« L’emploi le plus considérable du royaume. »
Louis XIV, définissant en 1695 la charge de secrétaire
d’État à la Guerre dans un mémoire
adressé à Charles-Maurice Le Tellier,
archevêque de Reims et oncle de Barbezieux
La place des armées et de leur administration dans notre pays résulte non seulement de leur utilité et de leur importance statistique dans l’appareil d’État comme dans la société (conception traditionnelle), mais également de leur performance intrinsèque (conception contemporaine), laquelle ne peut aujourd’hui être garantie que par une certaine identité de méthodes et de moyens avec une administration civile dominante et un secteur privé dynamique.
Pour autant, l’administration militaire « créée dans l’armée et pour l’armée », pour reprendre la formule d’une concision parfaite du baron Vauchelle dans son Cours d’administration militaire1, n’est pas réductible à l’administration de droit commun. Encore aujourd’hui, elle s’en distingue par son objet (les forces armées et le soldat dans tous les aspects de sa vie sous les drapeaux2), par son organisation fortement imbriquée dans celle des armées, par son personnel spécialisé en partie militarisé et projetable, ainsi que par certains de ses modes de fonctionnement particuliers.
Comme les ordres religieux patiemment réformés au fil des siècles afin de retrouver la pureté originelle d’une vocation première, l’administration militaire a supporté – et supportera encore, n’en doutons pas – bien des vicissitudes depuis sa création par ordonnance de Jean le Bon, le 30 avril 1351.
Longtemps unique administration organisée sur un pied moderne, à partir du règne de Louis XIV et jusqu’à Louis-Philippe, elle s’impose comme support incontournable de l’activité régalienne par excellence qu’est la conduite de la guerre, accompagnant de sa prévoyance l’agrandissement du royaume. Suit ensuite, à partir du Second Empire, une première période de confrontation à la modernité et de concurrence avec d’autres activités étatiques au cours de laquelle, cependant, l’ampleur des conflits armés ramène souvent l’attention sur son irremplaçable utilité. Enfin, au terme d’un xxe siècle tourmenté, avec les modifications structurelles d’une économie mondialisée sur un globe instable, une nouvelle confrontation à la modernité portée par les technologies de l’information la sort d’un certain engourdissement et renouvelle son organisation comme ses modes d’action au profit d’armées à nouveau en campagnes aux quatre coins du monde.
- xviie siècle et début du xixe siècle :
la matrice de l’administration moderne
Dans une conception encore restreinte des attributions régaliennes de l’État où l’éducation, les soins hospitaliers et les secours aux personnes sont pris en charge par l’Église et la charité privée, où la justice est encore largement privatisée par la noblesse terrienne avec ses juges seigneuriaux, où les impôts sont affermés à des cartels de financiers, où les intendants administrent les provinces avec un ou deux secrétaires particuliers et subdélégués, l’armée et la marine de Louis XIV – après les réformes conduites par Le Tellier, Louvois ou Colbert – font véritablement figure de précurseurs d’une organisation moderne de l’État. Les deux départements de la Guerre et de la Marine accaparent l’essentiel des activités ministérielles, administratives et industrielles – armement, fortifications, constructions navales3, habillement, subsistances – du pays.
Lorsque jusqu’à 80 % des ressources de l’État, sans compter la vaisselle d’or et le mobilier d’argent du roi fondus pour abonder des ressources fiscales insuffisantes, sont consacrées aux dépenses militaires certaines années du règne, la place des officiers, « d’épée ou de plume », ne peut qu’être rehaussée par la masse de la finance consacrée à l’armée et à la marine, par l’importance numérique des effectifs alignés et par l’activité guerrière constamment entretenue pour garantir la sécurité du « pré carré » dessinant définitivement la physionomie territoriale de la France.
