Si le point de concomitance entre culture militaire et culture médicale a pris en France, depuis trois siècles, la forme du « médecin-militaire », cette dénomination s’apparente pour beaucoup à un oxymore. Paradoxe sémantique, elle porte en elle une antinomie. Comment un individu peut-il à la fois être celui qui soigne, et celui qui porte la force et la violence légitime ? Comment parvenir à la synthèse entre le « colloque singulier »1 dû à la personne malade ou blessée, et le nécessaire embrassement d’un tout collectif indispensable à la cohésion du groupe militaire et à l’efficacité de son action ? Par extension, comment se confrontent et se conjuguent deux cultures dont les desseins peuvent paraître contradictoires ?
Le but du propos sera donc d’approcher cette longue rencontre et d’aborder la question de savoir comment se sont interpénétrées les cultures militaire et médicale qui évoluaient à la fois pour leur propre compte, mais aussi en interaction. Dans un premier temps, une vision spatiale permettra, dans leurs espaces respectifs, de délimiter quelques-unes de leurs communalités, les lieux d’interférence forte, voire de ressemblance marquée. Ensuite, dans un second temps, sera envisagée la question de l’acculturation entre militaires et médecins.
- Des cultures si proches…
Le mot « culture » est, nous le savons, un mot piège, pris « isolé, il n’a pas de sens, il n’a que des emplois »2. Pour le propos, il sera repris la définition de l’Unesco : « La culture est considérée comme l’ensemble des traits distinctifs, spirituels et matériels, intellectuels et affectifs qui caractérisent une société, un groupe social ou un individu. […] Elle englobe les arts et les lettres, les modes de vie, les droits fondamentaux de l’être humain, les systèmes de valeur, les traditions, les croyances et les sciences3. » En ce sens, cultures militaire et médicale sont bel et bien des champs autonomes et comparables de telle sorte qu’il est aisé de dégager ce qui les réunit.
- Un individu
La genèse individuelle du guerrier ou du médecin a bien des points communs. Ce sont des procès où l’on parle de vocation, où l’atavisme et la reproduction sociale sont très forts, où existent des lignées familiales longues d’officiers ou de docteurs, parfois issus d’une forme d’aristocratie où le sens de l’effort physique, celui de l’honneur et de la parole donnée sont portés à un niveau presque mystique. Il s’agit souvent également d’un devenir individuel, d’une évidence révélée par un « moment » dans sa vie, un registre de capacités inconnues, orientant l’individu vers son destin de guerrier ou de médecin. Dans les deux cas, les vertus de l’honneur et de la gloire sont présentes.
L’apprentissage du métier est l’objet d’un déroulé très spécifique et propre aux deux cultures. Dans les deux cas, la formation est longue et s’apparente à un sacerdoce. Elle est surtout pratique et technique. Si le terrain de cette formation est pour le militaire la zone d’exercice ou les opérations, pour le médecin il se déploie à l’hôpital. Tous deux y sont confrontés à la réalité humaine dans toute sa nudité, sa violence et sa déchéance. Ils ont également en propre de bénéficier d’une formation endogène : seuls les guerriers peuvent et savent instruire les guerriers, seuls des médecins enseignent aux médecins. Enfin, ce sont des cultures où le rôle tutorial des aînés est remarquable. Les jeunes générations d’officiers se nourrissent de la production intellectuelle et de la valeur exemplaire des grands chefs militaires. De même, les médecins vivent sous l’aura forte des grands patrons et mandarins, mais, surtout, de tous ces « maîtres » au sens du serment d’Hippocrate qui les accompagnent dans la communauté des détenteurs d’un savoir aussi vaste qu’hermétique. Dans les deux cas, la pratique du compagnonnage est constante : pères et fils de tradition, pères baille à Navale, affreux et bazards à Saint-Cyr, internes et externes à l’hôpital.
La motivation professionnelle rassemble le soldat et le médecin. Pour le militaire, elle s’appuie sur la dimension symbolique du devoir de protection de la vie du citoyen, dans une sorte de contrat social où il reçoit de tous ce pouvoir exorbitant d’exercer, s’il le faut, une violence protectrice. Pour le médecin, elle repose sur le postulat symbolique de l’obligation de porter aide et assistance à l’homme qui souffre. Là encore, ce contrat peut imposer au médecin d’exercer des gestes agressifs forts, comme la chirurgie et la réanimation, en vue de sauver la personne. En ce sens, médecins et militaires, s’appliquant sans relâche à déjouer Thanatos, sont de perpétuels Sisyphe en quête d’un idéal inatteignable.
Enfin, il n’est point besoin d’épiloguer sur les qualités humaines requises pour exercer ces deux métiers. Nous retiendrons pour le propos la définition très éclairante que donne Claude Barrois du guerrier, qui, du reste, paraphrasée, s’appliquerait avec la même acuité au médecin : « Un guerrier est un combattant4 exceptionnel : par la lucidité délibérée de son choix de participer à un conflit violent ; par la qualité avec laquelle il remplit sa mission (qui lui a été confiée ou qu’il s’est imposée à lui-même) ; par le respect de l’interdit de s’attaquer à des hommes désarmés ou à des êtres sans défense ; par son goût pour ce type d’action5. » Et d’y ajouter la rigueur, l’enthousiasme, la volonté et la camaraderie6, ou la confraternité chez les médecins.
- Une pratique professionnelle
Si le commun parle volontiers du « métier des armes », le sociologue sait que le militaire n’exerce pas un métier au sens banal du terme. C’est avant tout un savoir être, une pratique de l’action, voire un art quand il s’agit de stratégie ou de tactique. De même, le « métier » de médecin se distingue par un type identique de pratique professionnelle : être d’abord, agir ensuite, et pratiquer ce fameux art médical quand il convient de confronter une situation (pathologique) donnée à sa palette de moyens (thérapeutiques).
