La figure d’Abraham dont la Bible raconte l’itinéraire, est celle bien connue d’un départ et d’une longue marche. La mise en récit de son histoire nous enseigne mille choses sur le sens du départ, sur ses risques et ses joies, sur ses rencontres inévitables. Et aussi, et peut-être surtout, sur les transformations et les métamorphoses qu’un voyage au long cours aussi riche promet à celui qui accepte de se laisser embarquer dans une aventure dont il ne connaît à l’avance ni le terme ni le réel motif. L’Éternel dit à Abram : « Pars de ton pays, de ta patrie et de la maison de tes pères, dans le pays que je te montrerai [et] Abram partit, comme l’Éternel le lui avait dit. » Sans poser de question, sans mettre de condition, en toute confiance, Abram obéit.
À la différence d’Ulysse aux mille ruses, roi d’Ithaque, et dont l’odyssée est un interminable retour marqué par le sentiment de la nostalgie, un voyage initiatique merveilleux mais dont l’enjeu est de reprendre enfin sa place, dans l’ordre des choses, et telle qu’il l’avait quittée, Abram, lui, ne rentre pas, il part et ne revient jamais. C’est-à-dire qu’il ne sera plus exactement le même. Son nom sera d’ailleurs changé en Abraham, mhrba, et sa descendance, à la différence du héros grec au fils unique Télémaque, deviendra très nombreuse et remplira toute la Terre.
Le départ d’Abraham est sans retour et s’ouvre sur une nouvelle histoire, celle de toute l’humanité. Nous avons dans ce constat de « non retour » un premier indice que donne le récit biblique. Un indice selon lequel la réponse à l’appel de Dieu fait entrer le partant dans une histoire qui s’ouvre sur de l’inédit, un inédit que le texte nous mène à découvrir.
Selon le livre de la Genèse (Gen 12), Abram mène une vie sédentaire au moment de sa vocation. Il est bien implanté dans une culture urbaine et dans une famille, il est loin d’être seul. Mais voilà, la racine de son nom (rba), qui évoque l’idée d’« errer », de « s’égarer » et même de « se perdre » ou de « périr », peut nous faire penser, sans trahir l’esprit du récit, qu’Abram, si bien installé qu’il soit à Harran en Chaldée, serait resté lui-même, c’est-à-dire un peu « perdu » et « errant » en lui-même, si Dieu ne l’avait appelé, et s’il n’était pas parti. Par ce départ il deviendra lui-même, celui qu’il est pour nous, père d’une nation ou père d’un peuple innombrable, comme le signifie exactement son nouveau nom : Abraham.
Le départ, pour cet homme, comme pour chacun de nous, est alors déplacement sur les routes du monde – ici du territoire de la Mésopotamie, de Harran, ou même de Babylonie, d’Ur sur l’Euphrate, jusqu’au Nil en Égypte. Il le mène aussi dans un pays, celui de Canaan, et dans une ville, Hébron. Mais ce départ est aussi dépaysement intime, déplacement spirituel, reconfiguration et redéfinition de soi, après tant de mises en question et tant de découvertes. Partir, c’est risquer d’être un autre. C’est accepter d’être humain, autrement dit de changer, de grandir, de devenir adulte, de devenir « grand ».
Point de nostalgie ici, mais, au contraire, une leçon étonnante et inoubliable de pédagogie. Dieu, dans le récit de la Genèse, met Abram à l’épreuve de la vie, comme si ce récit, à l’image de celui d’Adam et Ève ou de Caïn et Abel, offrait une ouverture salvatrice sur les expériences inévitables que l’existence nous réserve, celles du choix et de la responsabilité, celle de la liberté, et, en fin de compte, celle de la confiance.