L’ensemble des forces vives du pays, et plus particulièrement les officiers militaires et civils, œuvrent pour le bien collectif – « la gloire du roi et le bonheur de ses peuples » – et non pour le bien-être particulier des citoyens. L’administration, dans son ensemble et avec ses éléments spécialisés dédiés aux armées, est au service quasi exclusif des armées du roi engagées sur plusieurs théâtres et les règles sont édictées sans autre considération que leur utilité. Les commissaires des guerres deviennent munitionnaires, conseillers d’État, parfois ministres comme Colbert, au gré des circonstances et des opportunités, comme le montrent les travaux de Daniel Dessert sur le monde de la finance de cette époque4 ; les intendants des provinces frontières deviennent intendants d’armées et, parfois, contrôleurs généraux des finances comme Moreau de Seychelles sous Louis XV.
La même analyse peut encore être faite sous la Révolution, l’Empire, la Restauration (expéditions d’Espagne en 1823 puis d’Alger en 1830, qui marquent l’apogée d’une intendance rationalisée, nouvellement créée en 1817, et se révélant d’emblée en mesure de soutenir efficacement les « projections » respectives de cent mille et quarante mille hommes), voire même jusqu’en 1870, tant il est vrai que la guerre soutient constamment l’action diplomatique et les nouvelles ambitions coloniales des régimes successifs. L’intendance demeure la première et, sans doute, la plus prestigieuse administration du pays.
En ces temps où la haute finance et l’industrie n’ont pas encore capté vers elles toutes les élites, l’administration des armées attire la fine fleur des fils de bonne famille avec des passerelles faciles à emprunter, mais aujourd’hui disparues, vers le Conseil d’État et la Cour des comptes. L’aura dont jouissent les intendants et les sous-intendants militaires se manifeste à travers une pyramide des grades attractive, des titres nobiliaires et des décorations largement distribués, une considération et une aisance matérielle certaines, sans oublier le principal : les lauriers ou la gloire attachés aux fonctions occupées, parfois assimilables à celle de ministre ou de gouverneur dans les pays ou provinces conquis ou assujettis.
Trois brefs aperçus de « carrières », qui ne sont pas parmi les plus connues, serviront d’illustration des parcours très ouverts sur la société civile et le monde politique qu’offraient les circonstances de l’époque : Petiet, Beyle et Denniée.
La carrière administrative de l’intendant général Petiet débute en 1775, sous Louis XVI, lorsque ce gendarme de la reine devient subdélégué de la généralité de Rennes. Elle se poursuit sous la Révolution comme commissaire des guerres en Vendée sous les ordres de Hoche. Membre du Conseil des anciens en 1795, il devient ministre de la Guerre sous le Directoire5. Conseiller d’État en 1799, président de la section de la guerre, il se retrouve, après Marengo, président de la commission de gouvernement de la République cisalpine avant de devenir commissaire général de l’armée du camp de Boulogne et l’auteur d’une réorganisation complète des services administratifs. Intendant général de la Grande Armée réorientée vers l’Autriche (celle d’Austerlitz…), il meurt le 25 mai 1806, épuisé par le labeur, quelques jours après avoir été nommé sénateur. Napoléon accorde au souvenir de son mérite et de sa probité les honneurs du Panthéon.
Sans comparaison possible car ô combien plus modeste, le parcours d’Henri Beyle, cousin de l’intendant général de la Grande Armée Pierre Daru et plus connu sous son nom de plume de Stendhal, est également intéressant. Nommé adjoint provisoire au commissariat des guerres le 29 octobre 1806, titularisé le 11 juin 1807, il devient en janvier 1808, sans considération de son grade ni de son ancienneté dans le corps, intendant du département de l’Ocker en Westphalie. Nommé auditeur au Conseil d’État en 1810, il reprend du service comme commissaire des guerres à vingt-neuf ans pour la campagne de Russie en 1812 ; il s’illustre à Smolensk en ravitaillant l’armée qui retraite avec trois jours de vivres, la sauvant de la famine ; en 1813 on le retrouve brièvement intendant de Sagan en Silésie, bien loin de sa chère Italie… Certes, sa vocation et son génie étaient ailleurs, pour autant, son expérience militaire, qui nourrira certains de ses romans, est loin d’être négligeable.
