Dans son message aux armées du 19 mai 2012, le président de la République s’exprimait sans équivoque sur la question de la judiciarisation des opérations militaires, considérant que « nos militaires, qui assument la protection de la nation, méritent en retour que la nation les protège, notamment d’une judiciarisation inutile de leur action ». Cette prise de position intervenait quelques jours après que la Cour de cassation a rejeté le pourvoi du parquet contre la décision du juge d’instruction saisi d’enquêter sur l’embuscade d’Uzbeen en Afghanistan. Cette plainte pénale avec constitution de partie civile déposée par certaines familles de soldats tués dans ces combats en août 2008 avait déjà fait l’objet d’un précédent non-lieu devant le tribunal pénal aux armées de Paris (tap)1.
Cette apparente dichotomie entre une justice qui s’acharnerait à déterminer d’éventuelles responsabilités dans une opération de combat réalisée dans un contexte insurrectionnel et un pouvoir politique conscient de la difficulté, mais aussi et surtout de l’aberration et du danger qu’une telle judiciarisation est susceptible d’engendrer, soulève bien des interrogations tant chez les militaires que chez les magistrats saisis de ces affaires qui ne relèvent manifestement pas du droit commun.
Mais que faut-il entendre par ce néologisme de « judiciarisation », utilisé le plus souvent de manière péjorative ? Il s’agit en réalité d’une tendance contemporaine qui consiste à renvoyer devant un juge l’ensemble des contentieux publics ou privés, en lui confiant ainsi un rôle exorbitant de régulateur social. En réalité, la judiciarisation procède d’une confusion entre un idéal abstrait de justice d’une part, le droit et les nécessités de l’action d’autre part, avec en toile de fond un objectif unique et obsessionnel qui est celui de la réparation intégrale de tout préjudice quel qu’il soit et quelles qu’en soient les causes. Dès lors, on comprendra aisément que si le processus de judiciarisation semble déjà inapproprié au plan général, il peut devenir aberrant dans le domaine du champ de bataille.
Ainsi appliqué à la chose militaire, le phénomène doit être exploré dans toute sa complexité. Guidée par une sorte de fatalisme bien ancré dans l’air du temps, la judiciarisation apparaît comme un phénomène sociétal irréversible dont les causes sont bien connues : société en perte de repères, suprématie de l’individualisme sur les enjeux collectifs et supérieurs ou sur la solidarité, dilution des valeurs morales ou religieuses, refus du risque et de l’aléa, médiatisation, défiance à l’égard des institutions. Dans ce contexte, le métier militaire, profondément attaché à sa spécificité fondée sur les valeurs de patriotisme, d’honneur, de fraternité et de courage, et qui implique d’accepter jusqu’au sacrifice suprême, apparaît en décalage avec ces évolutions récentes.
Avec le retour des engagements « durs », pour reprendre une terminologie à la mode dans les médias, l’opinion publique a découvert une nouvelle fois que « le feu tue », confirmant les propos de Saint-Exupéry qui affirmait que « plus que l’acceptation du risque, la guerre est l’acceptation pure et simple de la mort ». Or, dans notre société compassionnelle, dominée par l’émotion et le fantasme du « zéro mort », la mort au combat ne relèverait plus du sacrifice mais d’« erreurs » de commandement, les héros d’hier devenant bien malgré eux les victimes d’aujourd’hui2.
Il en résulte ce que l’on pourrait appeler un « tragique malentendu » entre la nation et son armée, que révèle très concrètement la judiciarisation des opérations militaires. Pour autant, l’irruption du juge sur le champ de bataille doit-elle être considérée comme la consécration de ces évolutions sociétales qui menacent in fine l’efficacité des armes de la France ? Peut-on au contraire faire preuve d’un optimisme raisonnable, compte tenu des enjeux, en considérant les garde-fous institutionnels et judiciaires pour s’en prémunir ? En d’autres termes, le chef militaire français devra-t-il affronter, outre la volonté et la détermination de l’ennemi qui cherche à l’annihiler, le regard inquisiteur d’un juge issu de son propre camp et qui serait susceptible de le condamner pour ce qu’il considérait a posteriori comme une « faute » commise en situation de combat ?