Les modes de pensée sont également très comparables. La guerre, le combat sont les domaines de l’incertitude et du hasard, en ce sens que les réalités sont toujours différentes, que la décision doit être rapide et correcte, car l’imprévu ne peut être vaincu que par la présence d’esprit, le « coup d’œil » de Clausewitz. Cette forme d’incertitude existe en médecine. Nommée idiosyncrasie, elle est liée aux aléas de la maladie ou du patient. Elle impose au médecin une grande adaptabilité analytique et décisionnelle, la même que celle qu’a synthétisée Lyautey pour le militaire : « Il n’y a pas de méthode, […] il y en a dix, il y en a vingt, ou plutôt si, il y a une méthode qui a nom souplesse, élasticité, conformité aux lieux, aux temps, aux circonstances7. »
C’est pourquoi, pour le militaire comme pour le médecin, le cheminement de la pensée est structuré et méthodique. Le premier, dans son analyse de la situation, examine l’environnement, le terrain, les forces ennemies puis amies, enfin les modes d’actions possibles qu’il traduit par des ordres. De manière très similaire, le second analyse l’environnement du malade (antécédents personnels ou familiaux), le terrain (il examine le patient), les forces ennemies (tous les symptômes de la morbidité, ce qui l’amène au diagnostic : contre qui, contre quoi faut-il combattre ?), les forces amies (les moyens thérapeutiques disponibles). Ses modes d’action sont les protocoles thérapeutiques qu’il traduit par des prescriptions. Dans les deux cas, la démarche intellectuelle est proche ; elle part de l’observation, et dans un cadre éthique (règles d’engagement), la phase spéculative aboutit à des modes opératoires possibles. In fine, le choix revient à un seul, même s’il prend en compte la contradiction (avis de l’état-major ou avis des confrères et du malade). Il n’est à ce propos que de constater la grande similitude rituelle, hiérarchique et intellectuelle entre les points de situation militaires et les « staffs » hospitaliers, où autour du chef (de service) s’échafaudent des plans (thérapeutiques) destinés à aborder une situation (une pathologie) donnée.
Ce qui réunit sans doute le plus le militaire et le médecin, c’est la proximité constante avec la mort et avec la souffrance humaine. Cette proximité s’exprime de manière voisine chez l’un et l’autre sous la forme de mythes qui conjurent une réalité trop obscène, celui de l’invulnérabilité chez le soldat et celui de l’immortalité chez le médecin.
Vis-à-vis de l’autre, les métiers du militaire et du médecin procèdent de la même perspective « protection ». Et pas n’importe quelle protection, puisqu’il s’agit de protéger la vie y compris celle des populations8. Cette posture impose que ces deux pratiques professionnelles, si proches de la vie et de la mort, soient fortement encadrées. En effet, les pouvoirs exorbitants détenus par les militaires et les médecins sont strictement conférés par la loi et contrôlés par le juge. La société réalise par ce biais, ce qu’on nomme en médecine un « transfert ». Au nom de tous, elle « transfère » au militaire la détention de la force (guerrière) et le pouvoir de la violence au service de tous, y compris, s’il le faut, jusqu’à celui de donner la mort. De même pour le corps médical, à qui la société transfère ses souffrances, et auquel elle confie le pouvoir de soigner les corps et les esprits. Les débats actuels sur l’euthanasie dite active constituent à cet égard l’expression des limites du transfert de pouvoir au médecin, ceux sur le sens moral, leur pendant chez le militaire. Par voie de conséquence, ces pratiques professionnelles sont de type monopolistiques : il n’est de militaires et de docteurs que consacrés par la loi. Il n’y a aucune place pour les mercenaires ou les charlatans.
Culture militaire et culture médicale sont des cultures de multitudes et de solitude. Plutôt que « masses », vocable daté, nous retiendrons ici l’idée de multitudes. En effet, dans ces deux cultures, c’est aussi le nombre qui crée la force. Souvent, l’hôpital est le premier employeur d’une ville, et la santé mobilise une multitude d’acteurs (970 000 professionnels de la santé en France). Point n’est besoin de souligner l’importance des effectifs humains dans la culture militaire. Ne parle-t-on pas toujours aujourd’hui, quand on décrit un dispositif militaire, du nombre d’hommes déployés, comme au temps des hoplites ? Ce n’est pas le propos, mais si la technologie peut supplanter l’humain dans la guerre moderne, les nouvelles formes de conflictualités rapatrient dans la doctrine des forces, notamment terrestres, des effectifs importants pour « tenir » les dispositifs opérationnels.
Dans les deux cas, et comme si c’était à cause des volumes humains en jeu, ces « multitudes » sont difficiles à appréhender comme un tout, et se révèlent ardues à pénétrer et à comprendre de l’extérieur. Des expressions comme la « grande muette » sont là pour rappeler ce caractère monolithique que peut parfois prendre une collectivité structurée. De même, le monde de la santé est un monde étanche et peu lisible dans sa globalité. L’uniforme ou la blouse blanche ne font que renforcer cette opacité. Ces aspects d’hyper homogénéité ne doivent pas masquer, en contrepoint, la solitude grandissante des acteurs. L’atomisation individualiste post moderne a distendu le lien holiste fort qui perdurait dans les collectivités militaires et médicales, collectivités quasi tribales par bien des aspects dégagés par la sociologie contemporaine9.