Enfin, il convient de tirer de l’oubli le baron Pierre-Paul Denniée, fils de l’ordonnateur en chef de l’armée d’Italie Antoine Denniée, décoré de la Légion d’honneur après Austerlitz et collaborateur administratif du major général Berthier jusqu’en 1813. En 1823, il devient secrétaire général du ministère de la Guerre et, en 1830, est désigné comme intendant en chef de l’expédition d’Alger, pourvoyant à la logistique d’un corps expéditionnaire de quarante mille hommes (sans compter vingt mille marins). Afin de remplir sa mission, il prend d’abord conseil auprès du banquier Benjamin Delessert, pour finalement traiter avec la maison Seillière la constitution, dans un délai de moins de deux mois, des énormes approvisionnements nécessaires6.
Ces trois biographies, trop brièvement résumées, illustrent une administration militaire qui, totalement dédiée au soutien d’armées très actives en ce début du xixe siècle, reste au centre de l’appareil administratif de l’État et en prise directe avec les plus hautes autorités politiques comme avec les acteurs majeurs de la société civile, avec souvent des modes d’action partenariaux très contemporains, dont l’examen sortirait du strict cadre de cet article. Comme sous l’Ancien Régime, et malgré la Révolution, les apparentements et les réseaux familiaux entre administrateurs militaires, financiers et munitionnaires, issus des mêmes milieux, facilitent tout à la fois les carrières et l’efficacité du système administratif.
- xixe et xxe siècles : le bouleversement des équilibres
Le Second Empire, avec le bouleversement considérable d’une révolution industrielle enfin appuyée par un système financier adapté, modifie radicalement le paysage de la France. D’autres centres d’intérêt économiques apparaissent, arbitrés in fine par l’État : les mines, l’industrie, les chemins de fer, le transport maritime et fluvial, qui donnent un nouvel essor au commerce.
L’intendance reste encore omnipotente et assure ses missions pour le compte d’un commandement se désintéressant souvent des questions d’administration et de logistique dont elle assure l’essentiel de la charge (elle englobe alors sous sa coupe le train et le service de santé). Au fil des campagnes militaires de plus en plus difficiles du règne de Napoléon III, les prémices de l’industrialisation de la guerre, en Crimée, en Italie comme au Mexique, auraient dû démontrer avec encore plus d’acuité qu’auparavant la nécessité d’une liaison étroite entre la tactique et le soutien logistique et administratif. La guerre de 1870 relègue définitivement l’empirisme organisationnel – et l’on pourrait hélas ajouter tactique… – d’une armée française qui n’a pas su suivre le mouvement et a « décroché » face à une mobilisation de tous les moyens, rationnellement maîtrisée par la Prusse et ses alliés.
La défaite engendre la réforme : la loi du 16 mars 1882 sur l’administration de l’armée vient consacrer un nouvel équilibre ainsi qu’une liaison plus marquée entre le commandement et l’administration de l’armée (qui allait de soi du temps de Napoléon Ier). Elle constitue cependant une première étape d’un cantonnement bientôt inéluctable. Il s’agit d’ailleurs de la dernière loi générale qui traite isolément du sujet, les questions administratives seront ultérieurement réglées par décret ou incluses dans des ordonnances au champ plus vaste. L’intendance perd le train et le service de santé, la création du contrôle général ressuscite le corps des inspecteurs aux revues du Consulat.
Certes, les dispositions sui generis ou dérogatoires, notamment celles qui concernent les finances publiques, ne sont pas contestées et démontreront parfaitement leur utilité lors des conflits mondiaux, notamment en Afrique du Nord ou pour la constitution des Forces françaises libres pendant la Seconde Guerre mondiale. Ainsi faut-il brièvement évoquer les « dépenses à bon compte » : mécanisme d’avance de trésorerie « en deniers » (c’est-à-dire en espèces sonnantes et trébuchantes ou « liquidités ») consentie par les Finances aux formations militaires à rebours du schéma classique de la dépense publique qui intervient après « service fait » ; les intendants étaient chargés a posteriori de garantir le bon emploi de l’argent correspondant à ces dépenses qui touchaient à la solde et au fonctionnement courant, y compris l’alimentation. Jusqu’à leur disparition récente dans la foulée de la mise en œuvre de la loi organique relative aux lois de finances (lolf)7, elles offriront une flexibilité parfaitement adaptée aux besoins des formations en campagne ou même simplement disséminées sur le territoire métropolitain et l’empire colonial, à une époque où les technologies de l’information et de la communication se réduisaient au télégraphe.