Il est donc impératif d’appréhender concrètement les risques induits par ce processus. Il est important de considérer avec objectivité la réalité des garde-fous institutionnels, juridiques et politiques déjà existants élaborés pour préserver l’institution militaire. Enfin, il ne faut pas sous-estimer la capacité du juge à apprécier l’aberration de mises en cause judiciaires obstinées et inappropriées sur lesquelles il tentera de porter un regard objectif et qu’il pourra rejeter le cas échéant tant sur la forme que sur le fond.
- Une menace directe de la crédibilité
et de l’efficacité de l’institution militaire
Contrairement à certaines idées reçues, la judiciarisation ne peut pas être sérieusement envisagée comme un facteur positif de responsabilisation. Le proclamer reviendrait tout simplement à nier la spécificité militaire, l’acceptation collective du risque, y compris du risque de mort, qui fédère les énergies, la fraternité d’armes au combat, qui transcende tout aussi bien les grades que les origines sociales ou culturelles, la cohésion d’une communauté d’hommes soudés par la conviction d’être forts ensemble, et donc de pouvoir défaire un adversaire parfois plus fort encore.
Or une vision caricaturale trop souvent répandue fait de la hiérarchie militaire un univers pesant et pusillanime, obsédé par la seule sauvegarde de ses privilèges et capable au pire de sacrifier ses hommes au combat sans autre préoccupation que de recueillir la gloire dans d’improbables manœuvres.
La réalité est toute autre. Le chef militaire, pour vivre avec ses hommes au quotidien, partage avec eux leurs joies et leurs peines, mais aussi leur aspiration à la victoire (réussite de la mission) et au retour au pays. Il est pénétré par le souci de les préserver, non seulement par cet attachement viril qui le poussera toujours à rechercher l’exemplarité dans tous les domaines, mais aussi parce qu’il sait que seul il ne pourra gagner la bataille. Croire que l’intervention judiciaire pourrait le responsabiliser davantage, peut-être en l’incitant à appliquer une sorte de principe de précaution, inadapté au métier des armes, est donc un non-sens. Dans le brouillard de la guerre, le chef est parfaitement conscient de ses responsabilités exorbitantes vis-à-vis de ses hommes tout autant que du caractère sacré de la mission qu’il remplira, s’il le faut, au péril de sa vie. Qu’on le veuille ou non, l’ombre tutélaire d’un juge n’y changera rien.
En revanche, la judiciarisation du « champ de bataille » pourrait devenir un puissant facteur d’inhibition avec pour conséquence immédiate de porter gravement atteinte à l’efficacité de l’outil militaire. « À la guerre, disait Napoléon, l’audace est le plus beau calcul de l’imagination. » Dans l’affrontement brutal des volontés, l’originalité de la manœuvre, associée à une prise de risque raisonnée et acceptée, permet d’assurer la surprise et de prendre l’ascendant sur l’adversaire. La célèbre devise des sas3 britanniques « Qui ose, gagne » en est une parfaite illustration. Or l’éventualité pour un chef militaire de voir les décisions qu’il aurait prises dans un contexte d’incertitude et de violence examinées a posteriori par un juge afin de déterminer son éventuelle responsabilité pénale pour « mise en danger de la vie d’autrui » ou encore pour « négligences » est tout simplement intolérable. Bien plus que sa vie qu’il est prêt à risquer sur un champ de bataille, c’est bien son honneur de soldat et de chef, vertu ô combien supérieure dans le champ des perceptions militaires, qui est en jeu. Perspective infâmante, elle aboutira, en planification comme en conduite, et à tous les niveaux de responsabilité, à des décisions timorées, hésitantes, voire excessivement prudentes.
Or sans audace il n’y a plus de surprise. En devenant prévisible, le chef perd l’initiative en même temps que la guerre. C’est ce qu’exprimait Erwin Rommel dans ses carnets : « Il faut mieux opérer en grand que de ramper sur le champ de bataille, anxieusement, et en veillant à prendre des mesures de sécurité contre tout mouvement possible de l’ennemi. Les problèmes militaires, à les considérer avec rigueur, ne comportent pas de solutions idéales. Il y a le pour et le contre de n’importe quelle disposition. Il faut choisir la meilleure sous le plus grand nombre possible de points de vue. Puis poursuivre l’exécution résolument, en acceptant toutes les conséquences. Le compromis est toujours désastreux4. » Par conséquent, le seul reproche que l’on pourrait faire à un chef dans un environnement de guerre où « le hasard et le désordre sont des phénomènes irréductibles »5 est justement de ne pas avoir été capable de prendre une décision et de s’y tenir. L’inhibition risquerait donc d’altérer fortement l’indépendance d’esprit et le courage des chefs qui se livrent, en conscience et avec une grande abnégation, au périlleux exercice du commandement en situation de combat.