Même si les forces armées et le monde de la santé peuvent se présenter sous la forme de multitudes d’acteurs (combattants, soignants) organisés et structurés, la solitude du chef, comme celle du simple exécutant, sont là pour objectiver la part énorme de responsabilités portée désormais par le seul individu dans ces deux cultures. La solitude du thérapeute est indispensable, car sa relation avec le malade ne peut être qu’un colloque singulier, un dialogue entre deux êtres. Dans son cabinet, le médecin doit être seul. De même, l’organisation militaire doit permettre au chef de s’isoler afin de se préserver du brouhaha de l’action qui nuirait à sa réflexion. Son propre jugement ne doit pas être perverti par l’extérieur. Mais il sait pouvoir, quand il en a besoin, trouver dans son état-major et la proximité des cadres un environnement à sa disposition pour faciliter ses prises de décision.
Si l’espace de bataille est numérisé, le monde de la santé le devient également rapidement. La dématérialisation des pratiques professionnelles croît de manière exponentielle et les technologies de la communication sont venues aggraver la solitude de celui qui doit procéder au choix décisif pour les autres. Non plus réservée aux « grands décideurs », une nouvelle forme de solitude apparaît. Elle concerne les exécutants qui de plus en plus agissent de manière autonome ou isolée.
- Les principes professionnels
L’éthique est au cœur des préoccupations professionnelles des militaires et des médecins. Elle peut se définir comme l’ensemble des principes moraux qui guident la conduite de chacun dans un groupe culturel donné. Le débat philosophique abondant de la cité grecque a permis très tôt cette réflexion du côté médical. Si celle-ci est moins formalisée du côté du soldat, L’Iliade évoque cependant constamment, au travers des interrogations bien humaines aux dieux, les questions de morale au combat qui émergeaient déjà10. Le respect dû aux blessés, et surtout aux dépouilles mortelles, marque l’existence d’un code de valeurs morales très élevées et d’une éthique de la guerre patente. Déterminée par la conscience individuelle, alimentée par la réflexion, l’éthique n’est pas une norme juridique. Le manquement à l’éthique ne renvoie qu’à un système de valeurs, donc à un jugement d’honneur. C’est la raison pour laquelle, dans les deux cultures, elle se décline en déontologie, corpus de l’ensemble des règles et des devoirs qui s’imposent aux membres du groupe professionnel. Elle est codifiée par la loi, fixée par décret, et s’inscrit résolument dans le droit positif. Le manquement à la déontologie est passible de sanctions professionnelles.
Du côté militaire, il est intéressant de noter la grande richesse de la réflexion éthique, et sa déclinaison assez récente en une déontologie dont l’expression est par exemple le Code du soldat11. L’enjeu en est la maîtrise de la violence propre du guerrier, de sa force ; sa résistance au désir de vengeance, aux émotions, aux passions inspirées par les opposants ou victimes. Cette exigence est strictement superposable à celle du médecin.
Si, du côté médical, on fait remonter cette réflexion éthique et la déontologie aux valeurs hippocratiques, pour les militaires, ce sont essentiellement les crimes commis durant la Seconde Guerre mondiale qui ont déclenché la réflexion, notamment par le travail considérable réalisé par les juristes du tribunal de Nuremberg pour délimiter les notions de crime contre l’humanité ou de génocide. Sur cette base sont nés le droit pénal international et le droit international humanitaire invariablement mis en référence des règles d’engagement, qui ne sont, ni plus ni moins, que des codes de déontologie militaires adaptés à des situations opérationnelles données.
Le secret est un autre dénominateur commun des cultures militaire et médicale. Les expressions « secret défense » ou « secret médical » ont les mêmes fondements d’ordre public en vue de protéger individus et collectivité. Cette question à elle seule pourrait cristalliser le débat, car si le médecin peut être associé au secret défense dans une situation opérationnelle donnée, la loi12 encadre le secret médical de telle sorte que même le commandement ne peut y être associé. Pour le médecin, « c’est une obligation de se taire et un droit au silence » exprimés dans le code de déontologie des médecins militaires. Mais que dit le règlement de discipline générale à ce même sujet13 ? Le militaire, vis-à-vis de l’extérieur, est soumis exactement à la même règle, qui à la fois protège l’institution dans sa globalité et préserve les rapports de nécessaire confiance avec la hiérarchie.
L’engagement personnel du combattant ou du médecin est sans cesse rappelé dans tous les textes qui fixent leurs droits et leurs devoirs. La mobilisation personnelle peut être absolue ; elle prend alors la forme d’un serment, qui, en France, a disparu pour les militaires, mais qui est encore pratiqué dans de nombreux pays occidentaux. Ou bien relative, sous la forme d’un baptême (de promotion) qui introduit la personne dans la communauté de valeurs culturelles. La mobilisation personnelle du médecin prend la forme, lors de sa soutenance de thèse, de la prestation du serment d’Hippocrate.
Dans les deux cas, il s’agit à l’évidence de ritualiser l’engagement de l’individu qui peut aller jusqu’à la mort, sa mort. Si cette extrémité est immédiatement évidente pour le soldat, elle l’est également pour le médecin, et nombre d’entre eux ont donné leur vie à leurs patients afin de les soigner malgré le péril qui les menaçait14.
Cette mobilisation personnelle est la grande part d’irrationalité de ces deux métiers qui, sur un substrat philosophique d’aide et de protection de l’autre, sont clairement des moyens de s’accomplir en donnant un sens à sa vie, à sa finitude, c’est-à-dire à sa propre mort, et à sa propre souffrance confrontée en permanence à la réalité insoutenable de celle de l’autre.
