Situé dans un des hauts lieux de la mémoire nationale – l’Hôtel national des Invalides –, le musée de l’Armée est un établissement public administratif du ministère de la Défense dont les missions ont été définies par décret (n° 92-271, 26 mars 1992). Celui-ci stipule que le musée est chargé « de maintenir et de développer l’esprit de défense dans la nation, le goût de l’histoire militaire, le souvenir de ceux qui ont combattu et sont morts pour la patrie et la mémoire des gloires nationales militaires ; de contribuer à l’éveil de vocations au service des armes ; d’assurer la conservation, la présentation et l’enrichissement de ses collections ».
Il est donc ainsi clairement stipulé que les missions purement « scientifiques » – conserver, présenter et enrichir l’un des éléments essentiels du patrimoine muséal de l’armée de terre – se doublent de ce que l’on pourrait qualifier de « missions de citoyenneté ». Le musée de l’Armée doit donc transmettre non seulement un patrimoine, mais aussi des éléments de la mémoire ainsi que des valeurs nationales, et contribuer à l’entretien du lien entre la Nation et son armée devenue professionnelle. On peut donc, en schématisant à l’extrême, définir le musée de l’Armée comme n’étant pas seulement un « musée sur l’Armée » mais un « musée national de l’Armée ».
Cette mission impartie à l’établissement dans son ensemble – le parcours muséal commence de fait au xve siècle avec la date symbolique de 1445, passage de l’armée féodale à une armée de terre permanente – est fort évidemment encore plus au cœur de ses problématiques face aux enjeux de mémoire que sont les conflits contemporains. Concevoir la muséographie des différents espaces traitant de ces conflits a conduit les équipes scientifiques impliquées – la conservation du musée, les différents conseils scientifiques et les fondations partenaires – à s’interroger sur les différents moyens de transmettre cette mémoire et ces valeurs, tout en demeurant dans un cadre patrimonial et historique.
- Un lieu
Force est de constater que l’Hôtel national des Invalides est tout sauf un lieu neutre. Le directeur de l’établissement public ne porte-t-il d’ailleurs pas le titre officiel de « gardien des trophées et des tombeaux » ? Haut lieu de la mémoire nationale, les Invalides hébergent d’ailleurs depuis 1967, sur décision du général de Gaulle, la grande chancellerie de l’ordre de la Libération. Cet héritage, cette symbolique si forte ont aussi conduit l’Association des Français libres, puis la Fondation Charles de Gaulle à œuvrer avec le musée de l’Armée à la réalisation d’espaces muséographiques. Le film biographique multi-écrans produit par la Fondation Charles de Gaulle se termine d’ailleurs par une symbolique « entrée de Charles de Gaulle dans l’Histoire aux Invalides » au travers d’une vue aérienne depuis l’Arc de triomphe – de la place Charles-de-Gaulle au dôme des Invalides, via les Champs-Élysées.
Mais si le bâtiment n’est pas neutre, il n’est pas non plus vierge de toute utilisation antérieure. Les espaces consacrés au musée de l’Armée se trouvent pour l’essentiel des deux côtés de la cour d’honneur, dans les ailes dites « d’Orient » et « d’Occident ». Cet éparpillement du musée est l’héritage du passé puisqu’il est né, en 1905, de la fusion de deux musées que l’on peut qualifier d’antagonistes à la fois par leur localisation physique, leurs objectifs et leurs collections : le musée d’Artillerie, sorte de « musée des Arts et Métiers des polytechniciens et des ingénieurs de l’armement », et le musée historique de l’Armée, « musée du panache et des beaux uniformes » d’une armée qui, en 1896, rêve de la revanche et des provinces perdues.
Cette dichotomie des collections se retrouve aussi dans les espaces eux-mêmes. Une grande partie de l’aile Occident, transformée en espace de musée dès le milieu du xixe siècle, est beaucoup moins cloisonnée que les espaces symétriques d’Orient, transformés à une époque ultérieure où l’on a beaucoup mieux respecté les espaces et les circulations originelles. La muséographie est donc là pour résoudre ces antagonismes en adaptant le contenu – le discours historique et scientifique – au contenant – le bâtiment.