Adam et Ève n’ont pas fait le choix de la confiance en Dieu, et ils se sont enferrés dans des explications oublieuses et insuffisantes, se renvoyant la faute mutuellement. Caïn, pour sa part, n’a pas vraiment supporté d’avoir un frère, autrement dit n’a pas accepté de ne pas être le seul objet de la sollicitude de Dieu. Et il s’est laissé submerger par la jalousie et la violence, par sa défiance à l’égard de Dieu qui l’a amené à tuer. Il a préféré ne pas bouger en lui-même, il a préféré ne pas se laisser spirituellement et psychologiquement déplacer, il a décidé de rester droit dans ses pensées, dans sa posture, dans son image « idole » de soi. Au lieu de partir, symboliquement, il s’est mis hors de lui... physiquement.
Le texte biblique nous dit, par le récit de l’acceptation d’Abraham, qu’il est possible dans la vie de dire « oui », que nous pouvons toujours activer autre chose que la stratégie de l’esquive, de l’enfermement sur soi ou de la violence qui nous met hors de nous. Il est possible de « partir », de jouer le jeu, de faire confiance et d’oser se dire à soi-même qu’après ce « oui » inaugurant un départ et annonçant une séparation, plus rien ne sera comme avant pour soi et pour les autres.
Les conséquences de l’acceptation sont alors placées sous le triple signe de l’appel, de la bénédiction et de l’abondance de biens. Elles rappellent combien celui qui répond et qui part – sans savoir exactement ce que ce départ réserve – dépend de Dieu, place sa vie entre ses mains et lui fait une entière confiance.
- « Je l’ai appelé »
Dieu, en effet, appelle Abraham, comme l’énonce le prophète Ésaïe (És 51,2), et il le place dans une situation étrange : désormais, sa vie dépendra entièrement de ce que Dieu décidera. Peut-on imaginer que nos vies, aujourd’hui même, soient, elles aussi, placées sous le regard de Dieu, dans les circonstances d’un séjour à l’étranger, et qui plus est, peut-être, en milieu hostile ? Peut-on imaginer que dans les situations les plus désagréables, les plus vulnérables, les plus fragiles, elles soient malgré tout dans les mains bienveillantes de Dieu, alors même que nous n’en avons pas conscience ? Abraham n’était-il pas lui-même âgé, fragile, fatigué, plus préoccupé par le désir bien naturel d’une retraite tranquille que par l’attrait plein d’inconnu d’une aventure à vivre ? Je l’ai appelé, et il a répondu. J’ai trouvé à qui parler, se dit-il. Dieu aime les hommes qui osent et qui s’engagent. Abraham sera nommé « ami de Dieu »...
- « Je l’ai béni »
L’acte de bénédiction n’est pas seulement de l’ordre de la parole énoncée. La bénédiction est « passage à l’acte » de la part de Dieu. Ici, l’acte d’un « faire croître », d’un « faire grandir », d’un « fructifier », dans tous les sens du terme. Et Abraham, par la rencontre avec Sarah notamment, mais aussi avec Agar, la servante égyptienne, fera de cette bénédiction le signe d’une réussite historique et généalogique (en hébreu, tdlwt, généalogie et histoire ont le même mot pour se dire l’une et l’autre), si bien que le départ sera aussi nouveau départ, au sens familial du terme, occasion de nouvelles naissances et promesse de générations à venir. Peut-être y a-t-il là de quoi rire, comme le fait Sarah, vu l’âge de l’homme... (cent ans, Gen 21) et de la femme ! Toujours est-il que la bénédiction se réalise et qu’Isaac devient fruit d’une longue lignée, comme Ismaël pour une autre tout aussi longue.
Le départ est donc coupure, blessure et en même temps promesse d’un inconnu que l’on espère fécond. Exactement comme le symbolise le geste de la bénédiction qui l’accompagne au moment de prendre la route : celui qui l’accomplit pose les mains sur la tête de celui qu’il bénit, comme un signe d’« accueil », mais c’est pour une dernière fois avant de le laisser partir ; puis il les relève, et les laisse ouvertes et vides, blessées par ce départ annoncé, enfin il les tend, prometteuses de biens à découvrir et de mille bonheurs à vivre.