- L’information
Paix et bonne santé sont des non-événements subjectifs. Ils n’existent positivement que par leurs contraires qui les révèlent : la guerre et la maladie. Cette dimension a été appréciée par le professeur René Leriche dans un aphorisme célèbre : « La santé, c’est la vie dans le silence des organes. » Si l’on admet que la paix c’est la vie dans le silence des armes, il faut, pour faire face à ces silences assourdissants, porter l’information à notre conscience pour qu’elle fasse vivre notre âme. Comme le dit Aristote, l’« âme est la forme d’un corps naturel ayant la vie en puissance ». Aussi convient-il d’informer l’âme, de donner forme à la conscience. En effet, si dans son sens commun le verbe informer signifie, bien sûr, communiquer et porter à la connaissance, il a aussi, étymologiquement, la signification d’introduire une forme dans une matière.
En ce sens, on peut considérer que la médecine introduit ou réintroduit de la forme dans ce fragment de nature qu’est l’être humain. Ne dit-on pas d’ailleurs de quelqu’un qu’il n’est « pas en forme » ? Ne pratique-t-on pas des cures de « remise en forme » ? La culture médicale n’a pour sens que de réintégrer l’homme dans l’ordre silencieux de la nature. Tous les mots, gestes, rites, pratiques de la communauté médicale permettent au patient soit de recouvrer la santé en se réintégrant à la nature, soit de s’accomplir en donnant du sens à sa souffrance ou à sa mort.
En parallèle, ne peut-on pas admettre que la culture militaire permet d’« informer » l’être humain des choses de la guerre, et de réintégrer l’homme et la collectivité à l’ordre de la paix retrouvée ou préservée. Ne peut-on admettre que tous les grands moments de la « communication » militaire (manifestations publiques, cérémonials, traditions, rites), mais aussi la présence opérationnelle (Vigipirate, exercices en terrain libre, sauvegarde maritime ou aérienne, journaux télévisés pour les opérations extérieures) permettent dans cette « information » du citoyen soit d’apprécier la paix dont il jouit en l’intégrant au corps social (qui délègue cette fonction au militaire), soit de s’accomplir en donnant du sens à ce qui fut jadis le service national, ce qui est aujourd’hui son engagement de citoyen, au sens militaire du terme, dans l’armée d’active ou dans la réserve ?
- Le groupe
« La guerre est le paroxysme de l’existence des sociétés modernes […], l’unique moment de concentration et d’absorption intense dans le groupe15. » Immédiatement perceptibles par l’observateur extérieur, le militaire et le médical sont des univers qui comportent une part de sacré, c’est-à-dire quelque chose qui échappe à la rationalité mais qui influence le destin en mêlant des émotions contradictoires comme l’effroi ou l’extase. Ce « sacré », né bien sûr de la confrontation avec la mort, s’exprime par une part de mystère, de secret, des rites, des règles, des interdits et des traditions, bref, par tous les attributs du ciment culturel le plus solide, celui qui permet la constitution du groupe social.
Dans la culture militaire, le groupe occupe indéniablement une position centrale, depuis les « groupes de combat » jusqu’à la déclinaison des forces en unités, sous-unités et groupuscules, autant de scissions d’un même ensemble. Ces groupes agissent de façon autonome, ils réunissent des individus autour de relations précises, et souvent développent des modes de pensée indépendants.
Si les démultiplications classiques de la force armée (régiments, bataillons, compagnies, sections, escadrilles, équipages, groupes…) sont très connues, celles de la culture médicale sont d’une lecture moins nette. Cependant, que sont les hôpitaux, les départements cliniques spécialisés, les services cliniques, d’urgence, les dispensaires, centres de soins et autres segmentations ? Dans chacune de ces entités, une équipe soignante (un groupe médical) vise un même objectif, exécute une même mission, s’organise et développe ses propres relations internes et parfois des processus thérapeutiques autonomes.
Au plan symbolique, il faut s’appuyer sur les groupes hyperhomogènes constitutifs des mythologies guerrières. Il peut paraître étonnant que ces groupes particuliers soient sexués, mais l’unité de sexe renforce la dynamique agressive de l’ensemble et sa puissance métaphorique. Ce sont les amazones, les gorgones, et autres walkyries dont les pendants masculins sont aussi abondants que physiquement présents dans la réalité guerrière, notamment sous la forme de ces groupes d’élite, réputés invulnérables, terrifiants par l’hyperdensité combattante qu’ils expriment : samouraïs, mamelouks, gurkhas, sas, Légion étrangère… Il découle de ces agglomérations organisées d’individualités autour d’une fonctionnalité commune des traits culturels caractéristiques. D’abord, bien sûr, l’existence de rites et de pratiques qui maintiennent la cohésion du groupe. L’inventaire des rites et traditions militaires est immense. Celui des traditions médicales, s’il est moins visible, n’en est pas moins aussi vaste.
La hiérarchie est fille du rite. Cultures militaire et médicale sont donc très hiérarchisées, ce qui permet de maintenir ordre et discipline, de faire appliquer les règles (et les interdits) consubstantielles de la probité, de la loyauté et de l’honneur demandées aux membres du groupe. Sur un autre plan, la hiérarchie joue un rôle éminemment protecteur. Elle permet que la défaillance individuelle d’un de ses membres ne soit pas attribuée à un seul mais répartie16. Ainsi, le plus fort degré de confiance dans le groupe revient au cadre de proximité, et même si l’expression en est différente au combat ou à l’hôpital, se créent ainsi des nucleus de sécurité protectrice, fondés sur la hiérarchie de contact, dans le groupe dont les instances dirigeantes sont parfois très lointaines.