Un exemple radical d’adaptation est l’Historial Charles de Gaulle, creusé sous une cour moyenne des Invalides, seul moyen de disposer d’un « plateau » suffisant pour la réalisation d’un auditorium de deux cents places. Le maître d’ouvrage retenu répondit au cahier des charges en proposant non pas un auditorium lambda dans un coin de la cour, mais une salle de cinéma dédiée au cœur même de l’espace. Cet ancrage de l’Historial au sein du bâtiment est encore renforcé par l’architecture de cette salle : des gradins flottant au sein d’une coupole renversée en bois renvoyant à la coupole du dôme. L’installation de la salle multi écrans détermina le reste de la muséographie en réservant les quatre « coins » de la cour aux expositions permanentes multimédias et en donnant un sens scénographique – l’anneau « marche du siècle » – à l’espace circulaire situé entre les deux.
Autre exemple d’interaction contenu/contenant : le département des Deux Guerres mondiales, réalisé en deux fois ; sa conception muséographique est là aussi directement liée au site. La première partie du département, installée dans une aile nouvellement affectée à l’établissement, avait deux contraintes fortes de situation : constituer la « fin d’un futur ensemble plus vaste » et se terminer obligatoirement au sud pour que le visiteur puisse ensuite se diriger vers le musée de l’ordre de la Libération. D’où un parcours en trois niveaux de visite, descendant du troisième étage « 1939-1942 » au premier étage « 1944-1945 » via le second niveau « 1942-1944 ». Le reste du département, ouvert au public quelques années plus tard, traîte lui de la période « 1871-1939 » et ce sur deux niveaux. Le choix structurant de l’établissement fut d’installer le changement entre les deux à la fin de la bataille de la Marne. Le visiteur change donc d’étage mais aussi de siècle, si l’on considère que le xxe siècle, « siècle des totalitarismes », est né dans la boue des tranchées de la Grande Guerre.
Cette implication du site dans son ensemble se retrouve constamment à une échelle plus fine. Les exemples abondent de cette « adaptation des espaces au discours et du discours aux espaces ». Prenons l’exemple de la césure entre le deuxième et le troisième plateau de visite de la partie Seconde Guerre mondiale. L’escalier dit nord emmène directement le visiteur depuis l’espace d’exposition « Overlord » du deuxième étage vers un espace carré servant d’entrée au premier niveau et ayant pour dimensions les deux tiers de la largeur du bâtiment. Le visiteur doit donc traverser en diagonale cet espace carré pour continuer sa visite, évitant ainsi un espace rectangulaire correspondant au dernier tiers du bâtiment.
Cette « entrée » étant clairement en « vis-à-vis », la muséographie choisie est tout naturellement celle de deux espaces qui se font face : l’un consacré à l’« exploitation d’Overlord », la bataille de Normandie, et l’autre au débarquement de Provence. Le visiteur circule entre deux panneaux de verre sérigraphiés qui cloisonnent et délimitent l’espace, les vitrines étant derrière ces panneaux. Chaque panneau comporte une carte de France reprenant chacun des deux débarquements et leur exploitation, les cartes comprenant aussi une double frise chronologique avec les progressions planifiées par les états-majors et les réalités des combats.
On peut donc tout à la fois voir le détail des deux débarquements et de leur exploitation – le « retard » des opérations en Normandie, le succès inattendu des opérations de Provence –, mais aussi le lien entre elles puisque les cartes se « terminent » par la jonction des troupes françaises (2e db, 1re Armée) en Bourgogne. Un « objet phare », la jeep du général de Lattre, est mis en place dans la perspective pour « appeler » le visiteur depuis l’entrée et ne pas risquer ainsi de le décontenancer par son arrivée dans un espace aussi contraint. Enfin, le dernier tiers « perdu » pour le parcours est transformé en lieu de projection d’un film grand écran racontant la campagne de Provence vécue par un combattant anonyme de la 1re dfl, de son émotion à « toucher la terre de France » à celle de retrouver en Bourgogne ceux avec lesquels « ensemble on a combattu dans les sables du désert ».
- Des collections
Les collections du musée de l’Armée sont bien évidemment le moyen privilégié de transmettre ce discours scientifique et ces valeurs de citoyenneté. La « devise » utilisée par le musée pour résumer dix années de travaux de redéploiement de ses collections et de réhabilitation de ses espaces d’exposition – le projet athena pour « Armes techniques histoire emblématique nation armée » – est de « passer du musée d’objets au musée d’histoire ».
Il ne faut pourtant pas se méprendre sur le sens de cette formule, véritable « slogan fédérateur » qui, comme toutes les formules, doit être analysé et pas seulement pris au pied de la lettre. Toute la politique du musée n’est évidemment pas d’opposer les objets – ses collections – au message – les objectifs –, mais tout au contraire de construire l’indispensable dialectique entre le propos du musée renouvelé et ses objets, qu’ils soient issus de ses collections ou acquis pour l’occasion.
