Lorsque je dis que je suis prof de lycée en Seine-Saint-Denis, mes interlocuteurs ont souvent la même réaction : « Ce n’est pas trop dur ? », « tu as du courage, avec ces élèves ! », « ils t’écoutent, ils t’obéissent ? » L’énoncé de ce métier-là, en ce territoire-là et avec ce public-là parle de lui-même : la discussion s’engage en un lieu commun, c’est-à-dire déjà saturé d’affirmations et de représentations que l’expérience individuelle ne peut que confirmer, quitte à être constituée en exception montée en épingle pour piquer la curiosité.
Il me prend parfois l’envie de rétorquer « et vous, avec vos ados ? », pour que ce lieu commun soit entendu comme banal et partagé, dépouillé de son étrangeté, exprimant simplement l’humble et commune difficulté d’accompagner un adolescent de l’enfance à la liberté et à la responsabilité, avec autant de bienveillance, de plaisirs et de fiertés que de colères ou d’angoisses. Une expérience où les pratiques construisent plus de sens que les grands principes, où l’autorité se reconnaît plus qu’elle ne s’exerce, puisqu’au fond il ne s’agit pas de s’imposer à l’élève, mais de l’armer pour qu’il puisse tranquillement construire et arrimer sa place dans notre espace commun.
Mon lycée ressemble d’abord à cela : un ensemble de grilles, qui contraint la vie des élèves comme, de façon différente, celle des enseignants ou des agents. Derrière les grilles qui entourent le bâtiment, celles des emplois du temps, grilles hebdomadaires de prise de savoir sur ordonnance, de rencontres minutées. Grilles de salles, de déplacements d’une case à l’autre toutes les cinquante-cinq minutes, nul ne doit traîner dans les couloirs. Grilles d’habillement, de comportements, d’évaluations, de sanctions, de quotient familial. Grilles de statuts, avec cette séparation majeure, fondatrice : on est soit adulte, soit élève – il n’est pas de position médiane. Grilles de langage : « As-tu fait ton travail », « il faut faire des efforts », « je n’ai pas assez travaillé », « pourrait mieux faire avec plus de travail », « oui Monsieur, je vais me mettre à travailler » – on imagine mal combien il faut de confiance réciproque patiemment construite pour échapper à ce « scolairement correct » qui, comme un filet de tennis, sépare les deux parties du terrain et évite tout contact. Temps, déplacements, places sociales, échanges : chacun doit se glisser dans la case et le code imposés, au bon moment. Mille quatre cents adolescents se frottent chaque jour, parfois vigoureusement, à ces grilles qui ordonnent, trient, hiérarchisent. Certains s’y blessent. Bon gré mal gré, la plupart s’y plient – on connaît tableau plus inquiétant d’une jeunesse que l’on dit sans repères.
Qu’on ne se méprenne pas cependant : ce lycée n’est pas une prison. Toutes ces contraintes sont aussi vécues comme autant de cadres auxquels chacun peut s’appuyer voire se reposer. On peut y être heureux et s’y sentir libre, ce que je partage avec beaucoup d’élèves. On leur prête globalement une attention bienveillante, on tente de soutenir ceux qui rencontrent des difficultés, l’assistante sociale fait des merveilles. Pas une heure où je ne rie avec ces ados braillards, fatigants, curieux, qui ont de l’esprit à revendre et vous l’offrent généreusement, surtout quand on ne le souhaite pas. Pas revanchards pour un sou, ils me salueront gaiement rue de la République, malgré le savon passé la veille ou quelques années plus tôt. En dehors des grilles de l’école, dans celles de la société. À égalité ? Disons : concitoyens.
Voilà d’endormantes banalités me dira-t-on, entre bouillie soixante-huitarde et tableau de genre – réjouissante banalité qui fait mon quotidien depuis plus de vingt ans ! Mais enfin, tous ces incidents, toutes ces violences dont on parle ? L’autorité bafouée, l’obéissance rejetée, le travail méprisé ? Cela mérite réflexion et mesure.
Comment mesurer l’autorité ? À quoi la reconnaître ? À plusieurs reprises, au collège où j’ai enseigné, des collègues, fort bien intentionnés, sont venus s’inquiéter du bruit régnant dans ma classe : la « tenais-je » suffisamment ? Une classe pas trop bruyante, des élèves qui obéissent, acceptant les décisions et appliquant les consignes, tenant leur place : voilà donc quelques signatures de « l’autorité d’un prof », images familières que chacun entend et comprend. Elles sont mesurables, ce qui facilite le contrôle et le jugement, et sont donc attendues de tous, parents, collègues et hiérarchie comme élèves. C’est la dictature du « prérequis » : on attend un résultat qui devrait s’imposer d’emblée, quand le métier est fait de processus et de stratégies, de mouvements dans le temps. La question devient : où et quand chercher l’autorité ?