L’uniforme procède de cette logique corporative. S’il marque bien sûr l’appartenance au groupe, il est surtout un vecteur puissant de langage symbolique. Lorsqu’il s’enrichit d’insignes et d’attributs divers, il véhicule une charge sémantique et mystique très forte, forme de vocabulaire pictural et vestimentaire tout particulièrement usitée dans nos sociétés contemporaines. L’extrême variété et la sophistication de l’uniforme militaire sont connues, celles de l’uniforme du professionnel de santé le sont moins. Pourtant, depuis la faluche17 des carabins18, jusqu’aux combinaisons vestimentaires ultra-technicisées des chirurgiens ou au contraire dépouillées des psychiatres, toute une gamme de signifiants culturels existe par-delà la simple blouse blanche.
Le langage et tous les médias de la communication interhumaine (chant, graphisme, écriture) reflètent par nature l’imaginaire de l’identité du groupe. Ces codes sont tout particulièrement développés du côté militaire19, et ne le sont pas moins du côté médical. Pour l’anecdote, évoquons simplement le chant, élément majeur de la culture militaire. Ce chant qui donne du courage au combat intègre avec tendresse ou virilité les témoins tantôt naïfs, tantôt martiaux de l’identité tropologique militaire. De même, les chansons de salle de garde, malgré leur paillardise, exsudent une part allégorique importante de l’imaginaire médical.
L’espace manque pour exposer tous les emprunts de vocabulaire réciproques. Le chirurgien a près du bloc son « arsenal », le médecin pratique un « traitement d’attaque », il « combat » l’infection, propose une « stratégie thérapeutique »… Quant au militaire, il « traite » une cible, il « sonde » la profondeur d’un « théâtre d’opérations », il « articule » ou « disloque » un dispositif, il « s’infiltre », réalise une « frappe chirurgicale »…
Après avoir passé en revue certains des dénominateurs culturels communs, il convient à présent de confronter leurs spécificités dans leurs processus d’acculturation réciproques.
- … mais des acculturations complexes
L’acculturation est l’ensemble des phénomènes qui résultent d’un contact continu et direct entre des groupes d’individus de cultures différentes, et qui entraînent des changements dans les modèles culturels initiaux de l’un ou des deux groupes20. Pour les cultures médicale et militaire, cette acculturation est un long processus imposant un retour historique avant que d’ébaucher quelques aspects des apports mutuels des deux cultures.
- Brève histoire d’une acculturation réciproque
Depuis que l’homme existe, le guerrier occupe une place singulière dans les systèmes sociaux. De même, il est patent qu’en symétrique de cette fonction primitive d’exercice de la violence s’est exercée une pratique de secours aux victimes, offrant place à celui qui aide, soigne, et parfois guérit. Sans qu’il soit identifié aussi précisément que le guerrier, le soignant lui est en quelque sorte consubstantiel, c’est en tout cas ce que montre notre héritage. Ainsi, la paléonto-médecine rend compte qu’aux tout premiers temps de notre humanité, les victimes des coups de massue de guerriers bénéficiaient déjà de trépanations salvatrices21.
Le panthéon grec a offert à la culture occidentale ses piliers culturels et symboliques. À Sparte et à Athènes, le citoyen défend la cité, celle-ci se défend par la guerre, et la guerre est la forme suprême de culture qui structure la société. Le guerrier y est pour la première fois un citoyen en armes. Les poètes et les artistes rapportent son intimité avec les dieux. Sur un plan symbolique, la guerre de Troie est le prototype de cette guerre antique. La magie et les mythes qu’elle convoque englobent une kyrielle de dieux, déesses, héros et simples humains qui se cristallisent en des hommes combattants, des guerriers, mais aussi des vaincus, des morts et, c’est important de le noter, des blessés, objets de toutes les attentions de leurs camarades de combat, comme l’illustre la célèbre représentation des soins donnés à Patrocle par son « frère » de combat Achille. Dans cette culture, c’est d’abord le frère de combat qui soigne les blessés, il est le « médecin » de son frère d’armes. Le médecin est donc combattant au même titre que les autres. Il dirige même les combats, comme dans le cas de Machaon et Podalire22. La médecine a également structuré la société grecque. Si Asclépios, divinité guérisseuse fut, certes, punie d’avoir empêché les hommes de mourir, son temple à Épidaure était très fréquenté, surtout au temps d’Hippocrate de Cos, dont la leçon est toujours la pierre angulaire de la culture médicale occidentale.
Au-delà de l’héritage romain, il est intéressant d’observer un événement culturel comme celui du passage à l’An Mil. Le millénarisme avait déclenché une forme de peur, d’angoisse diffuse envahissant la société. Les militia, qui fonctionnaient auparavant comme des lices plus ou moins privées, retrouvèrent alors une fonction de protection et symbolisèrent la force capable de résister au mal qui menaçait. La chevalerie naissait ainsi, avec comme emblèmes les valeurs morales et la loyauté à la défense du bien commun. L’église, havre de sécurité, permettait également la rencontre avec ceux qui disposaient d’un vrai savoir médical : les moines23. Dès lors, il est moins surprenant que naissent à cette époque, à partir d’ordres religieux, les célèbres ordres hospitaliers. Si le moine devint médecin pour assister le pèlerin en Terre sainte, ce médecin s’est fait aussi soldat pour protéger ses lazarets et continuer de sauver des vies, lors des épouvantables combats des croisades. La synthèse guerrier-médecin était à nouveau constituée. Le médecin est soldat, suit le guerrier et le soigne, le blessé ne mourra plus sur le champ de bataille sans soins. Les chirurgiens du Roy, l’institution des invalides (de guerre), le Val-de-Grâce, puis, sur le terrain, Percy, Larrey, Desgenettes et tant d’autres en sont les illustres témoignages. Solferino et l’apport d’Henri Dunant étendront cette vision aux blessés ennemis et plus tard aux populations civiles. L’humanitaire naissait ainsi.