Mais la judiciarisation serait également susceptible de devenir un facteur de division en remettant en cause la crédibilité de l’institution militaire qui repose avant tout sur une forte cohésion et une véritable fraternité d’armes. Toujours dans ses mémoires, le « renard du désert » portait un regard extrêmement sévère sur la tentation qui consistait à vouloir désigner des coupables à l’occasion de chaque coup dur : « C’est toujours un signe inquiétant de voir se développer dans une armée l’habitude de chercher quelques boucs émissaires à sacrifier à l’occasion de chaque faute. Cela prouve qu’il y a quelque chose qui ne va pas dans le haut-commandement. Un tel état des choses stérilise l’esprit d’initiative des subalternes, qui n’osent pas prendre de décisions, ne cherchent plus qu’à se couvrir pour tout ce qu’ils entreprennent et se perdent en fin de compte dans de misérables arguties au lieu de prendre leurs responsabilités en toute indépendance d’esprit. » En somme, la judiciarisation des opérations militaires pourrait aboutir à une déresponsabilisation des chefs. La logique individualiste (se protéger soi) l’emporterait sur la logique supérieure (collective) qui suppose de prendre des risques en conscience pour gagner la bataille décisive (et au final sur le long terme épargner des vies).
Dans ce contexte vite délétère, et pour reprendre la formule désormais consacrée du général Bentégeat6, « la main glissera de l’épée au parapluie » au point de mettre en péril la cohésion et l’honneur de nos armées. Les rivalités de corps ou de chefs trouveront naturellement un terreau favorable pour se développer. C’est d’autant plus vrai qu’en plus de l’obligation d’affronter le « tribunal des spectateurs »7, les militaires mis en cause font souvent l’objet d’un traitement injuste en termes d’avancement et de carrière, et cela avant même le rendu de tout jugement8, au mépris du principe le plus élémentaire de la présomption d’innocence. C’est donc tout l’édifice qui repose sur la relation de confiance entre les chefs et leurs subordonnés, mais plus généralement sur la fraternité d’armes, qui se trouverait ébranlée. Enfin, cette judiciarisation aurait pour conséquence de décrédibiliser durablement l’image de nos armées en révélant à nos ennemis comme à nos alliés ce qu’il conviendra bien d’appeler des faiblesses structurelles.
C’est pourquoi la judiciarisation du champ de bataille, si contraire aux valeurs militaires, est condamnée unanimement par l’ensemble de la communauté de défense quels que soient le grade ou l’armée d’appartenance9. Le chef d’état-major des armées déclarait en faire l’un de ses « points de vigilance » pour 2012. Appelé à se prononcer au nom de l’institution militaire, il a ainsi résumé les enjeux de cette question essentielle : « Nous, militaires, avons le droit légal d’infliger la mort. La contrepartie, c’est le devoir le cas échéant de la recevoir au nom de la nation. Nous faisons un métier hors normes, c’est la raison pour laquelle nous avons un statut qui n’est pas celui des fonctionnaires. Il n’y a pas une spécificité française, il y a une spécificité militaire. Sinon, il n’y aura plus personne pour prendre des décisions. »
- Des garde-fous institutionnels, juridiques et politiques
Afin d’exercer en confiance leurs responsabilités sur les théâtres d’opérations sans appréhender leur mise en cause par la justice, les chefs militaires pourraient avoir présentes à l’esprit les dispositions spécifiques destinées avant tout à les protéger. En effet, il est toujours utile de rappeler que les militaires, quel que soit leur niveau de responsabilité, ne sont aucunement pénétrés d’un sentiment d’impunité. En métropole comme en opérations extérieures, ils ont parfaitement conscience d’être soumis à un régime de droit commun pour tout ce qui ne relève pas directement des opérations de combat, tout autant que du droit des conflits armés. Pour autant, les mécanismes réglementaires ou juridiques censés les protéger, malgré des évolutions positives, sont trop souvent méconnus.