Ce matin, Delphine n’était pas présente à mon cours, le premier de sa journée. Bus en retard, elle a buté sur les grilles fermées du lycée et dû attendre sous la pluie l’heure suivante. Lorsqu’elle a pu enfin entrer dans l’établissement, elle a présenté sa carte de lycéenne à un surveillant qui la connaît fort bien mais eût été contraint de la retenir sans cela. Elle ne se dépêchera pas la prochaine fois et restera un peu plus chez elle, me dit-elle après s’être gentiment excusée en me croisant dans la cour. Comme les autres, à sa manière, elle se fait à la règle, quitte à protester vertement sur le moment auprès d’une gardienne ou d’un surveillant qui n’en peuvent mais, et à s’en jouer dès que possible. Que répondre ? Qu’en pratique, si je comprends bien, arriver à l’heure est plus important que collaborer au travail commun ? Qu’une carte de lycéenne compte plus qu’un lien social pour être reconnue ? Que la règle l’emporte sur le sens ? J’aurais préféré que Delphine parvienne, même en retard, jusqu’à la salle de cours, que nous puissions échanger et travailler ensemble. Cette règle piétine le sens et les subtilités de mon métier. Stupide ? Pas forcément – tout dépend comment l’on s’en sert. Mais elle m’est étrange, voire étrangère. Au lycée comme dans la vie, l’autorité, ce n’est pas moi : elle est ailleurs, toujours ailleurs. Elle s’exprime, mais ne réside pas. C’est son essence, ce qui la rend structurante.
Les adolescents en pratiquent volontiers l’expression, le verbe haut, la provocation facile. Ils s’entraînent et s’affirment, c’est la fonction de leur âge, un peu à tort et à travers. Dressés par l’expérience, ils comprennent souvent l’obéissance et le respect des règles comme une finalité du système. Ils s’attendent donc à ce que j’en exige le respect et que j’exprime l’autorité. C’est un terrain de jeu qui leur est familier : quoi de mieux qu’un adulte pour se poser en s’opposant ? Je veux bien jouer. Mais dans quel but ?
Cette année, une de « mes » classes de seconde est réputée « difficile ». Les premiers mois sont émaillés de prises de bec. Hassan, par exemple, parle à voix haute à tout bout de champ, se moque des autres, ne produit pas grand-chose, ignore mes remarques, conteste comme toute la classe une méthode de travail un peu atypique qui l’inquiète et tient tête. « On ne me crie pas dessus, Monsieur, vous n’êtes pas mon père », me répond-il, un peu menaçant, un jour où je hausse le ton. La reconnaissance d’une autorité est donc bien ancrée pour lui, mais il semble me la refuser. J’établis un rapport demandant une entrevue avec lui en présence du proviseur. Il arrive très combatif à cet entretien, ne s’adresse qu’au proviseur, refuse de me regarder, parle de « ce prof », « il », tandis que j’adopte un profil bas, évitant toute mise en cause, valorisant ses compétences devant le proviseur et expliquant une incompréhension. En bref, je me « couche » – nous en avons bien ri avec le proviseur. Par la suite, Hassan fait le superbe durant quinze jours, puis se met calmement au travail et continue aujourd’hui.
Mes élèves veulent tous réussir, une mauvaise note leur fait toujours mal. Sous la pression de leurs parents et des conseils de classe, ils cherchent une assurance dans la reproduction de ce qu’ils connaissent déjà, dans l’exécution contractuelle de consignes qui chacune rapportera tant de points – d’où des récriminations ou le découragement lorsqu’elle ne génère pas les résultats escomptés. De mon côté, je n’attends pas l’obéissance, mais la mise en mouvement. J’essaie de les pousser à sortir d’un cadre précédent – de la reproduction – pour pouvoir douter, s’interroger, découvrir. Je crée un vide en ne dictant rien, en ne proposant que de rares consignes et en notant rarement, quoiqu’avec bienveillance. Au début, ce n’est pas du tout rassurant ! Ils ont la sensation que je veux les mettre en difficulté face à l’autorité : leurs profs, leurs parents, le proviseur… Il fallait donc le prouver à Hassan : je ne suis pas l’autorité et, lorsque j’ai recours à celle-ci, symbolisée par le proviseur, c’est pour le valoriser. Quel est l’intérêt, dès lors, de s’opposer à moi ? J’ai ainsi fait appel à l’autorité pour déplacer un rapport à l’autorité mal positionné, pour montrer que l’obéissance n’est pour moi ni une finalité ni un objectif. Pour permettre une mise en mouvement, une prise de risque, une avancée vers le savoir.