La suite est connue. Jamais plus en Occident, les destins des soldats et de ceux qui les soignent ne seront séparés. Dans le cas français, ce lien existe depuis l’édit royal de 1708, portant création du service de santé des armées. Le médecin militaire est tout autant praticien que militaire. Pour cela, il pratique son art en l’adaptant à la mosaïque des différentes cultures constitutives des armées.
- L’acculturation des docteurs
Si les cultures médicales et militaires, par leurs nombreuses proximités, doivent permettre une intégration facilitée du médecin à la culture militaire, il demeure pour le médecin militaire trois problématiques à dépasser : celle de la présence du danger, qui le contraint à s’exposer, ainsi que son équipe, à une menace vitale ; celle de la place de ses actes médicaux dans le déroulement de la mission militaire à laquelle il participe, sans l’entraver ; celle de sa fidélité au système de pensée médicale, qui se traduit par une intransigeance éthique sur la nature et la qualité des soins à accorder aux blessés.
Pour répondre à ces enjeux, le médecin militaire acquiert, en sus de sa formation de docteur, les outils permettant une acculturation réussie, c’est-à-dire une totale intégration à la culture militaire. Il reçoit ainsi une formation militaire suffisante pour lui permettre de s’inclure dans le groupe armé, de connaître ses contraintes, ses besoins, ses codes et ses langages. Admis au sein des unités, il devient instantanément cadre, responsable opérationnel comme les autres chefs. Officier, il porte à l’identique les valeurs éthiques attachées à ce rang. Pour lui, être « guerrier » est consubstantiel d’être « médecin ». Il s’exprime, s’habille, vit, s’entraîne, souffre, se restructure et participe aux mêmes ritualisations que ses frères d’armes. Il fait sien leur code de valeurs. Il participe intégralement à l’action opérationnelle, seule voie lui permettant d’exercer convenablement son action médicale. Comme chaque chef dans son domaine, il porte sa part de responsabilité dans la finalité opérationnelle (le soutien santé) qu’il dirige et conduit. Comme les autres chefs, il veille à ne pas interférer lourdement dans l’action opérationnelle d’ensemble, car il sait que son action isolée menacerait de contrarier la synergie commune par une empreinte trop lourde. Seule l’arme peut poser problème. Elle est l’apanage du guerrier, car si elle défend, elle peut aussi enlever la vie, ce qui est interdit au médecin. Les Conventions de Genève ont bien identifié cette difficulté et ont conféré aux soignants le droit, en tant que combattants, de porter une arme dans un usage défensif24. La fonction médicale est donc bien une fonction exclusive, les rôles sont répartis, c’est soigner ou combattre.
Si le feu est l’apanage du guerrier, le sang est celui du médecin. On observera la grande proximité sémantique de ces deux éléments qui expriment à la fois la vie et la violence mortifère. L’espace manque pour explorer le champ passionnant de cette similitude culturelle conférée par la possession d’un pouvoir quasi sacré de vie et de mort.
Le temps médical, quant à lui, est asynchrone du temps militaire. C’est un temps de l’avant (préparation des guerriers), du pendant (relève des blessés) et surtout de l’après (récupération). Il vise au sauvetage, à la réparation et, par ses contraintes, menace toujours de paralyser les autres temps opérationnels. Il prive en effet le guerrier de son autonomie, de celle des membres blessés de son groupe, de la liberté d’action. C’est la raison pour laquelle il ne concorde pas avec celui du guerrier, temps majeur du « pendant », de l’action qu’il dirige et dans lequel le temps médical doit se confondre. Par principes éthiques, mais également thérapeutiques, seul le médecin peut l’organiser et le borner.
Mais le chef militaire doit continuer la guerre, les combats, reconstituer son groupe. Comment dès lors concilier ces exigences ? La déontologie particulière propre aux médecins militaires25 répond à cette contrainte en permettant au praticien un type de relations spécifiques entre son patient, le chef militaire et lui-même. Elle consacre, notamment, la confidentialité du dialogue individuel entre le malade et le médecin, colloque dans lequel quiconque ne peut s’immiscer, y compris le commandement. Mais elle reconnaît le régime d’exception imposé par l’exercice en milieu militaire et la nécessité d’un certain niveau d’information du chef militaire.
Sur ces fondements se constitue le service de santé des armées, groupe militaire dont l’essence est en tout temps et en tout lieu d’assister le guerrier. Fondé à la fois sur la confiance en des actes de soins éthiquement et scientifiquement irréprochables, et sur une acculturation profonde à son environnement opérationnel, ce service garantit au guerrier la certitude d’une prise en charge optimale et matérialise le juste devoir d’assistance de la nation, vis-à-vis de ceux qui exposent leur vie pour la défendre.