Le rôle de l’objet dans un « musée d’histoire », tel que peut être le musée de l’Armée aujourd’hui où s’achève le plan athena, est d’être en rapport rigoureux avec le fait historique et d’être porteur à la fois d’une information technique et d’une mémoire individuelle.
Le fait historique a pour « fil rouge » l’histoire de l’armée de terre permanente de la France, de sa création en 1445 jusqu’à nos jours. Le parcours s’organise chronologiquement, avec des décrochements thématiques. Il s’appuie sur les trois figures nationales emblématiques des trois grandes périodes de l’histoire d’une armée qui fut tour à tour, et parfois par alternance, royale, impériale et républicaine : Louis XIV, le « roi bâtisseur » des Invalides, Napoléon 1er qui y repose et Charles de Gaulle dont les « collections liées » représentent, si on y inclut le musée de l’ordre de la Libération, la principale superficie de visite aujourd’hui proposée aux Invalides. Ce fait historique est donc essentiellement illustré par des objets qui sont systématiquement « datés » ou pris comme représentatifs d’une période donnée : le fusil modèle 1936, qui sera utilisé sur une longue période, ou le « fantassin de 14 » porteur d’une série d’équipements conçus sur plusieurs décennies.
L’information technique est donc une des autres réalités de l’objet. Il est opportun de préciser le calibre d’une arme, son poids ou sa portée, de donner des explications techniques sur une arme à charge creuse, une machine à crypter Enigma ou un poste radio émetteur utilisé par la Résistance.
Mais l’objet est aussi, et tout autant, porteur d’une mémoire, et partant d’une émotion individuelle. Traditionnellement, le musée présentait à la fois des objets génériques anonymes et des souvenirs de « grands hommes ». L’uniforme d’un goumier marocain voisinait avec le bâton du maréchal Juin. Avec athena, il s’est ouvert aux « obscurs », aux « sans-grade » en présentant les objets personnels de quelques-uns des millions de combattants qui ne sont plus ainsi des « anonymes ». Une photo, quelques lignes de biographie, et tout jeune visiteur d’aujourd’hui peut appréhender le fait que la guerre n’a pas été menée par des « vieux » anciens combattants, mais par des hommes et des femmes qui avaient parfois son âge. Cette approche conduisit aussi à exposer dans les espaces dédiés à la Première Guerre mondiale les objets personnels des « obscurs » officiers subalternes Alphonse Juin et Henri Giraud.
Certains objets exposés ont une force émotionnelle considérable. Citons comme emblématique une simple chaise en bois retrouvée dans un local où étaient torturés des résistants. Présentée retournée, les pieds en l’air, elle porte sous son assise le texte suivant : « En toute amitié à mes camarades masculins et féminins qui m’ont précédé et qui me suivront dans cette cellule. Qu’ils gardent leur foi. Que Dieu évite ce calvaire à ma bien-aimée France. » L’artisanat de tranchée, les canons de fusil Lebel tordus par les effets de l’artillerie lourde, les objets retrouvés dans l’église d’Oradour, les ceintures ou les peignes réalisés par des déportées résistantes de Ravensbrück pour garder leur féminité et leur dignité, et tant d’autres objets aussi poignants témoignent ainsi aux visiteurs de ce que furent ces deux grands conflits.
Un parcours muséographique cohérent s’articule donc autour d’objets « structurants » ayant un caractère emblématique ou significatif pour chaque séquence ou sous-séquence considérée. Les nombreux autres objets présentés, les œuvres graphiques des riches collections de l’établissement, les photographies – pour l’essentiel issues des fonds du musée et de l’Établissement de communication et de production audiovisuelle de la Défense (ecpad) – contribuent ainsi à une illustration diversifiée du discours historique puisqu’il faut constamment éveiller la curiosité du visiteur, sans oublier que la vocation d’un musée est de présenter les pièces majeures de ses collections au public. La richesse de celles-ci variant suivant les époques et les thèmes abordés, la muséographie doit donc en tirer le meilleur parti avec le triple souci de respecter la cohérence du discours historique, de stimuler l’intérêt du visiteur, mais aussi de lui faire vivre un moment agréable et instructif.
- Des moyens de médiation
Outre les collections proprement dites, le parcours muséographique se transmet aussi au moyen de ce qu’il est convenu de désigner sous le terme d’outils de médiation.