Ainsi, la loi 2005-270 du 24 mars 200510 relative au Statut général des militaires dans ses articles quinze, seize et dix-sept a permis de mieux définir les conditions de la protection juridique et de la responsabilité pénale du militaire : un responsable averti apprendra que l’État accorde sa protection à tout militaire qui pourrait faire l’objet de poursuites pénales pour des faits reprochés qui n’auraient pas le caractère d’une faute personnelle11. De même, les militaires ne peuvent être condamnés pour « des faits non intentionnels commis dans l’exercice de leurs fonctions » dès lors qu’ils ont accompli « les diligences normales compte tenu de leurs compétences, du pouvoir et des moyens dont ils disposaient ainsi que des difficultés propres aux missions que la loi leur confie »12.
Surtout, le Code de la défense reconnaît une nouvelle cause d’irresponsabilité pénale en prévoyant que « n’est pas pénalement responsable le militaire qui, dans le respect du droit international et dans le cadre d’une opération militaire se déroulant à l’extérieur du territoire français, exerce des mesures de coercition ou fait usage de la force armée, ou en donne l’ordre lorsque cela est nécessaire à l’accomplissement de sa mission »13. Cette dernière disposition, capitale, a permis de lever l’incertitude juridique relative à l’application stricte de la légitime défense en opérations extérieures14.
D’une façon générale, il semblerait bien que le droit protège plus qu’il ne sanctionne le militaire, d’autant « qu’aucune poursuite pénale ne peut être intentée à l’encontre d’un militaire impliqué dans une affaire commise dans l’exercice de ses missions sans que le ministre de la Défense ne soit sollicité par les procureurs, faute de quoi un juge d’instruction ne peut être valablement saisi et l’affaire ne peut être valablement jugée ».
Ces nouvelles dispositions témoignent implicitement des efforts réalisés pour prendre en compte les fortes contingences de l’engagement opérationnel qui relèvent à la fois de l’affrontement des volontés et du brouillard de la guerre. Doit-on pour autant les considérer comme suffisantes ? Offrent-elles des garanties solides et définitives ? Le terme même de « diligences normales » est-il réellement approprié à une action de guerre que l’on présente par définition comme un état anormal ? C’est pourtant sur la base de ces dispositions que le procureur du tribunal pénal aux armées avait, en 2009, classé sans suite la plainte contre X pour mise en danger délibérée de la vie d’autrui dans l’embuscade d’Uzbeen. Il précisait que « la mort d’un militaire provoquée par l’adversaire ne pourra jamais s’analyser en prise de risque délibérée contraire à une obligation légale ou règlementaire ou comme la conséquence directe et immédiate d’une faute de négligence ». Pourtant, la constitution de partie civile de familles de certains soldats tués dans les combats et la décision de la Cour de cassation d’autoriser un juge à mener son enquête ont profondément ébranlé la communauté militaire, au point de faire réagir publiquement nos décideurs politiques.
En réponse à cette instruction, la prise de position très ferme des plus hautes autorités politiques sur le phénomène de judiciarisation du champ de bataille doit conforter les chefs militaires de ne se laisser tenter ni par le piège de l’inhibition ni par la désignation précipitée de quelques boucs émissaires. Car si le président de la République a bien dénoncé une « judiciarisation inutile », le ministre de la Défense s’est également déclaré « très préoccupé » par cette forme de judiciarisation, considérant comme un problème le fait que la justice puisse « se mêler de juger les ordres ». Ce faisant, il annonçait son intention de créer une mission spécifique sans exclure, au besoin, de légiférer. Cette hypothèse, défendue par certains experts juridiques15, traduit la prise de conscience du caractère vraisemblablement insuffisant des dispositifs de protection des militaires en France, notamment par référence à ceux en vigueur dans des pays anglo-saxons16.
Pour autant, les garde-fous existants offrent déjà une protection juridique solide et nécessaire, quoique probablement encore imparfaite. Force est de constater que la volonté politique pourrait très prochainement définir les arguments de droit de nature à lever les dernières incertitudes juridiques.
