La revue Inflexions consacre ce nouveau numéro à la transmission. Le choix du thème est pertinent et correspond à l’évolution profonde d’une culture militaire advenue dans la seconde moitié du xxe siècle pour passer des problématiques de stratégie et de guerre à celles de la défense et de la paix. Le mot transmission est pris ici dans le sens intellectuel d’usage courant, bien au-delà du sens originel, technique et militaire, ce qui nous amène à réfléchir à la signification d’usages nouveaux.
- Du sens des catégories linguistiques
Dans un numéro consacré au thème de la transmission, il convient de noter l’importance actuelle des réflexions qui cherchent à en préciser le sens, les vertus, les difficultés. L’emploi du substantif, la transmission, volontiers utilisé aujourd’hui au lieu du verbe transmettre, invite à s’interroger aussi sur l’usage des catégories linguistiques mêmes. L’emploi du mot dans le domaine intellectuel ou moral est d’ordre récent. Les dictionnaires comme le Grand Larousse ne le signalent pas. Le terme est traditionnellement réservé à la physique ou au droit, transmission de la lumière, du mouvement, de l’héritage.
Transmettre des connaissances, c’est le rôle de l’école, afin de former des esprits et des citoyens conscients dans la démocratie. Longtemps on ne s’est pas interrogé sur ces finalités définies à l’origine de l’école publique par Jules Ferry, tant elles allaient de soi. Le choix du substantif transmission, qui tend à s’imposer de façon récente plutôt que le verbe, n’est pas dépourvu de signification. Il accentue l’importance de l’acte, marquant le passage d’un agir à une finalité ; d’une modalité à un résultat sur lequel porte le sens. La transmission acquiert ainsi une valeur d’absolu, donc de devoir, avec les risques que cela comporte de survaloriser, de sacraliser l’acte.
Cette valorisation ne signale-t-elle pas du même coup une difficulté ? La transmission présentée en soi se charge d’un sens social, devient valeur collective. L’emploi du mot transmission au sens plein souligne l’adhésion à susciter pour que le message devienne inhérent à qui en est l’héritier. Héritage qui le met en situation de représenter la société qui est la sienne, elle-même héritière du passé commun. La transmission acquiert ainsi peu ou prou la valeur d’un impératif catégorique.
Mais comment fonder aujourd’hui la nécessité historique, sociale et individuelle de la transmission ? De quel savoir, de quel public s’agit-il, qui est l’autorité donatrice ?
Nous sommes au cœur de questions vives et complexes que le ministère de la Défense a dû régler de façon impérative au terme de deux conflits mondiaux qui ont conduit à définir pour l’armée une culture de la paix. L’Éducation nationale tente d’affronter ces problèmes dans un contexte de rupture générationnelle, de mutations dans la culture, plus lourdement encore de rupture dans la civilisation consécutive aux deux conflits mondiaux.
- Les apories de la transmission
Dans ce contexte, l’enseignement de la Shoah à l’école, présent aux trois niveaux de la scolarité en France, est un sujet hautement problématique. En témoigne l’émotion collective toujours attachée à la question.
Cet enseignement concentre les apories de la transmission et, en ce sens, est un révélateur des problèmes généraux posés à notre époque qui s’interroge sur la valeur de l’expérience, la possibilité de la réception pour de jeunes esprits plongés dans le monde de l’instantané. Quand la concomitance des informations l’emporte sur la structuration historique, quelle place, quelle utilité de l’expérience à transmettre à la postérité ? Le romancier espagnol Enrique Vila-Matas répond par un pied de nez : « Avoir à transmettre quelque chose à la postérité est, en fait, un problème, un très gros problème et une source d’emmerdements1. »
Les élèves d’aujourd’hui sont tous nés après la chute du mur de Berlin, dans une Europe fondée sur l’alliance franco-allemande ; d’autres répartitions géopolitiques sont venues remplacer l’opposition des deux blocs. La disparition du monde qui vit s’élaborer et se réaliser la solution finale est un fait. Comment dans ces conditions avoir accès à ce qui demeure, malgré toutes les explications historiques données, une énigme noire, le plan systématique d’élimination d’une partie de l’humanité à qui on refusait justement cette appartenance ?