Cependant, l’idée d’une administration recroquevillée sur quelques exceptions face à un droit commun en pleine efflorescence commence à devenir la règle. Insensiblement, l’administration militaire devient à l’administration ce que la musique militaire est à la musique, pour parodier la formule célèbre de Clemenceau. Plus étroitement soumise au commandement, elle sera de facto moins légitime auprès de la puissance montante que constitue l’administration civile.
Dans le prolongement de la Première Guerre mondiale et de son économie dirigée, prise en charge en 1916 par Étienne Clémentel dans un vaste ministère échappant aux militaires, le développement des ministères socioéconomiques (Instruction publique, Santé, Travail, Commerce, Agriculture…) et des préoccupations sociales dans l’entre-deux-guerres manifeste l’essor de nouvelles activités étatiques qui viennent concurrencer la prépondérance de l’effort consenti pour la défense nationale. La civilianisation de l’État, en attendant celle du ministère, est en marche. Elle ne s’arrêtera plus.
Certes, durant les deux guerres mondiales, avec la mobilisation générale des hommes et des ressources dans le cadre de l’économie de guerre, les armées furent à nouveau au premier plan des préoccupations des gouvernements, et les militaires qui, il faut le noter, sont en ces circonstances, pour l’essentiel, des civils mobilisés, retrouvèrent la place d’honneur marquée par l’abnégation et le sacrifice au service des intérêts supérieurs de la nation.
Toutefois, avec la paix retrouvée à la fin des conflits coloniaux et l’émergence de l’État providence, avec une guerre froide émolliente s’achevant par la suspension de la conscription, s’accrédite peu à peu dans l’opinion l’idée caricaturale que les armées deviennent un service public comme un autre, auquel, finalement, ne manquerait qu’un numéro d’appel simplifié comme le 18 ou le 17…
Pour ce qui concerne plus particulièrement l’évolution de l’administration militaire, il faut constater que son morcellement par armée, hérité d’une organisation ministérielle autrefois multiple (terre, marine, air), et un certain asservissement sous le boisseau d’un commandement jaloux de prérogatives amoindries par l’inaction du temps de paix ont accéléré son déclin et l’ont épuisée dans de stériles conflits picrocholins dont l’administration civile a évidemment tiré parti.
Si l’on ajoute la montée d’un juridisme qui ne tolère pas la « différence militaire », le mouvement unificateur des systèmes d’information issus du privé et l’accroissement des moyens d’action et de pilotage du gouvernement (de la rationalisation des choix budgétaires à la révision générale des politiques publiques), tout concourt à la perte de l’autonomie de l’administration des armées dont le maintien reste pourtant justifié par l’idée d’une « continuité du service » poussée, le cas échéant, jusqu’à l’extrême.
Ainsi, d’une situation où ses missions et son organisation étaient commandées par les principes mêmes de l’organisation militaire du pays, en est-on arrivé aujourd’hui à une organisation civile préétablie, imposée aux forces, dont apparaît emblématique le concept rationnel de « centre de services partagés », remettant en cause la conception traditionnelle de « plénitude du commandement » chère aux « terriens ».
