N°13 | Transmettre

Franck de Montleau

L’indicible et l’ineffable

« Inimaginable, c’est un mot qui ne divise pas, ne restreint pas. C’est le mot le plus commode. Se promener avec ce mot en bouclier, le mot du vide, et le pas s’assure, se raffermit, la conscience se reprend. »

Robert Antelme (L’Espèce humaine)

L’inimaginable, l’ineffable, l’indicible, l’intransmissible… L’expérience de la mort confronte celui qui l’a vécue à l’impossibilité d’en rendre compte. Il y a là quelque chose qui se refuse à la pensée comme au langage, qu’il s’agisse de l’effroi éprouvé mais aussi, parfois, de l’incroyable légèreté de se vivre mort. Pourtant, certains de ceux qui se sont confrontés à la brutalité de l’action guerrière ou, pis, aux actions concentrationnaires et exterminatrices de l’État nazi ont cherché à transmettre par l’écriture un récit, un témoignage et, parfois, une réflexion sur l’expérience de vivre sa mort, sur cet espace que Primo Levi qualifie d’antihumain et sur la contamination d’inhumanité qui s’y trouve à l’œuvre.

L’œuvre de mort de l’univers concentrationnaire nazi : trois expériences faites de tourbillons, d’épreuves, de lutte pour la survie et contre l’effacement biologique et moral, d’observation de soi, des compagnons d’infortune comme des tortionnaires appuieront notre questionnement sur ce qui peut être ou non transmis, par la parole ou l’écriture, de l’effroyable et déshumanisante expérience des camps. Robert Antelme, déporté à Buchenwald et affecté dans un camp de travail situé à Gandersheim, livre dans L’Espèce humaine le récit circonstancié des conditions de vie brutales à l’intérieur des camps et des commandos de travail, tout en s’attachant à mettre en évidence la construction de hiérarchies parmi les déportés. Cet ouvrage, le seul qu’il écrivit, fut dédié à Marie-Louise, sa sœur morte en déportation.

Dans Si c’est un homme, Primo Levi réalise une description à la précision entomologique de la vie dans l’un des Lagers d’Auschwitz et des personnages qu’il y côtoie, sans parti pris explicitement exprimé, ce qui confère à son récit une dimension objectivante, empreinte de distanciation, sans que n’en soit absente une émotion toute en retenue.

D’architecture toute différente, le récit de Jorge Semprun L’Écriture ou la vie s’écarte de la linéarité temporelle et factuelle des deux précédents pour rendre compte d’une trajectoire biographique scandée de façon lancinante par l’assaut des souvenirs, obsessions et cauchemars attachés à l’expérience concentrationnaire d’une année à Buchenwald. Dans chacun de ces écrits ou dans leurs préfaces, les trois auteurs abordent la question de la transmission par le témoignage, écrit ou oral, de l’horreur des camps : est-il une relation possible ? Et ce qui saurait être dit pourra-t-il être entendu ?

À ces trois textes, nous ajouterons le très court récit à la troisième personne du singulier que fit Maurice Blanchot de son passage devant un peloton d’exécution dont, in extremis, il réchappa. L’Instant de ma mort, d’une scène d’épouvante va rapporter la sensation de grâce et de légèreté à l’instant du désarrimage définitif. Élection à la mort, à la vie ? Nous verrons aussi quel fut le terrible retour de ce moment d’extase, avec sa charge de culpabilité et de tourment d’injustice.

  • L’expérience de la mort

La mort, la mort horrible, peut-elle être dite par ceux qui l’ont côtoyée, plus que côtoyée, traversée ; mort qui s’inscrit comme événement de leur vie ? Quelles interrogations se sont posées à eux quant à la transmission de leur expérience ? Comment ont-ils tenté de s’y prendre ? Quel en fut le prix ?

