans la manière dont seront orientées par la suite les politiques de défense.

  • L’incompatibilité entre devoir de réserve
    et besoin de reconnaissance

Un des phénomènes marquants induits par l’usage privé d’Internet est la création des « milblogs », une tendance originaire des États-Unis et qui a pris de l’ampleur en France ces dernières années, bien que ces cas restent aujourd’hui encore relativement minoritaires du fait des sanctions auxquelles s’exposent les militaires. En effet, plusieurs officiers, tels le général Desportes ou le chef d’escadron Matelly, ont vu certains de leurs écrits sanctionnés par leur hiérarchie du fait des critiques qu’ils adressent entre autres choses au fonctionnement actuel des armées.

Deux tendances volontairement simplificatrices peuvent être identifiées5. Parmi les officiers supérieurs, la constitution de ces interfaces est souvent motivée par le désir d’être présent dans les débats politiques et de se saisir des questions qui concernent directement le monde de la défense, c’est le cas, par exemple, des blogs des colonels Goya et Chauvancy. Parmi les militaires du rang (mdr) et les sous-officiers, la constitution de ces interfaces est généralement motivée par un besoin de reconnaissance de la part des militaires eux-mêmes et de leurs proches, un témoignage de soutien qui n’est pas toujours jugé à la hauteur des éléments relatés à travers les médias traditionnels et le discours politique. Par exemple, les manifestations sur Facebook des femmes de militaires pour protester contre le logiciel Louvois.

Plus largement, cela pose la question de savoir où commence et où s’arrête le devoir de réserve des militaires. Les politiques ont bien conscience du besoin impérieux que la parole des soldats ne soit pas usurpée et que ceux-ci puissent s’exprimer librement sur leur métier. C’est du moins le sens qui a été prêté aux paroles d’Alain Juppé, alors ministre de la Défense, lors de son allocution du 20 janvier 2011 à l’École de guerre : « Sachez, vous aussi, sortir des voies ordinaires pour mener une réflexion originale et audacieuse. » Par ailleurs, ces éléments font écho à la multiplication ces dernières années des enquêtes internes au ministère de la Défense afin d’identifier ceux dont le discours n’est pas jugé toujours conforme à ce devoir de réserve qui oblige les militaires, comme tout fonctionnaire, à ne pas faire de leur fonction un instrument de propagande. Parmi ces enquêtes, l’une d’entre elles a particulièrement été médiatisée : elle avait pour objectif d’identifier les officiers supérieurs et généraux des trois armées qui, sous le pseudonyme Surcouf, ont publié une tribune dans Le Figaro contre les orientations prises par le Livre blanc de 2008.

Dans un tout autre registre, mais qui relève néanmoins de notre sujet, il s’avère que la disparition des distances spatiales et temporelles entre la zone d’opération et la base arrière (les proches), phénomène directement induit par l’usage d’Internet, est parfois mal vécue par les soldats sur le terrain. Peu d’études ont été réalisées sur ce point en particulier, qui reste trop souvent encore analysé uniquement sous l’angle des Post-Traumatic Stress Disorders (ptsd). Ces difficultés ressenties face à la cohabitation simultanée de deux mondes radicalement opposés sont parfois accentuées par le visionnage a posteriori des missions lorsque celles-ci sont postées sur le Net. Les évolutions technologiques des systèmes de communication peuvent donc conduire à une élévation des risques traumatiques, un phénomène dont les effets sont, à ce jour, difficiles à mesurer.

  • Internet et le renforcement du lien armée-nation

Au-delà des enjeux que nous venons de présenter, les systèmes de communication accessibles via Internet font l’objet d’une captation par le ministère de la Défense à des fins de stratégie de communication, dans le but plus ou moins explicite de renforcer le lien armée/nation. Cet enjeu est déterminant pour l’institution militaire et fait l’objet de nombreux travaux de réflexion afin de trouver des pistes d’amélioration6. En effet, beaucoup de nos concitoyens s’interrogent sur la légitimité de la présence de nos forces armées en Afghanistan et un sondage lsh de novembre 2011 portant sur les domaines d’action prioritaires pour les Français révèle que seuls 3 % des répondants considèrent que l’État français devrait accorder prioritairement des moyens financiers supplémentaires à la défense nationale (contre 64 % pour l’emploi et 48 % pour l’éducation).