Le modèle régimentaire, chef-d’œuvre poli par les siècles de déconcentration militaire, logistique et administrative – véritable petite armée autonome en réduction –, a été abandonné au lieu d’être perfectionné… Comme la pureté disparue des ordres religieux définis par leurs saints fondateurs, il est évidemment permis de le regretter. Pour autant, jamais aucune institution ne traverse les siècles sans évoluer : la structure régimentaire, aujourd’hui resserrée sur quelques compagnies ou escadrons de combat qui représentent à peine un bataillon d’autrefois, ne pouvait plus constituer le cadre administratif de droit commun dans un contexte de restrictions budgétaires drastiques qui n’a pas fini de produire ses effets... Il aurait fallu revoir le format des régiments pour les transformer en groupement tactique interarmes (gtia) ou reconsidérer le « plein » commandement à l’échelon de la brigade, solutions qui n’ont pas été étudiées et qui se seraient heurtées pour la première, entre autres difficultés, à la problématique du nombre de temps de commandement dans l’armée de terre.
Faute d’avoir su coupler la spécificité de l’organisation militaire d’autrefois aux nécessités de la performance administrative d’aujourd’hui, le mouvement de banalisation de l’administration militaire sur un modèle civil semble se poursuivre avec, désormais, l’entichement de certains pour des principes issus des business models enseignés dans les meilleures écoles de commerce anglo-saxonnes et la vogue de l’externalisation ou des partenariats publics-privés8.
On pourra toujours regretter que le « prêt-à-porter » du management qui tend à s’imposer à l’échelle interministérielle – si ce n’est planétaire… – touche aussi les armées et apparaisse souvent en rupture avec la conception historique du commandement et en contradiction avec les caractères immanents de la nature des forces armées. Et à l’instar de l’État qui subit la tyrannie des agences de notation, les armées peuvent paraître livrées au diktat des cabinets de consultants et des experts civils, publics ou privés.
Sans doute quelque esprit chagrin pourrait-il même annoncer la fin de l’administration militaire comme prélude à la disparition des armées dans leur essence historique, à la fois autonome et efficace, d’ultima ratio regum, rejoignant la fin de l’Histoire théorisée par Francis Fukuyama.
Pourtant, il n’en est rien, et la période contemporaine, dans ses derniers développements, apporte un démenti catégorique aux nostalgiques d’un âge d’or qui n’a d’ailleurs sans doute jamais existé et ouvre des perspectives nouvelles. Par un pied de nez de l’Histoire, elles pourraient même ressembler à un retour aux sources d’une certaine symbiose civilo-militaire observée au xviie siècle…
- Vers un renouveau
La période ouverte par l’annonce de la fin de la conscription (1997) et son corollaire, la réduction du format des armées, avec in fine la mutation d’une armée réservée à la confrontation majeure vers un modèle d’armée d’emploi dans des crises planétaires de moyenne intensité, est loin d’être sans conséquences bénéfiques pour les armées et leur administration.
Force est d’abord de constater, de manière un peu anecdotique, que ce modèle consacre la fin d’un certain antimilitarisme primaire fondé sur le temps perdu et l’amateurisme de conscrits confinés dans une vie de caserne courtelinesque en attendant le train de 18 h 47. L’institution qui les employait, notamment dans l’administration et le soutien, sort de sa gangue de routine et de paresse feinte ou présumée... Un champ nouveau de représentation du militaire, désormais aguerri, compétent et efficace, s’ouvre ainsi auprès de nos concitoyens par la professionnalisation des armées et la projection de forces sur la plupart des points chauds du globe.
L’utilité des armées comme des services de soutien appropriés s’en trouvent confortée. À cet égard, il faut constater que les réformes du commandement et de l’organisation des armées depuis 2005 ont pérennisé le concept de service interarmées. À ceux déjà anciens qui relèvent du chef d’état-major des armées (cema), service de santé des armées (ssa) et service des essences des armées (sea), sont venus s’ajouter la direction interarmées des réseaux d’infrastructures et des systèmes d’information (dirisi) et, derniers-nés, le service du commissariat des armées (sca)9 et le service interarmées des munitions (simu). Relevant d’autres sphères, il faut également citer le service d’infrastructure de la Défense (sid), la direction générale de l’armement (dga)… Doit aussi être mentionnée avec intérêt, dans le domaine de la maintenance ou de la logistique, l’émergence de structures intégrées interarmées ou de structures de coordinations fonctionnelles, ersatz ou proto-embryons de services interarmées qui font encore défaut et s’affirmeront au fil du temps avec les progrès d’une conception de l’interarmées encore immature.