- Ne pas sous-estimer la capacité
de l’autorité judiciaire à trouver les arguments adéquats
Au-delà du rejet brutal du phénomène de judiciarisation, qui pourrait facilement être stigmatisé comme réflexe corporatiste, donc susciter plus de suspicion que de considération, il est essentiel d’appréhender de façon dépassionnée et la plus objective possible l’intrusion du juge dans le champ des opérations militaires.
Car le juge n’est pas à l’origine de la judiciarisation. Son rôle ne consiste pas à refuser un phénomène de société, mais bien à dire le droit dans le strict cadre de sa saisine. Observateur impartial et indépendant considéré, à tort ou à raison, comme le seul recours possible pour obtenir la manifestation de la vérité, il est de plus en plus sollicité dans un contexte de médiatisation exacerbée17. Pour autant, sa démarche, dont il ne peut se soustraire une fois saisi18, ne consiste pas tant à sanctionner qu’à comprendre sur la base de faits vérifiés.
Les juges eux-mêmes portent d’ailleurs un regard très critique sur la judiciarisation. Tendance lourde, elle serait d’abord la conséquence d’un refus absolu de la fatalité, de l’événement accidentel ou de la force majeure, avec une recherche irrationnelle de responsables voués à indemniser les préjudices subis. Plus grave, elle serait l’expression d’une perte de confiance du citoyen dans le politique, l’administration ou les corps intermédiaires, voire la trop fréquente démission d’une autorité légitime normalement compétente qui préférera saisir le juge plutôt que de trancher une vérité. Il y a donc là, en germe, un possible dévoiement du processus judiciaire19.
En sa qualité d’expert du droit, il fait parfaitement la distinction entre les actes commis par des militaires en opérations extérieures, mais qui relèvent du droit commun (un assassinat ou un viol)20, et des actions de combat proprement dites qui, elles, relèvent du champ de l’action militaire (morts au combat ou lors d’opérations spéciales, incluant les tirs fratricides). Ce faisant, il comprendra a priori que les notions d’« homicide involontaire », d’« imprudence » ou de « mise en danger de la vie d’autrui » sont des non-sens. Au combat, l’homicide est par essence volontaire puisqu’il s’agit de tuer un adversaire qui cherche lui-même à vous tuer. Car le principe même de l’action de coercition repose bien évidemment sur la mise en danger de la vie d’autrui, celle des subordonnés tout autant que celle des chefs, pour accomplir la mission dont le caractère reste sacré. La grandeur du métier des armes, et surtout l’efficacité de l’outil militaire, repose en effet sur « l’exigence en toute circonstance de l’esprit de sacrifice, pouvant aller jusqu’au sacrifice suprême »21.
De même, le juge est sans doute le premier à avoir compris que son intrusion sur les champs de bataille où opèrent nos armées, si elle devait être institutionnalisée, serait à l’origine d’un contentieux sans précédent. On imagine sans mal les plaintes déposées par des soldats contre leurs camarades pour des tirs fratricides ou celles engagées contre des chefs tactiques pour avoir donné l’ordre de monter à l’assaut d’une position ennemie, voire les décideurs militaires eux-mêmes contre les autorités politiques pour ne pas leur avoir donné les moyens financiers et techniques de remporter une guerre. En somme, toute mort ou blessure reçue dans des actions de combat pourrait aboutir à une recherche de responsabilité et, in fine, à des réparations. À ce stade, c’est bien l’ensemble de notre histoire militaire qui deviendrait potentiellement une source inépuisable de contentieux, et il faudrait s’attendre à ce que les vieilles batailles soient revisitées par la justice !
En outre, comment imaginer que le juge ne soit pas pleinement conscient du problème originel qui pousse à la judiciarisation des actions de combat, c’est-à-dire à la dénégation pure et simple de l’état de guerre depuis 1945. Relevant d’une simple hypocrisie ou d’un grave malentendu, elle entretient une confusion juridique essentielle entre, d’une part, un « état de guerre » borné par un cadre juridique clair22 et, d’autre part, les opérations extérieures où nos forces armées ont à conduire des opérations de guerre « en temps de paix ». En effet, ce temps de paix/crise, voire de guerre qui ne dit pas son nom, crée d’emblée un cadre juridique par défaut, donc sujet à interprétations. L’application extraterritoriale du droit pénal français et surtout celle du droit commun français aux opérations extérieures sont de facto autorisées et étendues aux opérations de coercition. Cette analyse, partagée par un certain nombre de juristes, témoigne d’une réflexion aboutie sur les origines d’une judiciarisation du champ de bataille, considérée aujourd’hui comme inappropriée, et la volonté implicite de trouver des solutions de droit.