Revenons à Péguy. Après l’affaire Dreyfus, un jeune homme va trouver l’écrivain : « Il était si docile. Il avait son chapeau à la main. Il tournait son chapeau dans ses doigts. Il m’écoutait, m’écoutait. Il buvait mes paroles. Il se renseignait. Il apprenait. Hélas, il apprenait de l’histoire. Il s’instruisait. Je n’ai jamais aussi bien compris qu’alors, dans un éclair, aussi instantanément senti ce que c’était que l’histoire ; et l’abîme infranchissable qu’il y a, qui s’ouvre entre l’événement réel et l’événement historique. […] Jamais je ne vis dans un tel éclair, dans un tel saisissement, qu’il y a le présent et qu’il y a le passé2. »
Or l’événement de la Shoah inatteignable à la pensée de jeunes esprits a pourtant conditionné le monde qui est le nôtre, ses refus, ses hantises, toute la construction juridique et pénale destinée à poursuivre partout où il a lieu le crime contre l’humanité.
Comment rendre actif le savoir sur la Shoah pour que l’élève en tire une capacité à juger et agir conforme au respect de l’humanité ? Tel est le paradoxe à résoudre : un passé inconcevable et lointain, et des valeurs partageables par tous à l’heure de la mondialisation. Sur le thème de la Shoah, le savoir est censé se transposer comportements ayant valeur universelle : contre la xénophobie, le racisme, l’antisémitisme. L’éducation est en la matière l’acte d’instituer au sens ancien, comme on institue un héritier, un homme conscient, responsable. Y a-t-il, doit-il y avoir une permanence dans la transmission de la Shoah, et pourquoi ?
- Transmission et rapport au présent
Faire parler le passé dans le présent pour surmonter l’abîme du temps n’est pas soumission à une quelconque valeur d’actualité qui permettrait de déformer allégrement le sens de l’événement. Le tribunal du présent est souvent une source d’aberrations. Il s’agit de respecter l’identité de l’advenu, sans instrumentalisation à des finalités contemporaines, loin d’analogies superficielles. Mais le sens de l’événement passé est pourtant lié à l’évolution de l’histoire, de la recherche, des techniques.
La Shoah en est un exemple édifiant si l’on songe que l’événement lui-même a nécessité des années pour être identifié, désigné, analysé. En France, à la fin des années 1960, le film Le Chagrin et la Pitié, qui rompait avec la vision d’une France unanime et résistante, ne mentionne pas l’extermination juive. Plus encore, dès 1954, la journée nationale de la déportation ne le fait pas non plus, excluant ainsi l’aspect massif qui en est aujourd’hui l’incarnation. En Israël, premier pays concerné, il faudra le procès Eichmann, en 1961, pour ouvrir la voie à l’intégration de la Shoah dans l’histoire nationale.
Les déportés revenus des camps ont souligné l’incapacité de faire entendre à leur retour des récits dérangeants qui écartaient du sursaut d’énergie collective nécessaire à la reconstruction de régions en ruines. Le récit de Primo Levi, Si c’est un homme, n’eut que très peu de lecteurs à sa parution en 1947 en Italie. L’histoire comporte aussi une histoire de la réception.
L’historiographie de la Shoah illustre clairement le décalage entre l’événement et sa réception, la nécessité d’une attente pour qu’émerge à la conscience collective le nouveau, l’inouï. Un type d’événement qui n’avait jamais eu cours et contrevenait à la définition même de l’humanité ne put être entendu sans un délai.
Très tôt, l’historien Raul Hilberg, présent en Europe à l’ouverture des camps comme soldat américain, a engagé son œuvre monument La Destruction des juifs d’Europe (1961) en la fondant sur les archives allemandes. Monument fondateur de l’histoire de la Shoah qui sera complété au fil de plusieurs décennies, et d’abord publié à compte d’auteur. Des faits, des chiffres, loin de tout appel à la mémoire.