La particularité des récits des camps est qu’ils décrivent la mort comme expérience vécue. Vécue, elle le fut par la multitude de ceux qui, autour d’eux, disparurent. Elle le fut aussi par l’expérience d’extrême dénuement physique et psychique. Transformation du corps, spectralisation remplissant d’épouvante et de honte ceux qui ne pouvaient s’observer qu’à travers leurs camarades décharnés, hâves, ou se contempler avec effarement à la faveur d’un métal poli ou d’une flaque d’eau. Alors que Jorge Semprun exulte de joie d’être libre, le 12 avril 1945, la rencontre avec trois officiers en uniforme britannique et l’épouvante qu’il lit dans leurs yeux lui font prendre conscience de son état de « cadavre vivant ». Il a alors la sensation très forte « de ne pas avoir échappé à la mort, mais de l’avoir traversée, d’avoir été, plutôt, traversée par elle. […] Je l’avais parcourue d’un bout à l’autre. […] J’étais un revenant, en somme ». L’effroi de ceux qui libérèrent les camps servit donc de miroir à ceux qui depuis longtemps avaient perdu toute espérance : « Depuis deux ans, je vivais sans visage. Nul miroir à Buchenwald. Je voyais mon corps, sa maigreur croissante, une fois par semaine, aux douches. Pas de visage sur ce corps dérisoire. De la main, parfois, je frôlais une arcade sourcilière, des pommettes saillantes, le creux d’une joue. »

L’absence d’espoir, l’atroce certitude de mourir là, la conviction que rien ne peut entraver l’inéluctable processus d’effacement du monde des vivants enfonce l’être dans le sentiment de sa propre mort. La privation de réactions affectives, d’amour-propre et de toute forme de stimulation, l’épuisement physique et psychique, l’abattement, le désarroi, le pessimisme fondamental et la perte de la foi en l’homme exercèrent une action dévastatrice sur ceux qui furent appelés les « musulmans ». Ayant renoncé à exercer la moindre influence sur leur vie ou leur entourage, ils étaient voués à une mort rapide. Primo Levi exprime l’intense désarroi qui accable et accélère le processus de destruction à l’œuvre : « Nous ne reviendrons pas. Personne ne sortira d’ici, qui pourrait porter au monde, avec le signe imprimé dans sa chair, la sinistre nouvelle de ce que l’homme, à Auschwitz, a pu faire d’un autre homme. »

Le récit de Maurice Blanchot tranche avec ceux de l’expérience concentrationnaire. L’Instant de ma mort livre, dans une tonalité neutre, un récit factuel en même temps qu’une méditation sur l’événement qui aurait dû, selon toute probabilité, le faire disparaître dans un acte de représailles des soldats de l’armée allemande. Il s’agit d’une écriture à la fois éthérée et incroyablement dense qui, sur moins d’une dizaine de pages, dit l’essentiel de la « mort vue en face » : la surprise, l’effraction, un sentiment troublant d’incroyable légèreté, le retour à la vie et la culpabilité qui s’insinue.

Alors que s’organise le peloton d’exécution, le jeune homme demande à ce que sa famille puisse rentrer dans le « château ». Puis, alors qu’il est mis en joue, il ressent un état proche de l’extase, difficilement descriptible : « Je sais – le sais-je – que celui que visaient déjà les Allemands, n’attendant plus que l’ordre final, éprouva alors un sentiment de légèreté extraordinaire, une sorte de béatitude (rien d’heureux cependant), – allégresse souveraine ? La rencontre de la mort et de la mort ? […] Désormais, il fut lié à la mort par une amitié subreptice. »

La diversion d’une bataille proche, l’éloignement de l’officier nazi et l’invitation à se sauver de l’un des hommes du peloton (en fait composé de Russes de l’armée Vlassov) lui permettent de s’éloigner et de se mettre sous le couvert du bois proche. Là, il reprend contact avec la réalité : la vie qui continue, la cruauté de la guerre, les représailles exercées sur d’autres, le « château » comme sa famille épargnés. Du transport extatique de la mort vécue, il recouvre la vie et connaîtra le poison de la culpabilité d’une vie sauvée, car « aux yeux des Russes, il appartenait à une classe noble ». Confronté au moment de grâce de l’extrême moment de sa vie, Maurice Blanchot témoignera longtemps après de la mort qui vit en lui et du prix à vivre.

  • La théorie de l’ineffable, une assignation au silence ?

« Ineffable : ce qu’on ne peut exprimer par des mots en raison de son intensité ou de sa nature. » Cette définition du dictionnaire Larousse, la plus concise et ramassée, est aussi la plus précise. Emprunté du latin impérial ineffabilis, « qu’on ne peut exprimer », cet adjectif vient qualifier, la plupart du temps, un sentiment (béatitude, extase), un concept (la liberté, Dieu, les mystères de la religion), un aspect de l’existence. S’il y a une impossibilité à rendre compte de ce qui est ineffable, on pourrait toutefois en avoir une connaissance de manière implicite, de l’intérieur.