Par ailleurs, la montée en puissance des bases de défense (bdd) et de leurs groupements de soutien (gsbdd), tout en détruisant les fondements régimentaires traditionnels, démontre tout de même l’irréductibilité d’une administration militarisée de proximité dédiée aux formations militaires. Le système n’est d’ailleurs pas si éloigné que cela des dépôts régimentaires d’autrefois, même s’il n’est désormais plus centré sur un « noyau régimentaire », le régiment ayant depuis longtemps perdu la masse critique des trois ou quatre bataillons qui auraient pu le justifier.
La formule du « service », organisation militaire structurée sur des compétences « métiers » spécialisées, s’impose en revanche avec une vigueur renouvelée dans sa déclinaison désormais interarmées10. Certains services comme la dga et le ssa ont d’ailleurs su rester à la pointe de la modernité technique ou managériale pour répondre avec efficience aux besoins des armées.
L’idée que leur autonomie, leur disponibilité et leur rendement puissent, si les circonstances l’exigent en cas de crise ou de guerre, être surmultipliés jusqu’au sacrifice par les exigences du statut militaire d’une partie du personnel n’est pas absolument oubliée. Il faut ici rappeler que la fin dernière des services et de l’administration militaires est de garantir la « liberté de manœuvre » des armées lorsque les services publics ne fonctionnent pas ou plus, et lorsqu’ils sont inexistants, par exemple en cas de campagne militaire hors des frontières. Le précédent historique de l’amgot11, dès 1943 en Italie, ou une échelle plus modeste, celui des actions civilo-militaires (acm) d’aujourd’hui démontrent la nécessité pour des militaires spécialisés d’assister, voire de remplacer momentanément ou durablement, l’administration civile détruite ou défaillante.
Pour ce qui concerne l’administration des armées, la naissance du sca marque une réforme aussi considérable que celle de 1817, qui créa l’intendance à partir du retour d’expérience des campagnes napoléoniennes (dont le talon d’Achille fut tout de même ce domaine, notamment dans ses aspects logistiques), ou que celle mise en place par la loi de 1882. Même si l’exposé des motifs du décret fondateur n’a pas la solidité doctrinale des rapports de présentation du conseiller Léon Bouchard et du sénateur Charles de Freycinet pour la loi précitée, cette réforme est d’une ampleur sans précédent et ses potentialités se révéleront peu à peu au fur et à mesure de l’évolution des mentalités, encore fondées sur la nostalgie surannée d’un monde militaire segmenté. La refondation de l’administration militaire qu’elle induit présente plusieurs vertus cardinales, qu’il faut mettre en exergue.
Tout d’abord, libérée des cloisonnements administratifs par armée dignes du byzantinisme administratif de l’Ancien Régime et s’appuyant sur une organisation fonctionnelle rénovée avec des outils modernes de gestion et de management, l’administration militaire de ce début du xxie siècle rompra sans aucun doute avec l’image de l’intendance d’autrefois, centrée sur une logistique lourde appuyée par une administration tatillonne et parcimonieuse qui correspondait aux moyens de son époque.
Par ailleurs, quelles que soient les modes managériales appliquées, il faut souligner qu’elles portent toutes – même et surtout les plus hétérodoxes – une vertu de modernité et une espérance d’efficience qui n’étaient plus l’apanage des trois commissariats d’armées depuis au moins une décennie, même si l’efficacité du système demeurait globalement satisfaisante et parfaitement adaptée à l’organisation du moment.
Ensuite, le partage de méthodes, d’outils informatiques et de langages communs sera un enrichissement et un avantage certain dans le bench marking permanent qui anime les réseaux des acteurs économiques publics comme privés. Pour bien travailler avec les autres, qu’il s’agisse d’administrations civiles, et au premier chef de celle des Finances, des entreprises, des forces alliées étrangères souvent organisées selon des concepts anglo-saxons, il faut parler leur langue…
Enfin, l’appropriation par des militaires du meilleur des connaissances techniques et managériales civiles rehausse évidemment leur niveau d’expertise et, sur un autre plan qui ne doit pas être négligé, contribue à perpétuer les liens armées/nation mis à mal par la suspension de la conscription.