En France, Serge Klarsfeld s’engage également tôt, anticipant très largement la conscience collective dans le recensement des juifs déportés de France ; son Mémorial de la déportation des juifs de France est la base de bien des études menées ensuite. Ainsi, aux plans européen et national, au plan mondial même, les bases d’un savoir historique furent posées de façon décisive avant que le besoin de mémoire ne se manifeste.
Mais comment faire entendre l’inconcevable porté par des chiffres et des statistiques quand, avec le déroulement du temps, ni le souvenir collectif, ni la mémoire familiale ne sont plus porteurs des traces ? C’est le cas maintenant pour la troisième génération à qui il faut enseigner.
- Histoire et témoignage
Dans la décennie 1980, le film Shoah de Claude Lanzmann et le procès Barbie ont amené ce retour de mémoire. Les témoignages que le film ou le procès ont su faire entendre avec une force exceptionnelle ont donné à l’événement passé, assumé par un sujet racontant et revivant l’expérience, sa valeur de présent.
Shoah, le film, réalisé à partir d’interviews de témoins retrouvés à travers le monde qui ne s’étaient jamais exprimés, a produit des récits emblématiques, des illustrations de cauchemars et de tortures surpassant toute imagination, comme seul l’art peut en créer. Simon Srebnik, survivant de Chelmno, avait treize ans à l’époque. Il ouvre le film, enfant adulte qui chante à nouveau dans la barque comme il le faisait pour les SS. Abraham Bomba, retrouvant le geste du coiffeur accompli tant de fois à Treblinka, puise aussi dans une mémoire refoulée au fond du corps. Ils sont l’un et l’autre parmi les figures incarnées de la plus haute souffrance humaine. La mémoire est ici créatrice et redonne tout le poids du présent au passé.
Les témoignages du procès Barbie à Lyon relatif au massacre de quarante-quatre enfants juifs et de leurs éducateurs, à travers le récit de mères épargnées et aussi de déportés, ont ramené au présent des épisodes vieux de quarante ans.
Dans ces années-là, répondant à la demande de témoignages au plus près, les anciens déportés ont avec détermination témoigné dans les classes par des récits qui ont permis de construire une première approche – le mot approche convient en effet – de l’extermination dans les camps nazis. Tout ce pan de mémoire orale, enregistré, filmé a eu un rôle pédagogique considérable jusqu’à aujourd’hui. D’où l’inquiétude née à la perspective de la disparition progressive des témoins.
- Enseigner la Shoah dans les classes
À travers les récits personnels, une victime, jeune à l’époque, comme le sont les élèves auxquels elle s’adresse dans les classes, marque de sa subjectivité, de ses émotions, l’événement exorbitant raconté – « j’ai vécu » – et humanité – « j’ai survécu et suis là devant vous pour témoigner ». C’est une médiation essentielle que celle d’un sujet.
Comment en effet répondre à la mission éducative pour transmettre l’inconcevable qui défie à la fois la raison et l’humain ? « Le nazisme constitue encore, quarante ans après sa chute, une sorte d’énigme pour la raison historique », écrivait François Furet. Ce fut le propos souvent rapporté des officiers nazis à Auschwitz : « Ici, il n’y a pas de pourquoi. » Défi à l’humain également, comment transmettre ce qui est négation de notre condition telle qu’elle a été pensée par trois siècles de foi dans le progrès ?