- « Je l’ai multiplié »
Cette idée de multiplication, de prolifération, de croissance renvoie évidemment à d’autres textes, dont celui du récit de la création (Gen 1, 22.28), où il s’agit de gérer et de faire croître, de vivre et de faire vivre la création dont l’homme a la charge et la responsabilité. Nous nous souvenons tous qu’« au commencement », comme dit le livre de la Genèse, qu’« au départ », donc, l’homme s’est trouvé placé en situation de responsabilité pour lui-même et pour les autres.
Il en va de même dans la mise en récit de l’aventure d’Abraham : l’homme ne court pas le monde pour lui-même ni ne trace sa route pour sa seule gloire. Il se découvre et découvre son prochain, sa femme, ses enfants, ses amis et ses ennemis et même des anges, pour se retrouver lui-même, pour se vivre pleinement homme, pour s’humaniser, et pour vivre dans son temps, dans la certitude que sa vie est pardonnée, portée par un amour. Quitte à assumer ses fragilités, ses trahisons, ses petitesses, ses lâchetés, sa finitude. Le récit du cycle d’Abraham raconte tout cela.
- L’ami de Dieu
Et, contrairement à l’Odyssée d’Homère où Ulysse, finalement, boucle la boucle et meurt tragiquement comme le destin et les dieux l’avaient prédit, la narration biblique du départ et du parcours d’Abraham n’en fera ni un héros ni un exemple mythique, mais simplement et pleinement un homme, comme Dieu les aime, un ami de Dieu. Car Dieu aime Abraham et garde sa vie, comme dit le psaume, à son départ et à son arrivée.
Cette qualification d’Abraham comme ami de Dieu (És 41, 8-10, 2 Ch 20, 7 Dn. Gr 3, 35, Jc 2, 23) se trouve évoquée jusque dans le nom même d’Hébron dans sa nomination arabe El-Halil (Er-Rahman) : la ville de l’ami (du Miséricordieux). Comme si le fait d’être aimé par Dieu avait quelque chose à voir avec l’acceptation, dans une pleine et entière confiance, d’un départ, d’une séparation, d’un choix de vie, sans autre certitude que celle d’être, précisément, accompagné par lui.
Peut-être faut-il voir alors dans cette amitié particulière qu’est l’amitié de Dieu, dans cette relation privilégiée de celui-ci avec ceux qui acceptent de vivre un exode, un dépaysement et tous les changements possibles et douloureux d’une compréhension renouvelée de soi et du monde, la trace de ce qu’est la grâce divine. Peut-être faut-il voir dans cette amitié le signe que tous ceux qui ont à connaître un exil, un départ, une déchirure, un arrachement aux siens, ne sont pas seuls dans leur voyage et leur errance mais, au contraire, sont mystérieusement accompagnés de lieu en lieu, de port en port, dans leur périple.
Cet accompagnement mystérieux, cette route que Dieu lui-même fait avec nous, où que nous soyons, la Bible en témoigne à chaque page. Et puisqu’il ne s’agit pas d’un rêve mais d’un récit dans lequel chacun peut entrer librement, alors il est possible de saisir l’occasion : Abraham partit comme l’Éternel le lui avait dit, et Dieu se mit en route avec lui, nomade à son tour, jamais installé, jamais enfermé dans un lieu, dans un sanctuaire, dans une idole, dans une chapelle ou dans un dogme. Il nous aime, nous met en route et lui avec nous. Et si nous avons manqué un départ, si nous avons hésité, il revient vers nous. Et, inlassablement, il nous rappelle et recommence avec nous.
Le Dieu d’Israël n’est pas le Dieu de l’éternel retour ramenant au bercail, mais celui de tous les commencements du monde et de toutes les terres promises, encore inconnues et toujours à découvrir. Il est le Dieu des promesses, tenues et cependant encore inaccomplies. Et avec lui, partir c’est vivre. Abraham, notre père à tous, est le premier des aventuriers.