Au début de son récit L’Écriture ou la vie, Jorge Semprun s’insurge avec colère et lyrisme contre la notion d’ineffable accolée à l’expérience des camps. Au contraire de l’opinion commune, il prône l’effabilité de l’expérience concentrationnaire : « On peut tout dire en somme. L’ineffable dont on nous rebattra les oreilles n’est qu’alibi. Ou signe de paresse. On peut toujours tout dire, le langage contient tout. On peut dire l’amour le plus fou, la plus terrible cruauté. On peut nommer le mal, son goût de pavot, ses bonheurs délétères. On peut dire Dieu, et ce n’est pas peu dire. On peut dire la rose et la rosée, l’espace d’un matin. On peut dire la tendresse, l’océan tutélaire de la bonté. On peut dire l’avenir, les poètes s’y aventurent les yeux fermés, la bouche fertile. »

Mettant en avant le courage insensé nécessaire à cette entreprise, il en pointe l’un des avenants : la répétition, la reviviscence de l’effroyable, le ré-engloutissement dans l’horreur d’une période jamais révolue : « On peut dire tout de cette expérience. Il suffit d’y penser. Et de s’y mettre. D’avoir le temps, sans doute, et le courage, d’un récit illimité, probablement interminable, illuminé – clôturé aussi, bien entendu – par cette possibilité de se poursuivre à l’infini. Quitte à tomber dans la répétition et le ressassement. Quitte à ne pas s’en sortir, à prolonger la mort, le cas échéant, à la faire revivre sans cesse dans les plis et les replis du récit, à n’être plus que le langage de cette mort, à vivre à ses dépens, mortellement. »

Ce faisant, il témoigne de l’impossibilité pour lui de se taire (le « on » étant chez Semprun une forme du « je » prenant à témoin et ralliant solidairement l’immensité silencieuse des morts et les survivants). De cette tâche dont il dit l’énormité, il sait l’impossible aboutissement, la dimension sisyphéenne et le caractère mortifère. Dans L’Écriture ou la vie, il évoque avec beaucoup de précision le contenu de ce qu’il va utiliser comme procédé narratif, à savoir l’expression clinique de la traversée de la mort horrible, le syndrome de répétition traumatique1 qu’il a présenté au sortir de Buchenwald, qui disparut une quinzaine d’années avant de resurgir comme prix à payer au moment où il se décida à l’écriture de son expérience du camp de concentration. « Krematorium, ausmachen ! » (« crématoires, éteignez ») : tel était l’ordre donné par le Sturmfürher SS, crié par les haut-parleurs du camp, lorsque les escadrilles alliées survolaient Buchenwald. Mots qui sortaient les déportés de leurs rêves de vie ; deux mots qui, depuis le retour, resurgissaient la nuit, le jour, à l’improviste, replongeant Jorge Semprun dans la – à jamais – réalité du camp, et suscitaient une perplexité mêlée d’angoisse quant à la réalité de son existence.

Neige, flamme orangée du crématoire et fumée : trois percepts qui revinrent obsessionnellement à la conscience de Jorge Semprun, générant mal-être et réminiscences, faisant revivre sans fin l’extrême solitude au milieu de la multitude sans cesse décimée et remplacée : « Il y aurait toujours cette mémoire, cette solitude : cette neige dans tous ces soleils, cette fumée dans tous les printemps. »

  • Témoigner, transmettre

Il est établi que les écrits dits « concentrationnaires » dépassent l’intention d’un témoignage centré sur l’effroyable de la vie des camps pour ouvrir à une réflexion plus large sur la condition humaine : le mal, l’inhumanité, la cruauté, la fraternité… C’est ce que souligne Lucie Bertrand à propos de l’ouvrage de Robert Antelme, mais que l’on pourrait étendre à d’autres récits. Elle souligne avec justesse que l’ambiguïté du titre du récit de Primo Levi, Si c’est un homme, renvoie à une douloureuse interrogation sur l’inhumanité : celle du bourreau ou celle de sa victime réduite à devenir moins qu’un homme ?