L’utopie d’une évolution historique positive, fondée sur le partage du savoir, est consubstantielle à l’école. La pédagogie s’appuie sur la foi en la connaissance pour engendrer un progrès moral. Dès la Renaissance, cette conviction s’affirme ; de Thélème à Jules Ferry et au-delà, elle a soutenu le développement de l’école. Or Auschwitz a produit un mal impossible à intégrer, sous quelque angle que ce soit, dans le développement du progrès humain. Une rupture. « Dans le monde où Auschwitz a eu lieu, l’histoire ne peut plus apparaître comme l’épopée du sens3. »
Est-il une transmission de l’humanité perdue par une nation qu’illustraient ses penseurs, ses artistes, un pays de la plus haute culture ? Comment s’y prendre face à des enfants, des élèves qui retirent de leur apprentissage une vision de l’homme ? La mission est difficile et l’embarras des enseignants justifié. Comment ? Jusqu’où ? Toutes les objections sont recevables, le traumatisme, la perte de confiance dans le devenir, le sien propre pour l’enfant ou l’adolescent, le risque d’identification, la culpabilité. Comment trouver le chemin de crête entre empathie et distance, analogie et compréhension ? Comment faire recevoir en sachant garder la distance ?
- Les étapes de la transmission
On a dénoncé dans cette approche de mémoire le risque de substituer la compassion à la réflexion, une instantanéité sans vertu formatrice à un travail réflexif qui transforme.
Revenons à l’organisation de l’école. Comme cela a été souligné, l’enseignement de la Shoah est présent aux trois niveaux de l’enseignement. L’apprentissage est à construire selon un parcours progressif, qui prend en compte l’âge, les connaissances acquises et la capacité d’abstraction. Il faut, en classe, avoir à l’esprit un tel parcours et relier les trois paliers d’initiation sur un thème aussi capital et aussi difficile. Pour préciser, on voudrait reprendre le sens de trois expressions très utilisées, les différencier, et montrer en quoi elles ne sont pas substituables et en quoi elles concernent des niveaux distincts d’âge et d’apprentissage, même s’il y a des recoupements : travail de mémoire, devoir de mémoire, culture de mémoire.
- Travail de mémoire
À l’école primaire, le récit d’enfant déporté est la porte d’accès à l’inconcevable. Le succès mondial immédiat dès sa parution du Journal d’Anne Frank en est l’exemple privilégié. À partir des récits, il est possible de restituer le contexte de vie des enfants, de leurs familles. La description des maisons de l’ose ou de la Maison d’Izieu pendant la guerre dresse tout le panorama des dangers, des humiliations, des épreuves pour les enfants juifs : la mise à l’index d’une partie de la population, la traque immense à travers un pays, la sauvagerie renforcée des nazis au fur et à mesure de l’avancée de la guerre, l’attitude de la population et les formes de la collaboration ou de la résistance.
Le thème des enfants traqués, déportés ou sauvés renvoie à des listes de noms, à des portraits. Le nom ou le visage, comment mieux faire entendre pour des élèves l’importance de la personne dans l’ère de la mondialisation, la place de l’individu unique et irremplaçable ? Se transmet ainsi sous une forme concrète le respect de l’autre et la confiance en soi. Les récits de parcours et de traque à travers un pays entier introduisent une première réflexion sur la violence absolue et le sens de la démocratie.
Les souffrances de la discrimination, de l’arrestation, de la séparation parlent directement aux enfants, ce sont des souffrances universelles, connues à différents degrés par chacun. L’émotion suscite la curiosité, le désir de savoir. Elle est le prélude à un apprentissage. Le récit est la première forme de compréhension sur le sujet et il est possible pour les enseignants d’extrapoler à partir de là les événements et les faits recevables par les enfants ; de poser les thèmes d’une première réflexion.
- Devoir de mémoire
On s’est interrogé, à juste titre, sur cette « extravagante injonction »4. Devoir de mémoire ? En quoi la mémoire, dont les œuvres de la modernité nous ont appris les caprices et les incertitudes, pourrait-elle être de commande, sinon comme contrainte abstraite dénuée de tout effet ?
L’injonction formelle et morale est inopérante. Risque d’indifférence, de culpabilité, de révolte. Si l’on évoque avec les jeunes le devoir de mémoire, et cela semble nécessaire, il est à mettre en relation avec la volonté des nazis d’effacer toutes les traces du crime, aussi bien dans le langage que dans les installations mises en place.
