Il paraît naturel que la réflexion sur la place du fait religieux dans les armées modernes comprenne une dimension internationale comparative. C’est le but que s’assigne l’étude synthétique proposée ici, dont l’approche est centrée sur les réalités britanniques contemporaines.
Un double écueil consisterait soit à ne retenir pour l’analyse, au détriment de tout ce qui inscrit clairement le pays dans son environnement en Europe occidentale, que les spécificités qui confèrent à la situation religieuse britannique son caractère unique, soit, inversement, à ne s’attacher qu’à ce qui est commun, aux dépens de tout ce qui porte témoignage d’une histoire, d’un milieu géographique et culturel, et d’une identité certes plurielle mais bien distincte de celles rencontrées sur le continent.
Ce cadre général posé, avec ses différences et ses similitudes, on s’attachera à présenter d’une part, la doctrine officielle des forces armées face au fait religieux, avec ses éventuelles inflexions récentes, d’autre part, l’aumônerie aux armées britannique, avec les défis et difficultés auxquels elle se trouve aujourd’hui confrontée.
- Si proche, si différent, si semblable
à la fois : tradition et traditions
L’observateur voulant comparer les situations religieuses britanniques et françaises voit son attention légitimement attirée par un ensemble de réalités sans équivalent dans la République française. Ainsi, s’il est vrai que la Church of Ireland (anglicane) est « dés-établie » depuis 1871, que la Church in Wales (anglicane) et la Church of Scotland (presbytérienne, qui reste l’Église nationale en Écosse) le sont respectivement depuis 1920 et 1921, il reste que la Church of England (souvent appelée CofE) est l’Église « établie » pour une Angleterre qui pèse plus de 80 % de la population du Royaume-Uni.
Ce n’est pas ici le lieu de passer en revue les diverses façons dont se concrétise l’establishment, mais cette CofE non séparée de l’État a effectivement pour « gouverneur suprême héréditaire » le monarque régnant (depuis 1953, la reine Elizabeth ii) qui, lors de la cérémonie de couronnement, s’engage à « maintenir au Royaume-Uni la religion protestante réformée établie de par la loi ». Les pièces de monnaie sont toujours frappées de l’inscription « D. G. Reg F. D. », c’est-à-dire qu’Elizabeth est « par la grâce de Dieu, reine, défenseur de la foi ». La journée de travail au Parlement s’ouvre par des prières officielles, et la Chambre des lords comprend de droit 26 Lords Spiritual, tous évêques de l’Église d’Angleterre, les autres confessions chrétiennes ou religions n’étant représentées que sur la base de la distinction personnelle du promu, à la discrétion du Premier ministre. Monarque et Premier ministre sont associés à la nomination des évêques et archevêques, le Premier ministre pouvant choisir entre les deux noms proposés, et le souverain devant donner son assentiment.
Au-delà des aspects strictement institutionnels, on notera enfin le fort engagement religieux personnel de la reine Elizabeth, et l’attachement au moins affectif manifesté à la famille royale lors de cérémonies officielles d’ampleur internationale telles que les funérailles de la princesse Diana ou de la reine mère.
- Si proche, si différent, si semblable à la fois :
sécularisation et post modernité
Les éléments symboliques concourent profondément à la définition de l’identité nationale, mais il importe d’identifier à présent ce que la Grande-Bretagne a en commun avec les autres pays d’Europe occidentale, et, paradoxalement, plus particulièrement avec la France. Quels sont donc ces points communs ?
Lorsque sociologues et statisticiens abordent la question de la sécularisation en Grande-Bretagne, trois types d’analyse se dégagent. L’une, optimiste-réaliste avec Grace Davie, tout en prenant acte du déclin marqué des formes traditionnelles de pratique religieuse, relativise, arguant du déclin parallèle du syndicalisme ou du nombre des spectateurs aux matchs de football, et insiste sur les nouvelles formes de religiosité. Peter Brierley, partant du même constat, se veut plutôt alarmiste-réaliste : le déclin lui semble grave, et le point de non-retour presque atteint. Callum G. Brown soutient pour sa part la thèse radicale de la « mort de la Grande-Bretagne chrétienne » en deux générations du fait de l’interruption de la transmission de la foi par les femmes depuis les années 1960.