Nombre de ceux qui ont survécu n’ont voulu ou pu transmettre quelque chose de leur vie dans les camps. Primo Levi, avec d’autres, établit une distinction relative au rapport des rescapés à leur expérience de l’appareil concentrationnaire. Il y a « ceux qui refusent d’y retourner, d’en parler, ceux qui voudraient oublier sans y parvenir et sont tourmentés par des cauchemars, enfin ceux qui au contraire ont tout oublié, tout refoulé, et ont recommencé à vivre en partant de zéro ». Il s’agit de la majorité des survivants, meurtrie, silencieuse et ne souhaitant pas témoigner par elle-même. Ils ont souffert sans retirer de leur expérience un sens ou un enseignement, sans pouvoir l’inscrire dans une chaîne de signifiants. Ceux-là, pour Levi, font partie de la catégorie qui veut enfouir au plus profond ce « corps étranger » dépourvu d’une quelconque signification. Dans l’appendice écrit en 1976 de Si c’est un homme, il distingue cette population qui s’est retrouvée dans les camps « par accident » de ceux qui y étaient à la suite de leurs engagements politiques comme ceux qui présentaient des convictions fortes, religieuses notamment. C’est surtout parmi ces derniers que se retrouve la volonté de rendre compte.

Beaucoup de témoignages, oraux et écrits, soulignent au retour des déportés, dans le temps qui a suivi la Libération, l’urgence à dire ce qu’ils avaient vécu. Ce fut donc tout d’abord une logorrhée, une frénésie de paroles, un « véritable délire », comme le rapporte Robert Antelme : « Nous voulions être entendus, enfin. On nous dit que notre apparence physique était assez éloquente à elle seule. Mais nous revenions juste, nous ramenions avec nous notre mémoire, notre expérience toute vivante et nous éprouvions un désir frénétique de la dire telle quelle. » Dans le même temps surgit un malaise né de la disproportion entre l’expérience et les mots. Il s’agit de répondre à deux difficultés : transmettre à ceux qui n’ont pas connu les camps quelque chose tellement hors normes que les récits n’apparaissent pas plausibles ; d’autre part, la difficulté d’exprimer une expérience d’une charge émotionnelle telle que les mots viennent à manquer, le souffle à se couper.

Évoquant les premiers contacts avec les soldats américains libérateurs, Antelme souligne le gouffre qui les sépare : « C’est que l’ignorance du soldat apparaît, immense. Et au détenu sa propre expérience se révèle pour la première fois, comme détachée de lui, en bloc. Devant le soldat, il sent surgir en lui sous cette réserve le sentiment qu’il est en proie à une sorte de connaissance infinie, intransmissible. » Cependant, l’impératif de dire persiste malgré l’absence des mots, malgré l’absence d’interlocuteurs, malgré la douleur qui naît de l’expérience sans cesse revécue : « À peine commencions-nous à raconter que nous suffoquions. À nous-mêmes, ce que nous avions à dire commençait alors à paraître inimaginable. » La mise en mots qui doit permettre de faire comprendre et éprouver à l’autre une expérience qui enfreint scandaleusement les règles du vraisemblable se révèle une entreprise redoutable pour celui qui s’y essaye.

  • Alors, comment rendre compte ?

Dire l’horreur, dire l’humanité. L’acte de dire suppose l’adresse à l’autre. C’est donc, avant tout, une réinscription dans la communauté des hommes, quand bien même serait affirmée, ou constatée, l’impossibilité de la tâche. Hannah Arendt dans son écrit Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal a tenté de saisir dans sa substance le mal, ses origines et les ressorts qui ont rendu les camps de concentration possibles.

D’autres auteurs ont cherché à serrer au plus près l’expérience vécue par une approche descriptive. Mais la mise en mots de ces expériences extrêmes n’a pas été sans susciter de sérieuses difficultés. Robert Antelme et, quelques années plus tard, Jorge Semprun vont poser la question du recours à des procédés pas seulement de narration, mais aussi de transformation des histoires vécues pour permettre la réception et l’accueil du contenu vrai de leur expérience. Il ne s’agit pas pour autant d’introduire du romanesque dans leur récit, mais plutôt de construire une mise en forme qui ne transformerait en rien la réalité vécu, mais la rendrait assimilable, « écoutable » pourrait-on dire.