Il suffit de penser au lexique en usage dans les camps d’extermination, de consulter à la Maison de Wannsee le compte rendu de la réunion de janvier 1942, mémorandum de la solution finale, rédigé en langue administrative statistique et indécelable. Il suffit de penser à ce que fut, lors de la débâcle et du chaos final, la folie démentielle des marches de la mort pour évacuer les derniers déportés des camps et ne rien laisser derrière soi.
L’oubli appartenait bien au projet initial d’extermination. Il en est une composante essentielle. À ce titre, la nécessité de mémoire appartient à l’Histoire. Et les élèves de tout âge peuvent le comprendre. En ce sens, la mémoire est acte de résistance. Ce fut d’ailleurs la réaction des déportés dès leur entrée dans le monde inconcevable du camp : résister et survivre pour témoigner, malgré l’angoisse. Témoigner du fait majeur advenu, l’atteinte profonde à la solidarité humaine, l’abolition totale du lien humain. Une menace contre la civilisation et l’espèce : suppression aussi des Tziganes, des handicapés, des débiles mentaux… Le refus de l’autre, par décret de non-appartenance à l’humanité. Plus de six millions de victimes innocentes réclament un peu de survie dans la mémoire : des noms, des visages… une obligation qui s’est révélée de plus en plus opérante avec le passage du temps.
Mais ce devoir ne saurait être traité comme obligation catégorique s’appliquant à tous les niveaux scolaires. Il ne s’agit surtout pas de faire porter sur des élèves de quelque pays qu’ils soient, une culpabilité, la responsabilité d’une réparation. La seule réparation est la connaissance de ce qui fut. Elle doit être graduée en fonction de l’âge.
C’est au lycée seulement, au terme d’années d’étude de l’histoire et de la littérature, de l’ensemble des disciplines, qu’une compréhension du lien entre les générations peut être établie, que la relation entre les hommes d’époques différentes peut être posée, par exemple ce que nous devons aujourd’hui à l’engagement des alliés. Donner le sens de la solidarité humaine à travers les époques.
La définition intemporelle du lien humain est chose difficile à percevoir pour la jeunesse, surtout aujourd’hui. L’apologie en vogue des formes de la spontanéité, de l’immédiateté risque de rendre obsolète le sens de notre relation au passé. La déperdition de mémoire menace. « On ne coexiste plus comme jadis avec les ancêtres et on s’éloigne dangereusement de la culture de la mémoire5. » L’écrivain Enrique Vila-Matas, amoureux de sa ville, Barcelone, y décèle désormais un collapsus général dans la passivité. Or, comme l’a formulé un des grands auteurs contemporains, Wilfried Georg Sebald, « se souvenir des morts nous distingue des animaux »6.
Il s’agit bien d’un apprentissage scolaire à conduire à travers les disciplines. Non de fidélité bloquée à un patrimoine, mais de compréhension vive du présent.
Si l’on se tourne vers une source de notre monde occidental, Rome, la ville, l’Urbs, et la civilisation qui s’y engendre sont redevables à un acte de piété au regard du passé. Énée abordant aux rivages de l’Italie où il est destiné à fonder la nouvelle civilisation après la chute de Troie en est le symbole. Sa descente aux enfers pour y retrouver son père est le prélude à la fondation nouvelle. Respect du passé, transmission du flambeau. Qu’en est-il au xxie siècle après Auschwitz ? Quel lien à notre culture, à notre conception de l’homme ?
- Culture de mémoire
Après le refoulement consécutif à un événement sans précédent, la nécessité d’intégrer Auschwitz dans le récit qui constitue l’histoire des hommes s’est peu à peu imposée. « La représentation de l’homme dans la culture européenne est impossible sans Auschwitz », écrit Imre Kertész dans son dernier ouvrage au titre éloquent : L’Holocauste comme culture7. Auschwitz appartient à l’histoire de l’humanité, nous en sommes tous redevables. La découverte d’un mal absolu à travers le tableau précis et monstrueux des horreurs dressé par les historiens et les témoins hante la conscience collective. Comme une parabole universelle dont nous détenons les archives. La Shoah a ouvert l’ère de la négativité sans possibilité de s’y soustraire, comme le résume le titre d’un essai : De la destruction comme élément de l’histoire naturelle8.