Enfin, le juge ne sous-estime pas la difficulté à juger des opérations de combat. Il sait parfaitement que son appréciation s’effectuera a posteriori, et non pas dans le contexte d’incertitude et d’interaction permanente entre une force et une autre force, dans lequel les chefs ont eu à prendre et à assumer des décisions. Par ailleurs, il ne peut ignorer les difficultés techniques pour comprendre la situation tactique d’une telle opération. Reposant toujours sur une appréciation collective d’une situation donnée à un moment donné, elle-même bâtie sur des hypothèses à partir des renseignements obtenus, il est par essence difficile d’évaluer des responsabilités individuelles. Enfin, le raisonnement pourrait facilement atteindre les limites de l’absurde si l’on considère que l’ennemi devrait être entendu comme témoin assisté et qu’il faudrait envisager des reconstitutions avec toutes les parties prenantes sur un territoire en guerre.
La raison tout autant que l’intelligence appellent donc à une grande prudence et à une vraie humilité. C’est d’ailleurs pour cela que les juges s’appuient très souvent sur l’expertise de « sachants » pour construire leur raisonnement. Dans ce contexte, on peut légitimement espérer que des experts militaires de qualité seront désignés pour éclairer efficacement les juges dans leur travail de recherche de la vérité, factuelle et juridique.
Par ailleurs, il ne faut pas être surpris qu’un juge demande la déclassification de documents estampillés « secret défense ». Sous réserve de l’approbation de la commission consultative du secret de la défense nationale chargée d’en exercer le contrôle avec la plus grande vigilance, des éléments pourraient le cas échéant être remis au juge. Pour autant, celui-ci comprendra un refus motivé par la stricte nécessité de préserver des détails tactiques ou techniques que l’on ne peut exposer sur la place publique au risque d’en informer nos ennemis et d’exposer inutilement la vie de soldats toujours en opérations. Ce faisant, la plupart de nos engagements s’effectuant dans un cadre multinational, il est peu probable que les nations23 s’accordent par consensus pour remettre à des juges nationaux des ordres d’opérations.
Au final, seul un effort de compréhension mutuelle et de dialogue devrait permettre de réconcilier la justice et l’armée face à une judiciarisation « excessive »24 du champ de bataille. À ce titre, il faut encourager les démarches pour mener une réflexion commune qui pourrait in fine permettre une formalisation en droit de la spécificité militaire. Force est de constater que les initiatives n’ont pas manqué en 2012. Ainsi, la rencontre ihedn/inhsj25 qui s’est déroulée à l’École militaire sur le thème de la judiciarisation, puis le colloque international « La robe et l’épée »26 qui l’a suivie en décembre ont suscité des débats et des réflexions qui vont dans le bon sens. Par ailleurs, des magistrats du parquet ont été récemment autorisés à se rendre en Afghanistan pour comprendre la complexité de l’engagement de nos forces dans un combat insurrectionnel où le procédé d’exécution le plus courant est celui de l’embuscade… Les forces armées et les plus hautes autorités militaires ne ménagent donc pas leurs efforts pour faire œuvre de pédagogie27.
- Conclusion
La judiciarisation ne doit pas être un frein à l’action. Face à des enjeux cruciaux, il est urgent de ne pas céder au réflexe dogmatique ou identitaire en diabolisant le juge dans sa recherche de vérité. Au contraire, il est absolument essentiel de participer à une réflexion commune tout en coopérant dans la limite autorisée par la protection du « secret défense ». Encouragée par les prises de position fermes des plus hautes autorités politiques, et sur la base des textes de loi et règlements déjà en vigueur, l’institution militaire devra contribuer toujours plus largement à renforcer cette connaissance mutuelle afin de donner au juge les clés qui lui permettront de traduire et d’apprécier en droit la spécificité militaire dans le champ des opérations de combat. Ainsi, cette dynamique volontariste fondée sur le dialogue plus que sur l’affrontement de logiques peu conciliables préservera durablement l’institution de la tentation de l’inhibition et de la division.