Sondages ou analyses en la matière sont rarement « innocents » sur un sujet aussi sensible : plus encore peut-être qu’en physique où la seule présence de l’opérateur modifie déjà les données de l’expérience, formulation des questions et choix de la perspective prolongent aussi l’observation par une volonté plus ou moins explicite de façonner la réalité. En témoigna la différence de rédaction des questions posées au recensement de 20011, d’une part en Angleterre et au pays de Galles, d’autre part en Écosse, sur les convictions religieuses, différence qui introduisit effectivement un biais notable incitant davantage à se définir comme « chrétien » au sud du mur d’Hadrien. Le fait majeur reste certainement depuis vingt ans, plus peut-être que le multi-culturalisme, l’émergence d’un athéisme et d’un agnosticisme revendiqués.
Les Anglais sont connus pour leur humour et leur pragmatisme. Le dicton « c’est pour les Anglais un article de foi que Dieu n’existe pas, et qu’il est sage de le prier de temps à autre » témoigne aussi bien de la réalité actuelle que d’une tendance profonde d’un anglicanisme via media peu porté sur les élans mystiques et l’enthousiasme religieux, et qui n’affiche que peu de sympathie pour ce qui pourrait être taxé de prosélytisme, exception faite de son aile « évangélique » restant très attachée au caractère missionnaire du christianisme.
Il est indéniable, tous les indicateurs sociaux et culturels le montrent, que la société britannique, à l’instar de presque toutes les sociétés occidentales, a plus que jamais changé depuis les années 1950. Depuis plus de trente ans, on débat du dés-établissement éventuel de la CofE. Dans un contexte de multiculturalisme à la britannique très prégnant dans les années 1990, le prince Charles a tenu à affirmer qu’il voyait son rôle de souverain comme Defender of faith (défenseur de la foi religieuse, de toute foi religieuse) et non plus comme Defender of the faith (défenseur de la foi protestante). Les enjeux symboliques du sacré sont grands, et la réflexion se poursuit.
- Forces armées, force morale et fait religieux :
doctrine officielle et inflexions
Un système où le lien entre les militaires et leur souverain s’apparente au rapport d’allégeance, et où le souverain est gouverneur suprême d’une CofE non séparée de l’État semble appeler des conséquences logiques pour les forces armées britanniques face au fait religieux. Loin d’une « théocratie à l’anglicane », le pragmatisme britannique rejoint pourtant étonnamment la distinction, chère aux Français, entre théorie et pratique.
En effet, les Queen’s Regulations for the Army, 1975, stipulent aux paragraphes interarmées J5.262 et J5.263 : « La respectueuse observance de la religion au sein des forces armées est de la plus haute importance. Il est du devoir de toutes les parties concernées de pourvoir de façon appropriée aux besoins spirituels et moraux des personnels. » Et « Les chefs de corps encourageront l’observance religieuse de leurs subordonnés et donneront eux-mêmes le bon exemple en la matière. » Deux niveaux de lecture donc : d’une part, respect et observance, plus extérieurs, plus mesurables, qui se voient reconnaître « la plus haute importance », d’autre part, besoins spirituels et moraux des personnels, plus profonds, plus complexes à prendre en compte, également affirmés. Le paragraphe J5.264 prévoit que soient pris en compte avec bienveillance les besoins des minorités religieuses non chrétiennes officiellement reconnues. D’où la création récente ad experimentum du premier poste d’aumônier musulman.
Pourquoi cette importance ? Serait-ce la marque, ou le vestige, d’une volonté de favoriser la religion vue comme garante de l’ordre ou comme créatrice de capital social ? En fait, très réalistes, les Britanniques aiment à citer le dicton napoléonien en appui de la thèse selon laquelle, au combat, la force morale est le facteur décisif ; la religion n’en est qu’une composante, les chrétiens n’ayant pas le monopole de la vertu. Et cette force morale est pensée comme essentielle, non pour elle-même, mais au sein d’une culture de recherche du résultat. Le document Conduct of War du War Office de 1950 définissait déjà les bases sur lesquelles repose le moral comme « spirituelles, intellectuelles et matérielles » « par ordre d’importance », précisant de façon révélatrice « seules des bases spirituelles peuvent permettre de résister à de vraies épreuves… la base spirituelle du moral n’est pas tant la religion dans l’acception stricte du mot que la foi dans une cause ».
- Un ethos spécifique aux forces armées ?
De la culture de groupe à l’éthique
En réponse aux évolutions de la société et au nouveau contexte géo-militaire, le début des années 1990 voit le commandement réfléchir sur la nécessité de « valeurs spirituelles » fondant un ethos spécifique aux forces armées et pouvant se situer à contre-courant de l’évolution de la société. Partageant un diagnostic commun sur les effets pervers pour l’institution militaire de l’ambiance d’individualisme, de culture des droits, de best business practice et de juridisme pointilleux, deux écoles de pensée se différencient nettement.