Pour intégrer cette rupture absolue que signifie la Shoah, l’art seul permet de « passer par l’épreuve du feu qu’est la confrontation morale et existentielle avec l’Holocauste »9. Sans transiger, sans volonté de se dérober, l’artiste invente dans le plus grand péril personnel l’expression apte à incarner une expérience inédite, meurtrière, comme Paul Celan dans ses poèmes, ou Jean Améry, revenu des camps, dans son ouvrage Par-delà le crime et le châtiment. La monstruosité du crime a dévalué les formes romantiques de la création, dont le langage doit être réinventé pour transmettre. Pour reprendre la phrase souvent citée Theodor W. Adorno, sur laquelle il était d’ailleurs revenu, on ne peut plus écrire et créer de la même façon après Auschwitz. Les prestiges d’une rhétorique classique et d’un lyrisme romantique risquent de tomber à plat.
Simplicité, dépouillement, ellipse, telles sont les marques stylistiques de l’art qui vient après la Shoah. Ainsi le vide chez le plasticien Christian Boltanski, la béance restée ouverte entre deux immeubles à Berlin près du cimetière juif et les pans de mur où sont notés les noms des habitants et la date de leur disparition. Dans l’écriture, la démarche d’enquête, commune aux derniers ouvrages parus.
La mémoire apparaît comme le principe directeur de la création la plus contemporaine. Le film Shoah, si précurseur, ouvrait cette phase lors de sa sortie en 1985. Tentative de mémoire la plus refoulée chez des victimes qui ne s’étaient jamais exprimées. L’ensemble des témoignages recueillis et construits constitue un miroir de réfraction pour ce qu’il est impossible de fixer. Ceux qui traversèrent l’épreuve, questionnés par l’auteur, y retournent pour ainsi dire en étrangers, nous manifestant par là même toute la différence qui sépare le vivant qui existait à l’entrée du camp du survivant qui en est sorti. Une autre identité.
Citons quelques œuvres en témoignage de l’emprise de la mémoire : celle de Boltanski et la chambre noire de ses installations ; les tableaux d’Anselm Kiefer où l’exploration des textes fondateurs est recouverte par les traces d’Auschwitz. Dans l’écriture enfin, les œuvres inclassables de Sebald, auteur allemand né en 1944, exilé volontaire à Londres, qui associe dans ses écrits l’incertitude des identités à une précision maniaque pour décrire lieux et objets ; un auteur absorbé totalement par la recherche des traces d’un monde disparu qui menace de quitter aussi la mémoire des hommes. Une archéologie du monde d’avant Auschwitz et des blessures qui l’ont atteint à jamais.
Ce sont toutes des œuvres tendues, difficiles, qui dans la négativité absolue, nous disent qu’il y a cependant quelque chose à sauver, pour quoi se battre : un élan, une folie qui participent du désir de transcendance en l’homme. Une certaine passion de l’invisible se loge au cœur de l’art. Sans cette recherche, la connaissance du monde risque d’être sans enjeu, ne suscitant ni curiosité ni désir. Selon le héros d’un roman récent inspiré par le résistant polonais Jan Karski qui ne fut pas entendu dans les messages très informés sur la Shoah qu’il transmit en direct au monde occidental : « J’ai parlé, on ne m’a pas écouté ; je continue à parler, et peut-être m’écouterez-vous : peut-être entendrez-vous ce qu’il y a dans mes paroles et qui vient de plus loin que ma voix ; peut-être que dans ce message qu’on m’a transmis il y a plus de cinquante ans, quelque chose résiste au temps et même à l’extermination10. » Le prestige actuel de la photographie, le goût des portraits anonymes répondent à cette aspiration. Des visages exigent de nous d’être regardés, un instant de survie. Une exigence de rédemption.