Le fait que les histoires rapportées soient vraies, nous dit Robert Antelme, ne suffit pas à ce qu’elles puissent être entendues : « Il faut beaucoup d’artifice pour faire passer une parcelle de vérité, et, dans ces histoires, il n’y a pas cet artifice qui a raison de la nécessaire incrédulité. Ici, il faudrait tout croire, mais la vérité peut être plus lassante à entendre qu’une fabulation. Un bout de vérité suffirait, un exemple, une notion. […] Il faudrait ajouter bout à bout toutes ces histoires où rien n’est négligeable. Mais personne n’a ce vice. Les consciences sont vite satisfaites et, avec quelques mots, se font de l’inconnaissable une opinion définitive. » Il s’agit, on le voit, de lutter, de ruser avec une résistance des esprits, puissante et tenace, qui tient au malaise suscité par une révélation qui met à bas les illusions positivistes de l’homme sur la civilisation et lui-même.

Ce malaise, du reste, précède les témoignages à la libération des camps. On retrouve très tôt le désir de ne rien savoir de ce qui s’y passe. En effet, les ramifications multiples du système concentrationnaire nazi aux niveaux industriel, commercial et administratif, la somme des institutions impliquées – universitaire, médicale, militaire, recherche… – permettent de réfuter la thèse de l’impossibilité de savoir en Allemagne l’existence de l’appareil des camps. Il était de notoriété publique – publicité en était faite par les autorités nazies à fins de dissuasion et de terreur – qu’une quantité considérable d’Allemands, opposants politiques, déviants sexuels, objecteurs de conscience, juifs… étaient privés de liberté et envoyés dans les camps. Avant même que ceux qui avaient subi l’internement parlent, ou gardent le silence, l’existence même des camps dans la population allemande faisait l’objet du silence. Comme le précise Primo Levi dans l’appendice qu’il apposa en 1976 à Si c’est un homme : « Ceux qui savaient ne parlaient pas, ceux qui ne savaient pas ne posaient pas de questions, ceux qui posaient des questions n’obtenaient pas de réponse. » Ne pas vouloir savoir était au fond la position du plus grand nombre, recouvrant soit une signification d’adhésion implicite au nazisme, soit une tentative d’écarter une part de responsabilité et de culpabilité collectives.

Jorge Semprun, révoquant le terme d’indicible accolé à expérience pour proposer « invivable », témoigne de la même conscience qu’Antelme quant à l’impossibilité de transmettre par le récit brut un témoignage vrai des camps. Il pose la nécessité d’un travail préalable qui rendrait compte de la substance de l’expérience vécue, plus importante à transmettre que l’articulation des événements et de la trame historique : « Ne parviendront à cette substance, à cette densité transparente que ceux qui sauront faire de leur témoignage un objet artistique, un espace de création. » Il s’agit de contourner non pas l’impossible des mots mais l’impossible transmission, par l’art et l’artifice, à l’instar du peintre Zoran Music, déporté à Dachau qui, vingt-cinq ans après sa libération, explore dans le cycle « Nous ne sommes pas les derniers » les visions de la vie concentrationnaire, visions qui sont revenues le hanter, d’abord dans ses cauchemars, puis dans sa production picturale, dessins et peintures. Dans une série d’entretiens, il évoque sous le vocable de « paysage » les collines de cadavres qu’au prix de sa vie il dessinait déjà, couché parmi les morts, dans le camp. Éric Mèle, dans un article consacré à l’héritage de Dachau dans l’œuvre de Zoran Music, montre combien cette tentative de mise en perspective de l’horreur se fait avec la pleine connaissance par son auteur du prix à payer, à savoir la replongée, à partir du syndrome de répétition traumatique, dans l’univers concentrationnaire.

Primo Levi évoque, concernant son expérience à Auschwitz, le « besoin de raconter », aussi violent à satisfaire que les besoins physiologiques primordiaux. La méthode de narration qu’il emploie dans Si c’est un homme peut surprendre. Par une approche quasi éthologique, il s’y livre, en tant que témoin, à une description minutieuse et objectivante des comportements des bourreaux comme des victimes. L’émotion, la douleur et la souffrance bien que présentes demeurent à l’arrière-plan du récit. Primo Levi se montre, au service d’une vérité qu’il s’emploie à faire émerger par l’observation et le compte rendu. L’exactitude est son arme et d’elle émergera, peut-être, la conscience de ce que fut le « trou noir d’Auschwitz ». La passion de comprendre qui est la sienne – dans son caractère comme dans sa formation scientifique – se muera dans un premier temps, face au mystère d’un mal aussi radical, en la passion de connaître.