1 La loi n° 2011-1862 du 13 décembre 2011 a supprimé le tribunal pénal aux armées de Paris (tap) pour transférer ses attributions à des formations spécialisées du tribunal de grande instance et de la Cour d’assises de Paris.
2 Lire l’article de Marc Tourret, « Qu’est-ce qu’un héros ? », Inflexions n° 16, « Que sont les héros devenus ? », 2011.
3 Le Spécial Air Service (sas) est une unité de forces spéciales qui s’est fait connaître pendant la Seconde Guerre mondiale pour ses actions audacieuses menées derrière les lignes allemandes en Afrique du Nord.
4 Erwin Rommel, Berna Günen, La Guerre sans haine. Carnets, Paris, Éditions du nouveau monde, 2010.
5 Général de division Vincent Desportes, Décider dans l’incertitude, Paris, Economica, 2009.
6 Ancien chef d’état-major des armées et ancien chef du comité militaire de l’Union européenne.
7 Saint-Exupéry, dans Pilote de guerre.
8 Propos tenus par le général de division Palasset lors de son intervention au colloque « La robe et l’épée », le 7 décembre 2012.
9 Le blog « Secret défense » de Jean-Dominique Merchet rapportait en 2009 les propos scandalisés de soldats qualifiant de « honte », « d’injures » voire de « traîtrise à la mémoire » de leurs compagnons tombés les plaintes relatives à l’embuscade d’Uzbeen. L’un d’eux s’exprimait ainsi : « À mes parents, à ma famille, je suis engagé, je suis conscient des risques de mon métier, je les assume. Si un jour je ne reviens pas, merci de ne pas faire honte à ma mémoire en engageant ce genre d’action. »
10 Avant la réforme de 2005 reconnaissant un « privilège du combattant », les militaires en opération extérieure étaient soumis aux mêmes règles que celles applicables aux militaires stationnés sur le territoire national.
11 Article L4123-10 du Code de la défense.
12 Article L4123-11 du Code de la défense.
13 Article L4123-12 du Code de la défense.
14 Lire à ce sujet l’excellent article de Monique Liebert-Champagne « L’arsenal juridique sur les théâtres d’opérations », Inflexions n° 15, « La judiciarisation des conflits », 2010.
15 À ce titre les réflexions proposées par le lieutenant-colonel Christophe Barthélemy, avocat, à l’occasion d’un débat organisé par le Cercle Stratégia sur le thème de la judiciarisation des opérations militaires hors du territoire national, le 22 novembre 2012, ont été très éclairantes.
16 Les États-Unis et le Royaume-Uni disposent d’une juridiction militaire de première instance. Le procureur militaire décide seul de l’opportunité des poursuites. Il n’y a pas de constitution de partie civile.
17 À ce titre, l’embuscade d’Uzbeen est emblématique : des erreurs ou des maladresses de communication, conjuguées à la récupération partisane d’une action de guerre médiatisée à outrance ont fini par convaincre des familles de soldats tués à porter plainte pour connaître une vérité qu’ils estiment cachée.
18 Il est utile de rappeler qu’un magistrat ne peut s’autosaisir : la saisine ne peut résulter que d’un réquisitoire du parquet ou d’une plainte avec constitution de partie civile d’un particulier s’estimant lésé.
19 Le gouvernement des juges aux États-Unis de 1890 à 1937 illustre bien les conséquences d’un pouvoir judiciaire excessif au point de brider les législatures américaines et le Congrès.
20 Par exemple, l’affaire Mahé jugée aux assises fin novembre 2012.
21 Article L4111-1 du Code de la défense.
22 Le droit pénal international avec les notions de Jus in bello et de Jus ad bellum.
23 Les Américains et les Britanniques entretiennent une vraie culture du secret sur les opérations militaires, en préservant scrupuleusement l’anonymat des soldats engagés.
24 Amiral Guillaud, actuel chef d’état-major des armées.
25 Institut pour les hautes études de la défense nationale (ihedn) et Institut national pour les hautes études pour la sécurité et la justice (inhsj).
26 Colloque organisé à Paris par le pôle « Éthique et environnement juridique » du Centre de recherche des écoles de Saint-Cyr Coëtquidan.
27 Le chef d’état-major des armées devait réaliser une information à l’École nationale de la magistrature.