Pour conclure sur un sujet aussi complexe et problématique, quelques recommandations peuvent être préconisées.
- Comme en tout enseignement, plus encore pour celui-là, la transmission repose sur l’information, la sensibilité de l’enseignant, sa capacité à construire une initiation en phase avec son auditoire.
- La nécessité d’ancrer dans l’histoire la rigueur des références, le choix de détails précis et significatifs sont les meilleurs garde-fous contre l’idéologie et les engouements à la mode.
- Loin des stéréotypes, le devoir de mémoire ne saurait être brutalement imposé comme un impératif sans contenu, comme un commandement moral non fondé. Il est la réponse à l’effacement voulu par les nazis.
- Pour transmettre la Shoah, le recours aux œuvres d’art s’impose. La bande dessinée de Tomi Ungerer, l’histoire de l’ours, celle des enfants cachés par différents dessinateurs apportent d’emblée la distance indispensable quand on s’adresse à de jeunes enfants.
- La lecture et la relecture de Si c’est un homme de Primo Levi, la vision des séquences du film Shoah de Claude Lanzmann font accéder à la singularité d’une expérience par l’universalité du langage créé. Au plus noir de l’inhumain, elles témoignent de l’aspiration au dépassement.
1 Enrique Vila-Matas, Journal volubile, Paris, Bourgois, 2009.
2 Cité par Alain Finkielkraut, La Mémoire vaine. Du crime contre l’humanité, Paris, Gallimard, 1989.
3 Alain Finkielkraut, Une voix vient de l’autre rive, Paris, Gallimard, 2000.
4 Alain Finkielkraut, ibid.
5 Enrique Vila-Matas, op. cit.
6 Winfried Georg Sebald, Campo Santo, Arles, Actes Sud, 2009.
7 Imre Kertész, L’Holocauste comme culture, Arles, Actes Sud, 2009.
8 Winfried Georg Sebald, De la destruction comme élément de l’histoire naturelle, Arles, Actes Sud, 2004.
9 Imre Kertész, op. cit.
10 Yannick Haenel, Jan Karski, Paris, Gallimard, 2009.
1 Enrique Vila-Matas, Journal volubile, Paris, Bourgois, 2009.
2 Cité par Alain Finkielkraut, La Mémoire vaine. Du crime contre l’humanité, Paris, Gallimard, 1989.
3 Alain Finkielkraut, Une voix vient de l’autre rive, Paris, Gallimard, 2000.
4 Alain Finkielkraut, ibid.
5 Enrique Vila-Matas, op. cit.
6 Winfried Georg Sebald, Campo Santo, Arles, Actes Sud, 2009.
7 Imre Kertész, L’Holocauste comme culture, Arles, Actes Sud, 2009.
8 Winfried Georg Sebald, De la destruction comme élément de l’histoire naturelle, Arles, Actes Sud, 2004.
9 Imre Kertész, op. cit.
10 Yannick Haenel, Jan Karski, Paris, Gallimard, 2009.
1 Enrique Vila-Matas, Journal volubile, Paris, Bourgois, 2009.
2 Cité par Alain Finkielkraut, La Mémoire vaine. Du crime contre l’humanité, Paris, Gallimard, 1989.
3 Alain Finkielkraut, Une voix vient de l’autre rive, Paris, Gallimard, 2000.
4 Alain Finkielkraut, ibid.
5 Enrique Vila-Matas, op. cit.
6 Winfried Georg Sebald, Campo Santo, Arles, Actes Sud, 2009.
7 Imre Kertész, L’Holocauste comme culture, Arles, Actes Sud, 2009.
8 Winfried Georg Sebald, De la destruction comme élément de l’histoire naturelle, Arles, Actes Sud, 2004.
9 Imre Kertész, op. cit.
10 Yannick Haenel, Jan Karski, Paris, Gallimard, 2009.