L’approche majoritaire, à l’optique plus utilitariste et réaliste que respectueuse de la spécificité religieuse, met l’accent sur les liens entre moral et efficacité, et entre moral et image des armées. Elle s’exprime dans les documents Design for Military Operations, the British Military Doctrine, Army Code 71451, de 1996, Spiritual Needs Study, du Brigadier McGill, mai 1999 et Values and Standards of the British Army, Army Code 63812, de février 2000.
Minoritaire, ne faisant pas l’unanimité, l’adp5 Soldiering. The Military Covenant, Army Doctrine Publication vol. 5 de février 2000, valable pour l’armée de terre, revisite et prolonge l’approche accordant une place de choix au christianisme dans la formation de l’ethos des armées. Complexe, nuancé, il présente des argumentaires s’apparentant par endroits à ceux retenus par la réflexion militaire française par exemple dans le « Livre vert » de 1999. Seul l’adp5 insiste sur le fait que moral élevé et grande cohésion caractérisaient les unités ss, et ne peuvent donc suffire à eux seuls. Il est notable par contraste que le critère ultime d’évaluation de la conduite individuelle soit ainsi formulé dans Values and Standards : « Vos actions ou votre comportement ont-ils eu ou auront-ils probablement un impact négatif sur l’efficacité ou sur le caractère opérationnel de l’armée de terre ? »
De même que l’emploi des mots ethos et éthique est susceptible d’harmoniques divergentes, il existe une réelle ambiguïté entre « entretien du moral des troupes » et souci du bien-être moral des troupes. Dans un cas, l’accent sera mis sur le soutien psychologique, sur l’amélioration du caractère opérationnel des forces, sur l’efficacité. Dans l’autre, sur la prise en compte du souci de l’éthique. Quoi qu’il en soit, il reste entendu que c’est des chefs que l’exemple doit venir, et c’est la chaîne de commandement qui porte la première responsabilité en matière de motivation et de normes de comportement.
- L’aumônerie aux armées
L’aumônerie aux armées existe pour « pourvoir au bien-être spirituel des personnels des armées et de leurs familles » (Queen’s Regulations, paragraphe J5.261). Les églises détachent des aumôniers pour servir à ce titre, percevant bien que la « double nationalité » (religieuse et militaire) représente un défi délicat à relever, les risques d’instrumentalisation par la partie militaire (une aumônerie réduite à « mettre de l’huile dans les rouages de l’efficacité opérationnelle ») ou de déviation par rapport à leur vocation pour les aumôniers n’étant pas nuls.
Les aumôniers ont un statut, une rémunération et une image d’officier (ce qui peut être un obstacle à leur ministère auprès des soldats), avec un « déroulement de carrière » pour l’armée de terre débutant avec le grade d’équivalence de capitaine et culminant pour le Chaplain General au grade de général de division. La plupart des aumôniers protestants sont mariés et pères de famille ; ils adoptent un style de vie comparable à celui du corps des officiers, envoyant souvent leurs enfants étudier dans des public schools coûteuses. Ces trois dernières années, une volonté d’accentuer la qualité du professionnalisme militaire des aumôniers « professions libérales » et de renforcer (sur le modèle du regimental system) les liens entre l’aumônier et l’unité où il exerce son ministère s’est concrétisée par un programme d’amélioration de la formation des aumôniers dispensée à Amport House, leur « maison mère ».
La crédibilité de l’aumônier perçu comme exerçant des responsabilités de type « profession libérale » en complément de son caractère « sacerdotal » repose alors sur le développement de ses compétences militaires (passage du brevet para, etc.), administratives (connaissance des processus), psychosociales (qualités relationnelles, formation de type médico-psychologique), et même religieuses (traditions et cérémonies en milieu militaire). La volonté de montée en puissance suite au rapport McGill se traduit par la recherche d’aumôniers jeunes, projetables, proches des troupes ; elle se heurte au fait que la ressource se raréfie, les ordinations toutes dénominations confondues étant moins nombreuses et plus tardives. Une des particularités britanniques est que, contrairement aux personnels civils chargés de mission analogues loin du danger, les aumôniers sont seuls habilités à distribuer sur le champ de bataille colis de soutien, cigarettes (mission qui pourrait très bien être confiée aux sous-officiers) ; cette dimension de « responsables du bien-être matériel » pour certains « à-côtés » pose parfois question.