Or, à mon expérience, il est deux choses que les élèves respectent toujours : la prise de risque et le savoir. Crâne rasé, sourcils épilés, ongles vernis, mon entrée en classe déclenche des mouvements divers en début d’année. Ça pouffe, clabote et raille. Des couloirs jaillissent quelques « travelo » ou « pédé ». Les chiots aboient. Manque de respect ? Sourire bienveillant, je laisse passer l’ébullition, puis au travail. Avec l’hiver viennent les questions : « vous êtes *** ? », « depuis quand ? », « comment ? » Curiosité. Je réponds, bien sûr. Reconnaissance mutuelle. Au printemps, acceptation et remarques complices ; respect pour cette (apparente) tranquille assurance à laquelle ils voudraient tant parvenir… L’autorité s’est établie progressivement, par la prise de risque, par la mise en avant de la « faiblesse », qui excite parce qu’elle déroute (elle est hors de leur jeu) et s’impose finalement parce que sans démonstration de supériorité, dans la confiance offerte et la complicité acceptée. Sans user, justement, de « mon » autorité. Celle que véhicule le système suffit, croyez-m’en ! Ce serait même la mettre en danger que de me mesurer à la fière jactance de jeunes mâles, à l’arrogance un peu dédaigneuse de jeunes princesses, tellement inquiets les uns comme les autres de ce précieux petit capital. On n’en déborde pas à cet âge, encore moins dans ces milieux sociaux, pourquoi tant chercher à leur en rabattre ? Autant délaisser ce terrain pour les attirer où ils ne me contesteront pas : le savoir.
C’est mon domaine, mes élèves me le reconnaissent pleinement. Trop sans doute : le savoir, surtout « universitaire », représente un monde dont beaucoup se sentent étrangers, qui les domine, ne leur paraît pas fait pour eux et qui peut les exclure (on peut lire ici l’intégration d’un stigmate social et la conclusion de leur expérience de l’école). Un monde pour tout dire inquiétant, dans lequel ils hésitent à entrer. Les connaissances, voilà qui est rébarbatif mais rassurant : on apprend, on répète et, si on échoue, c’est qu’on n’a pas assez travaillé. Mais le savoir, c’est risqué. D’où l’intérêt du jeu de la faiblesse et du déplacement de l’autorité – ailleurs, au-delà, à côté. En fuyant autant que faire se peut la confrontation sur le terrain attendu de l’autorité, je les amène à venir me chercher là où je pourrai désigner et leur reconnaître ce dont ils disposent mais qu’ils ignorent d’eux-mêmes : l’intelligence, les compétences. L’autorité sera alors reconnue, parce qu’elle aura reconnu, comme c’est son rôle. « Faites-en vos égaux, afin qu’ils le deviennent », écrivait Rousseau. Et l’on pourra travailler, c’est-à-dire affronter ensemble, côte à côte, ce qu’on ne connaît pas encore.
L’enseignant de banlieue que je suis ne propose ici rien d’autre, au fond, que la mise en œuvre des principes de Sun Zou : tâcher d’éviter l’affrontement, agir sur les stratégies des élèves plutôt que sur leur force, en privilégiant l’action indirecte, s’efforcer enfin de former des concitoyens intelligents et compétents plutôt qu’obéissants. Il me semble que dans ce territoire, les adolescents ne refusent pas l’autorité ; ils ne savent simplement pas toujours ni où ni comment la reconnaître et n’en sont pas toujours reconnus. Exprimer cette autorité de façon désordonnée ne favorise ni l’épanouissement intellectuel d’un adolescent ni son acceptation des règles de vie sociale. Elle n’est qu’un moyen parmi d’autres pour parvenir à « vivre ensemble », non une finalité. À se tromper ainsi sur le sens de l’autorité dans l’Éducation nationale, ne risque-t-on pas de compromettre la cohésion républicaine ?
Post scriptum : six mois après l’incident relaté plus haut, Hassan est venu me voir pour que je l’aide à réaliser un dossier sur l’islamophobie qu’il doit rendre à une collègue. J’en suis tout content. Et un peu fier…