Homme de passion, il l’est, mais sans débordements ni romantisme. Il aspire au bonheur tranquille des joies simples de l’existence. Ses amis le décrivent comme un homme paisible, discret, mais non sans humour ni perspicacité. De formation scientifique, titulaire d’un doctorat de chimie, il vouera sa vie professionnelle, avant puis après les camps, à l’exercice de son métier de chimiste. Après la chute de Mussolini le 25 juillet 1943, il tente de rejoindre un groupe de résistants antifascistes mais est arrêté le 13 décembre de la même année dans les montagnes du Val d’Aoste par la milice fasciste. Il est emprisonné au camp italien de Fossoli di Carpi puis livré aux Allemands et déporté à Auschwitz le 20 février 1944, avec six cent cinquante autres juifs italiens. Jusqu’à l’intérieur du camp s’étendit la passion d’étudier du chimiste. Primo Levi souligne que sa formation scientifique lui fit voir la population, les personnes qu’il eut à croiser dans le Lager comme un « échantillonnage […] abondant, varié et curieux », un « aliment » pour sa « curiosité ».

Mais derrière le bouclier de l’analyse froide et rigoureuse, faite comme de l’extérieur, parallèlement à sa volonté de s’extraire de la contamination des idées reçues, des bons sentiments et d’un quelconque supplément d’âme, transparaissent à chaque ligne de son écriture une sensibilité extrême, l’attention à l’autre et un amour de l’humanité souffrante que ses préoccupations pour sa propre survie n’entamèrent pas. Son analyse s’attache à cette humanité déchue, niée, en proie aux déchirements de la lutte cruelle pour la survie, des trahisons de certains pour arracher aux SS une parcelle d’autorité, de pouvoir auprès de leurs compagnons d’infortune vis-à-vis desquels s’exerçait, de leur part, un terrible mépris, émergence d’une nouvelle frontière, d’une hiérarchie qui les extrayait du bas et leur permettait, peut-être, d’augmenter leur chance de survie.

De l’instant de rupture que constitue la mort, Maurice Blanchot nous exprime quelque chose d’essentiel. Sa plume, dans son troublant suspens, dit l’importance et le caractère décisif de cet instant, l’instant de (sa) mort. Elle pointe un temps de rupture qui fait vaciller les certitudes et efface la subjectivité. L’usage anodin du vocabulaire de la litanie mystique : légèreté, béatitude, allégresse, extase renvoie au caractère intraduisible de l’expérience de solitude essentielle qu’il traversa, à l’instant critique de sa mort, instant toujours en instance à partir de ce jour-là. De l’« ouverture de ce mouvement infini » de l’instant tient l’espace poétique de Blanchot.

  • Bâtir une fiction qui tient pour un récit

Transmettre l’expérience de la déshumanisation ne se heurte pas plus à une absence de représentation qu’elle ne requiert de vocabulaire spécifique. En témoignent les récits de l’univers concentrationnaire d’Antelme, Semprun, Levi, qui atteignent, sous des approches et des formes différentes, cet objectif. Rendre compte de l’expérience de rencontre avec la mort – dans les camps ou ailleurs – relève d’une impossibilité, car l’effraction traumatique de l’appareil psychique dans la confrontation du sujet à sa propre mort est hors d’accès pour la pensée et par conséquent intraduisible par les mots. Qu’il s’agisse de l’effroi ou de cet incroyable sentiment de légèreté que décrit Blanchot, seul un long travail (par exemple à travers la création artistique ou un travail thérapeutique) visant à lier l’événement traumatique à la trame de l’existence et, ce faisant, à l’extraire d’une contingence pure permettra au sujet de s’extraire, au moins en partie, de l’emprise mortifère du trauma. 

1 Le syndrome de répétition traumatique est constitué d’une association de symptômes en relation directe avec un événement traumatique au cours duquel le sujet a été radicalement confronté à l’expérience de sa propre mort. Il peut s’agir de cauchemars ou de reviviscences à l’état de veille d’une ou plusieurs scènes ou percepts à caractère traumatique avec une précision extrême, quasi hallucinatoire. Plus indirectement, peuvent s’y retrouver des comportements d’évitement, voire de confrontation volontaire à ce qui vient rappeler le ou les événements traumatiques. Ce syndrome peut être interprété comme une tentative inconsciente par l’appareil psychique de répéter ce qui n’a pu être par nature assimilé, la mort, dans une tentative vaine et sans cesse réitérée de maîtrise.

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