Bref, les armées et leur administration cesseront de ressasser des souvenirs mythiques ou tragiques dans leurs « bulles mémorielles » pour se mettre au diapason de leur époque qui, malgré la crise ambiante, reste formidable parce que fondamentalement innovante !
Sans renier certains savoir-être fondamentaux reconnus qui constituent autant d’avantages concurrentiels à exploiter, s’ouvre dès lors aux militaires, aux armées et à leur administration un positionnement valorisé au sein de l’État et de la nation. À titre individuel, les possibilités pour les militaires, élargies par de récents décrets, de diversifier pour un temps leur parcours de carrière dans une autre administration ou une entreprise privée peuvent servir l’intérêt mutuel de l’institution et du personnel concerné, pour autant que les gestionnaires de personnel, souvent en retard d’une guerre, ne considèrent pas ces « parenthèses » comme des accrocs dans la carrière.
Enfin, last but not least, dans une perspective que l’on pourrait pompeusement qualifier d’eschatologique si la perfection de l’organisation militaire était la fin de toutes choses ou plus simplement « en avance de phase », l’administration militaire est en train de tenter – et de réussir – ce que les armées seront tôt ou tard amenées à ratifier : la disparition quasi irréfragable de l’« organique d’armée » au profit d’une organisation plus cohérente avec la réalité moderne de l’emploi combiné de forces terrestres, navales, aériennes et de leur soutien administratif et logistique.
Un esprit cartésien ou un Persan de Montesquieu jugerait certainement les temps accomplis pour refonder l’Armée avec un « A » majuscule, une et indivisible comme la République, ut unum sint pour reprendre une parole rapportée par saint Jean (17, 21) qu’on nous pardonnera de dévoyer… L’unité retrouvée12 de la communauté militaire ainsi réalisée ne saurait être qu’un point d’appui supplémentaire pour une nouvelle insertion, toutes armes et services confondus, au sein de la nation et au service de ses intérêts supérieurs. Enfin libérés de l’étroite confession de leurs chapelles, qui appauvrit considérablement les débats à cause de la prétérition constante d’intérêts corporatistes, les militaires pourront plus utilement conseiller le pouvoir politique pour une rationalisation de l’outil militaire qui cessera de s’imposer par l’idée principale d’économies plus ou moins homothétiquement réparties.
- Conclusion
La place des militaires, des armées et de leur administration au sein du pays obéit à une dialectique inépuisable d’âge en âge. Autrefois essentiellement fondée sur l’utilité politique et militaire au service des intérêts supérieurs du pays dans un contexte d’exclusivité plus ou moins prononcée, elle s’ouvre aujourd’hui à la performance économique, dans un contexte de concurrence interministérielle, au service de causes en apparence plus modestes mais qui justifient son statut de membre permanent du Conseil de sécurité.
Dans un paysage fondamentalement influencé par les valeurs dominantes civiles13 – individualisme certes, mais aussi performance économique fondée sur l’innovation, le progrès technologique et la vitesse de l’information – on assiste en quelque sorte à un retour aux sources, à bien des égards positif, vers une symbiose entre administrations civile et militaire aujourd’hui largement inspirées par des modèles de performance économique venus du privé et tournées collectivement vers l’efficience de l’État. L’influence de militaires dans les réseaux politiques et administratifs qui comptent dans notre pays ne peut qu’améliorer l’efficience d’un outil militaire sans cesse à adapter et à perfectionner.
Comme au temps de Louis le Grand, l’interaction permanente entre militaire et civil, illustrée au xviie siècle par une « stratégie de cabinet » pas si éloignée des modes de prise de décision contemporains14 et par la synergie des réseaux politico-administratifs et financiers de cette époque, semble pouvoir à nouveau servir de modèle. À rebours d’une époque révolue, le leadership incontestable est aujourd’hui celui d’éléments civils moteurs. Sachons en tirer parti et gageons, sans trop d’inquiétude, que cette prépondérance politique, administrative et technique puisse continuer d’être enrichie par l’esprit militaire pour favoriser encore et toujours le succès des armes de la France.