Les aumôniers savent qu’en temps de paix leur présence est reconnue comme nécessaire mais pas toujours souhaitée, tandis qu’en temps de conflit leur présence est toujours souhaitée. Il existe au sein de l’aumônerie un consensus fort sur l’attitude à avoir : pas question de faire du prosélytisme ou du « gavage » (le cliché maintes fois entendu est forcing religion down people’s throats). Face au proverbe « Un athée dans un trou de combat, ça n’existe pas » qui fait partie de la culture commune des troupes de mêlée, les aumôniers posent comme paradigme de leur ministère, avec réalisme et humilité, et un regret élégamment tempéré par l’humour, l’expérience emblématique du huis clos vécu à bord des navires de la force expéditionnaire des Falklands : plus les Malouines approchaient, plus la participation aux services religieux augmentait ; sur le chemin du retour, les chiffres de fréquentation retombèrent à peu près à leur niveau habituel. Quelle plus grande précarité en effet que celle où l’on risque de perdre la vie ? Or l’étymologie nous rappelle justement le lien entre précarité et prière, ce qui est précaire, precarius, étant obtenu par les prières, preces.
Le général de brigade McGill avait été chargé de l’étude sur les besoins spirituels dans l’armée de terre dans un contexte de recherche d’économies budgétaires et donc de suppressions éventuelles de postes d’aumôniers. Après avoir posé des bases excluant tout triomphalisme en constatant : « Les valeurs spirituelles ne sont pas exclusivement liées à la religion…. La plupart des officiers et des soldats de l’armée de terre britannique ne sont pas ouvertement croyants (overtly religious). Beaucoup sont « neutres » plutôt que partisans actifs du christianisme », McGill insista sur l’héritage de l’histoire et conclut au terme de son mandat à l’importance de la culture de la force morale et à la nécessité de développer l’aumônerie aux armées.
Le rapport McGill s’inscrit pour autant dans une conception de la religion psychologisante et tacitement réductrice à « l’émotion », conception sous-tendant déjà le document Conduct of War. Création et entretien de la conviction, apport d’un soutien spirituel (réduit essentiellement à sa dimension psychologique) à des soldats plus motivés, moins vulnérables au stress et aux troubles post-traumatiques : l’aumônerie ne serait-elle alors perçue par l’institution que comme « multiplicateur de forces » à l’américaine ?
Les plus récents développements ont été l’évolution de nombreuses églises vers la doctrine de la juste paix, ce qui a rendu l’exercice du ministère des aumôniers plus délicat dans un contexte de débats publics vigoureux en 2002-2003 ; la réforme de l’organisation de l’aumônerie avec fusionnement (initiative dite de convergence) de la chaîne hiérarchique distincte des aumôniers catholiques2 et prise en compte des attentes œcuméniques fortes tant de l’institution militaire que des personnels sur le terrain (pastorale des blessés et du champ de bataille). Ceci signifie qu’un prêtre catholique pourra un jour devenir Chaplain General. Le révérend David Wilkes, méthodiste, avait ouvert la voie pour les protestants en tant que premier non anglican à être promu à la fonction de Chaplain General.
On retiendra conjointement le respect généralement exprimé pour le professionnalisme et l’engagement des aumôniers, et le risque de déviation vers une « religion militaire » répondant, certes, à la spécificité de la situation, mais au détriment éventuel de l’authenticité religieuse.
- Conclusion
Ce rapide tour d’horizon n’incorpore pas la dimension de l’enquête, juridiquement faisable au Royaume-Uni, sur l’appréciation portée sur l’aumônerie par les militaires et qui est circonscrite aux questions suivantes : dans quel cadre, avec quels termes de référence, pourquoi, et avec quelles évolutions récentes, les institutions militaires britanniques répondent aux besoins spirituels. Mais il semble qu’une étude sociologique statistique, par le biais du questionnaire, butera toujours intrinsèquement sur la pudeur et même le mystère qui entourent les questions portant sur le sens de la vie, et sur les attitudes face à la mort. Le nécessaire recours à des entretiens qualitatifs individuels reposant sur l’anonymat des résultats et nécessitant une relation de confiance dans l’administration de l’entretien, ainsi qu’un protocole particulièrement rigoureux dans l’élaboration des questions pour éviter autant que possible l’introduction de biais dommageables, rendent peu probable que soit conduite une telle étude, du moins à grande échelle.