Dès lors, en quoi Internet pourrait s’avérer un moyen de contribuer au maintien et à la redynamisation du lien armée/nation ? Des enseignements peuvent être tirés des initiatives prises à l’étranger. L’armée israélienne, par exemple, a fait le choix, à travers sa présence sur YouTube, d’exploiter les possibilités qu’offrent la technologie embarquée et la rapidité de diffusion dans une perspective de communication stratégique et politique. De son côté, l’armée allemande a créé Bundeswehr TV, dont l’activité est orientée principalement vers le recrutement et la communication institutionnelle. Plus largement, ces exemples montrent que dans une logique de communication opérationnelle et réputationnelle, les réseaux sociaux peuvent constituer pour les armées un instrument de captation du grand public7.

Sur ce dernier point, on pourrait ainsi envisager la création, par des unités, de blogs ou de pages Facebook pour parler de leurs actions et de leur place dans leur ville de garnison au quotidien. Dans un contexte de contraintes budgétaires, cette démarche pourrait concourir à renforcer le lien armée/nation sans exiger pour autant beaucoup d’investissements. Cela serait en mesure de fidéliser l’audience qui suivrait le régiment de sa ville lorsqu’il partirait en opération, témoignant de son action au service de la France et participant ainsi à la compréhension de l’intervention française à l’étranger. Des démarches de ce type ont déjà été engagées par certaines unités de l’armée de terre (16e bc, 1er rcp, 110e ri, 27e bim), qui ont investi Internet pour en faire un lien entre la base arrière et les soldats en opérations, et participer à la formation d’une communauté locale de soutien. En cela, Internet est de plus en plus assimilable à une « communauté virtuelle » aux implications pourtant bien réelles.

  • Conclusion

Alors que, pour des raisons de sécurité nationale, le gouvernement chinois interdit depuis 2011 à ses militaires l’accès à Internet en dehors de leur caserne et sans la surveillance de leurs supérieurs, la France déploie depuis l’été 2012 un nouveau dispositif d’accès à Internet qui vient moderniser le contrat Passerel signé en 2008 entre les armées françaises et l’entreprises Astrium. Il propose aux militaires en opérations extérieures un accès au Web illimité et gratuit, quarante-cinq minutes de visioconférence par semaine et l’équivalent de cent quatre-vingts minutes par mois de téléphonie vers les postes fixes en France. L’objectif est clair : améliorer le quotidien des soldats et s’assurer du bon moral des troupes, condition nécessaire à l’efficacité opérationnelle. Selon l’état-major des armées, il s’agit de « mieux prendre en compte les évolutions comportementales et technologiques de notre société dans un cadre d’utilisation responsable face aux risques du Web ».

Malgré une prise en compte relativement tardive, les armées françaises ont, semble-t-il, pris toute la mesure des enjeux liés à l’usage privé d’Internet par les militaires. Elles ont conscience qu’au-delà de la sécurité des opérations, c’est bien de leur capacité d’adaptation au nouvel environnement communicationnel, donc du lien armée/nation dont il s’agit. Si certains commentateurs ont l’impression qu’Internet se heurte au fonctionnement traditionnel de l’institution militaire, cela est sans compter sur les efforts entrepris ces dernières années par les armées afin de se préparer aux évolutions sociétales en cours et à venir qui auront sur elles un impact structurel (numérisation du champ de bataille, féminisation des armées, place de l’islam…).

1 Dominique Cardon, La Démocratie Internet. Promesses et limites, Paris, Le Seuil, 2010.

2 Marc Hecker, Thomas Rid, « Utilisation et investissement de la sphère Internet par les militaires », Études de l’irsem n° 13, 2012.

3 Benjamin Loveluck, Irène Eulriet, « Internet et la Défense : un nouvel environnement pour la communication », Fiches de l’irsem n° 16, avril 2012.

4 Marc Hecker, Thomas Rid, op. cit.

5 Marine Chatrenet, « Les blogs militaires », Les Thématiques du cd2sd n° 9, août 2007.

6 Commandant Hugues Esquerre, Replacer l’armée dans la nation, Paris, Economica, 2012.

7 Daniel J. Solove, The Future of Reputation. Gossip, Rumor and Privacy on the Internet, New Haven, Yale University Press, 2007.

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