- L’acculturation des guerriers
Dans le groupe des guerriers, la collectivisation des émotions, des jugements et des pensées est souvent antinomique de la culture médicale centrée sur la personne. Le chef se préoccupe d’abord du groupe, lequel est au service d’une cause qui dépasse souvent les individus. Il agit vis-à-vis de lui comme vecteur puissant de sens, veille à sa cohésion, à sa discipline, à l’ordre nécessaire et à la bonne exécution de la mission. Le guerrier « individu » n’intervient qu’en second lieu, la cohésion, au sens d’unicité opérationnelle, étant la principale force du groupe. Le chef ne se préoccupe de lui que s’il est menacé ou s’il constitue, par son caractère pathologique, une menace pour ce dernier. Dans cet univers, le médecin véhicule d’autres signifiants ; il s’intéresse à l’individu, il détecte les désunions ou dissonances du groupe, il est facteur de désordre quand il est contraint, par anticipation, de prononcer l’inaptitude d’un militaire à remplir la mission, ou de faire appliquer des mesures prophylactiques contraignantes au groupe.
Il n’est pas surprenant que le chef militaire, qui est parfois également le chef du médecin militaire, cherche par tous les moyens à assimiler les valeurs de celui-ci afin de pouvoir, à son niveau, restructurer son groupe, éviter ses fragilités, s’enquérir des pertes humaines qu’il subit et de leur retour dans l’ordre des guerriers après le temps médical. Le tableau d’Antoine-Jean Gros, montrant Bonaparte visitant les pestiférés de Jaffa en est la parfaite illustration.
Le guerrier s’acculture au monde médical d’abord comme camarade de combat (le Buddy Aid des Anglo-Saxons). Il sait que le premier à le secourir au combat sera son « binôme ». Il sait qu’apprendre certains gestes peut lui sauver la vie ou celle de son camarade. Il les pratique dans toutes les écoles de formation militaire et s’entraîne à se « sauver » aussi sérieusement qu’au maniement de son arme. D’ailleurs, sur lui, il portera à la fois l’arme et la trousse de secours.
Le chef de groupe a le souci de la préparation opérationnelle de son unité ainsi que de la bonne santé physique et mentale de ses « guerriers ». Le corps, son endurance physique, constitue la base du système d’arme « homme ». Le corps, dont l’entretien est individuel, mais dont la « maintenance » est confiée au docteur, fait donc l’objet d’une attention particulière du chef. S’il ne peut, pour les raisons déontologiques déjà évoquées, disposer des informations individuelles, en revanche il est en droit de bénéficier d’informations collectives. C’est tout le sens de l’expression « médecin, conseiller du commandement », qui crée un dialogue très spécifique entre le chef et le praticien, permettant, d’une part, d’alerter ou d’inspirer l’action du chef, d’autre part, de bénéficier grâce au praticien des nécessaires recommandations collectives en vue de préparer, de préserver ou de reconstituer le potentiel humain du groupe. Par les mesures d’hygiène ou de prévention qu’il ordonne, le chef est ainsi « médecin » de son groupe.
Si le chef militaire (le « chef de corps » dans l’armée de terre !) prend le plus grand soin de la santé de son unité, notamment de la dynamique de son moral, c’est qu’il en est responsable. Il écoute, analyse, scrute la moindre information sur la santé de son groupe, sur celle des individus qui le composent, et il se propose toujours d’agir pour fournir des solutions, comme le fait, avec d’autres moyens, le médecin. Cette action est légitime. Elle impose la permanence d’une présence à ses côtés, d’un conseil médical l’assistant dans cette responsabilité éminente de chef.
Le chef militaire apprend donc, dès sa formation, à sortir de la magie et de l’irrationalité, et médicalise son rapport aux questions humaines. Il s’instruit auprès des médecins des vrais enjeux posés au corps et à l’âme du guerrier. Cette acculturation est indispensable à la compréhension mutuelle établissant la base de l’efficience opérationnelle recherchée.
- Pour conclure
On l’aura compris, à sa façon le médecin est guerrier, et à sa façon le guerrier est médecin. Si l’un soigne les souffrances individuelles, l’autre a pour rôle de guérir les maux dont souffrent les groupes humains, à commencer par sa patrie. Cultures médicale et militaire se synthétisent en la forme du médecin militaire, mais aussi dans celle du chef militaire qui prend soin (qui soigne) ses hommes. Dès lors se constitue, au carrefour de ces deux cultures, un espace constant, triangulaire, dont les trois sommets sont le chef militaire, le médecin militaire et le guerrier malade ou blessé. Si les relations entre chef militaire et guerrier ainsi que celles entre médecin et malade ou blessé sont réglées par un ordre, une éthique et des règles de déontologie très précises, la relation entre chef militaire et médecin demeure peu explorée et sujette à consolidation.
Ses fondements sont facilités par des cultures très comparables dans leurs desseins suprêmes, même si la finalité diffère. En revanche, la dichotomie inaugurée par Machaon est sans cesse remise en cause : on ne doit combattre et soigner simultanément. C’est la raison pour laquelle, depuis longtemps, les affaires de la guerre sont du seul apanage du chef militaire, et celles de la santé, du médecin. Même si les passerelles culturelles structurent avec robustesse l’éventualité d’échanger au gré des circonstances les compétences des uns et des autres, il est impératif que chacun reste maître de son destin dans son domaine culturel propre. La prise de responsabilité du chef ou du médecin s’accompagne nécessairement de la totale confiance dans les choix respectifs et, en corollaire, de l’abandon de toute velléité de contrôle de l’organisation de l’activité de l’autre, domaine de sa responsabilité exclusive. À partir de ces prémices de bon sens pourra continuer à s’épanouir harmonieusement, entre le guerrier et le médecin, une fertilisation culturelle particulièrement intense et riche, débutée il y a plus de cinq millénaires.
1 La locution « colloque singulier » désigne la relation très particulière qui doit s’établir entre le malade et le médecin, reposant sur la confiance de l’un et la conscience de l’autre. Elle a été proposée à l’Académie française en 1935 par Georges Duhamel et est depuis largement utilisée, notamment par les juristes, qui lui ont donné une valeur quasi contractuelle.