Le premier niveau de médiation est celui directement lié à l’œuvre, à savoir son cartel explicatif. Dès la réalisation de la partie 1939-1945, les équipes du musée ont voulu dépasser le simple titre générique, typique du « musée d’objet », au profit de textes explicatifs avec des niveaux de lecture différents. À titre d’exemple, un uniforme d’auxiliaire féminine de la Royal Air Force (raf) s’accompagne d’un texte de « premier niveau » consacré au rôle de ces combattantes durant la bataille d’Angleterre, puis d’un texte de « deuxième niveau » sur le rôle des femmes dans la guerre dans la démocratie britannique, texte que le visiteur peut croiser avec celui accompagnant l’uniforme d’une auxiliaire de la Luftwaffe.
Ces textes liés aux objets se complètent avec des panneaux de séquences ou de sous-séquences et des titres génériques associés aux vitrines. De nombreuses cartes, des schémas, des tableaux numériques peuvent eux aussi transmettre des informations claires au visiteur, y compris au non-francophone si l’on sait recourir aux pictogrammes aisément compréhensibles par tous.
À ces différents vecteurs classiques s’ajoutent des moyens plus techniques. Au contraire des grands établissements anglo-saxons – encore que ce type de dispositifs commence à se développer considérablement en France –, le musée de l’Armée s’est toujours senti peu d’affinités avec les reconstitutions. À l’inverse de l’Imperial War Museum de Londres, on ne trouvera pas de Blitz experience ou de Trench reconstitué aux Invalides. La seule réalisation entreprise qui relève de l’artefact muséographique répond à l’impossibilité de rendre compte des premiers actes de résistance par des objets ou des documents. Des fac-similés d’affiches annonçant les exécutions d’otages furent donc collés sur la reconstitution d’un mur de Paris en 1941 : graffitis, lacérations et V gravés témoignent ainsi de ce que furent les premiers actes individuels de résistance.
Enfin le musée a évidemment recouru – et tout particulièrement dans ses espaces contemporains – au multimédia. Les espaces du département des Deux Guerres mondiales présentent ainsi près d’une cinquantaine de documents audiovisuels que l’on peut regrouper en trois typologies. Les « films d’ambiance », diffusés sur de grands écrans parfois doubles ou triples, proposent une immersion du visiteur dans les combats d’Omaha Beach, la guerre des tranchées, la liesse teintée de deuil de l’armistice du 11 novembre, ou encore la Bataille de France. Les « films didactiques », le plus souvent présentés sur des bornes qu’on peut qualifier d’optionnelles, apportent au visiteur des informations supplémentaires sur des sujets « transversaux », comme « la guerre aérienne en 14-18 », ou des approfondissements sur des événements ponctuels, comme l’attentat de Sarajevo ou la bataille de Koursk. Quelques « films objets », présentés et traités comme des œuvres en soi, complètent ces présentations. L’exemple le plus représentatif est un film des frères Lumière montrant le 27e bataillon de chasseurs alpins à l’exercice, qui se trouve être les plus anciennes images animées de militaires en uniforme.
Mais les Invalides ont aussi fait place, avec l’Historial Charles de Gaulle, département du musée de l’Armée inauguré par le président de la République en février 2008 après trois ans et demi de travaux menés de concert par l’établissement public et la Fondation Charles de Gaulle, à l’archétype même du recours aux nouvelles technologies disponibles en matière de muséographie. Le parti pris des concepteurs fut d’emblée de réaliser un « monument audiovisuel » s’appuyant sur le patrimoine visuel et sonore laissé par un homme dont l’action publique est intimement liée à son usage des médias, « général micro » devenu le premier chef de l’État à savoir ainsi se jouer de l’« étrange lucarne ». L’objectif est bien évidemment de ne pas diffuser des images pour elles-mêmes mais de les décrypter et de transmettre leurs contenus au visiteur ainsi immergé dans l’histoire et qui se bâtit son propre parcours de la connaissance via son dispositif individuel d’audioguidage infrarouge.
L’Historial est donc le lieu de la transmission du savoir par l’image, au moyen de dispositifs techniques très variés – murs dynamiques, dalles tactiles, théâtre optique, livre interactif, dispositifs infrarouges… – qui sont eux-mêmes mis en œuvre scénographiquement. C’est cette scénographie interactive par sa diversité – et par son ancrage physique dans des « objets » comme la sphère-mappemonde, le livre ouvert, la maquette de Paris libéré… – qui fait la particularité, l’unicité d’un lieu qui diffuse des archives ou des productions audiovisuelles qui pourraient toutes – à l’exception du film grand écran spécifiquement conçu autour de sa salle de cinéma dédiée – se visionner sur un cédérom ou un site Internet, mais sans autant de force ni d’intérêt que ces images arrivent à transmettre au sein même de l’Hôtel national des Invalides.