1 Cf. Baron Vauchelle, Cours d’administration militaire, Paris, J. Dumaine libraire-éditeur de l’Empereur, 1861, p. 3. Le baron André-Jean Vauchelle, conseiller d’État, maire de Versailles en 1849, directeur des affaires de l’Algérie au ministère de la Guerre, débuta en 1796 comme secrétaire de l’ordonnateur en chef de l’armée de Sambre et Meuse, et servit pendant l’Empire comme ordonnateur en chef de l’armée napolitaine, alliée de la France.
2 Équipement, habillement, couchage, alimentation, solde et indemnités, fournitures diverses… Tout ce qui est nécessaire au soldat bien portant, par opposition au service de santé qui le prend en charge blessé et malade.
3 Dont on peut dire qu’elles sont à l’origine du développement industriel du pays. C’est même sans doute le legs le plus appréciable de notre fière marine, trop souvent malchanceuse au combat.
4 Daniel Dessert, Argent, pouvoir et société au Grand Siècle, Paris, Fayard, 1984.
5 Du 8 février 1796 au 23 juillet 1797 : c’est pendant son ministériat que Bonaparte fut nommé par le Directoire sur proposition de Carnot à la tête de l’armée d’Italie.. Cf. Nicole Gotteri, Claude Petiet, ministre de la Guerre, intendant général de la Grande Armée et ses fils Alexandre et Sylvain, Paris, Éditions spm, 1999.
6 Deux mois d’approvisionnement, soit 78 645 colis de soixante kilos, 1 000 bœufs, 654 chevaux de trait et 626 mulets, 4 000 chevaux de selle sur plus de 400 navires de commerce… Cf. baron Pierre-Paul Denniée, Précis historique et administratif de la campagne d’Afrique, Paris, Delaunay libraire, 1830, pp. 12 et suivantes (ouvrage illustré par Eugène Isabey).
7 Promulguée le 1er août 2001 et entrée pleinement en application le 1er janvier 2006. À vrai dire, les dépenses à bon compte n’ont pas véritablement disparu, sinon en tant que concept général emblématique du caractère dérogatoire des finances militaires : elles subsistent mutatis mutandis, avec un champ plus restreint (hors opérations) et sont morcelées sous l’appellation neutre d’avances de trésorerie pour l’activité des forces (ataf), d’avances de trésorerie solde (ats) et d’avances de trésorerie opérations (ato). Comme l’affirmait Lavoisier : « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme… »
8 Il est amusant de constater qu’à la fin du xviiie siècle, la construction des casernes en Île-de-France et à Paris s’était déjà opérée sous la forme d’un partenariat avec des entrepreneurs privés !
9 Décret n° 2009-1494 du 3 décembre 2009.
10 Cf. Jean-Michel Mantin, « Les Services. Modernité et pertinence d’un modèle d’organisation militaire », Revue défense nationale et sécurité collective, février 2008.
11 Allied Military Government of Occupied Territories.
12 Autrefois, et jusqu’au triomphe de certaines idées du général italien Giulio Douhet qui, en 1933, aboutirent à la création de l’armée de l’air, il n’y avait qu’une armée (disposant d’ailleurs en 1919 de dix fois plus d’avions de combat qu’aujourd’hui) et puis la marine, moins considérée comme une « armée de mer » autonome capable d’emporter la décision par elle-même, à l’instar de la marine britannique, que comme une arme technique auxiliaire.
13 Il n’est que de citer un chiffre : avec 11 % du pib, les dépenses de santé et la sphère du bien-être privé ont submergé de manière irréfragable les 2 % à grand peine consacrés à la sécurité collective…
14 Cf. Jean-Philippe Cénat, Le Roi stratège. Louis XIV et la direction de la guerre (1661-1715), Presses universitaires de Rennes, 2010.