2 Umberto Eco, Sémiotique et philosophie du langage, Paris, puf, 1988, p. 28.
3 Déclaration de Mexico sur les politiques culturelles, unesco, 1982.
4 Selon les articles 43 et 44 du protocole 1 additionnel aux conventions de Genève de 1949, le combattant appartient à une force armée (organisée, disciplinée et respectant le droit de la guerre) et doit porter l’uniforme, se distinguer de la population civile et respecter le droit international des conflits.
5 Claude Barrois, Psychanalyse du guerrier, Paris, Hachette, 1993, p. 13.
6 Elrick Iraztorza, « Quatre principes pour fonder le moral », in Inflexions n° 7, pp. 79-87.
7 Lyautey, Lettres du Tonkin et de Madagascar, cité par Pierre Garrigou-Granchamp, « Pourquoi une culture militaire ? », site web du cofat, 2007.
8 Livre blanc de la défense nationale, Paris, 2008, p. 175.
9 Michel Maffesoli, Le Temps des tribus, Paris, Méridiens sciences humaines, 1988.
10 « Mais pourquoi délibérer dans ma chère âme ? Quand un homme veut lutter contre un autre homme qu’un dieu honore, aussitôt une lourde calamité est suspendue sur lui. Il parla ainsi, et Antilokhos, accablé par ces paroles, resta longtemps muet , et ses yeux s’emplirent de larmes, et la voix lui manque ; mais il obéit à l’ordre de Ménélaos » (Iliade, chant XVII).
11 Fondements et principes de l’exercice du métier des armes dans l’armée de terre et Règlement de discipline générale.
12 « La révélation d’une information à caractère secret par une personne qui en est dépositaire soit par profession, soit en raison d’une fonction ou d’une mission temporaire est punie d’un an d’emprisonnement et de 100 000 francs d’amende » (article 226-13 du Nouveau Code pénal). « Le secret professionnel, institué dans l’intérêt des patients s’impose à tout médecin dans les conditions établies par la loi. Le secret couvre tout ce qui est venu à la connaissance du médecin dans l’exercice de sa profession, c’est-à-dire non seulement ce qui lui a été confié mais aussi ce qu’il a vu, entendu ou compris » (article 4 du Code de déontologie médicale. Code de la santé publique, article R4127-1 et suivants du 8 août 2004). L’obligation au secret s’impose à toute personne amenée à connaître l’état de santé du malade : médecin, mais aussi les autres membres des professions de santé.
13 « Respecter les règles de protection du secret et faire preuve de réserve lorsqu’il s’exprime, notamment sur les problèmes militaires » (article 6 du décret n° 75-675 du 28 juillet 1975 portant règlement de discipline générale des armées) ; voir aussi l’article 26 sur la protection du secret.
14 L’exemple de grande ampleur le plus récent du tribut payé par les professionnels de santé est fourni par l’épidémie de sras au Canada, à Toronto en 2003, où, à partir d’un seul cas importé, cent quarante-quatre personnes ont été touchées par le virus, dont 77 % de professionnels de la santé ; vingt-deux d’entre eux en sont morts. À Hong-Kong, point de départ de l’épidémie, le médecin italien qui a soigné les premiers malades a contracté la maladie et est décédé peu après.
15 Roger Caillois, L’Homme et le Sacré, Paris, Gallimard, 1950, p. 218.
16 Guy Briole, François Lebigot, Bernard Lafont, Psychiatrie militaire en situation opérationnelle, Paris, Addim, 1998.
17 Sorte de béret ceint d’un ruban de velours indiquant la spécialité médicale, et orné de différents accessoires permettant d’identifier le parcours d’un étudiant en médecine ou en pharmacie.
18 Il est distrayant de noter l’homonymie : les carabins étaient à l’origine une compagnie de cavalerie légère créée par Henri III. En 1622, Louis XIII l’arma de mousquets, ce qui constitua la base du corps des mousquetaires. Aujourd’hui, le terme désigne les étudiants en médecine. Il provient du vieux français « escarrbin » qui était un coléoptère fouisseur. Cette dénomination semble remonter au Moyen Âge, époque où les étudiants en médecine étaient chargés d’enfouir les cadavres des victimes de la peste.
19 André Thiéblemont, Cultures et logiques militaires, Paris, puf, 1999.
20 Robert Redfield, Ralph Linton, Melville Herskovits, « Memorandum on the Study of Acculturation », American Anthropologist, vol. 38, n° 1, 1936, pp. 277-286.
21 Mirko Grmeck, Les Maladies à l’aube de la civilisation occidentale, Paris, Payot, 1994.
22 Machaon et Podalire sont fils d’Asclépios, dieu de la médecine, et de sa femme Épione. À Troie, ils sont chirurgiens du camp achéen. Machaon soigne le roi Ménélas et Podalire, Philoctète, le porteur de flèches d’Héraclès. Tous deux font partie des combattants dissimulés dans le cheval de Troie.
23 Passés les ravages des invasions barbares, le visage du savoir médical se dessine en Occident, notamment dans les monastères, en particulier l’abbaye du Mont-Cassin, quand le père bénédictin Constantin l’Africain (vers 1015-1087) s’y retire pour traduire plusieurs dizaines de livres de science médicale grecque conservés par les savants syriaques, juifs et surtout arabes (Avicenne, Rhazès, Averroès).
24 Article 22 de la première Convention de Genève, 1949.
25 Décret n° 2008-967 du 16 septembre 2008 fixant les règles de déontologie propres aux praticiens des armées.