À l’heure de la mondialisation, et de l’uniformisation des cultures et des modes de vie qui l’accompagne, François Jullien propose de refonder le dialogue entre les cultures, de le sortir de cet « humanisme mou » dont il est victime. Trois notions doivent être repensées et dés-amalgamées pour remettre ce dialogue en marche, et assurer les conditions d’un dialogue intelligent entre les cultures : l’universel, l’uniforme et le commun.
L’universel, est une notion ambiguë, qui se comprend soit comme une universalité faible se limitant à la seule expérience, soit comme ce concept fort d’universalité qu’a conçu la philosophie, et qui revient au jugement impératif, établissant une norme absolue pour toute humanité. L’uniforme, quant à lui, constitue le « double pervertit » de l’universel, il ne relève non pas d’une nécessité, mais d’une commodité, c’est le report indéfini du semblable, qui rend la pensée démunie face à son règne. Le commun reste pour sa part le lieu du partage, il n’est ni logique comme l’universel, ni économique comme l’uniforme, mais il est politique, il est ce qui nous fait appartenir à la cité. Il est cependant toujours menacé de devenir exclusif plutôt qu’inclusif, et de verser dans le communautarisme. L’histoire occidentale nous montre le commun se déployer jusqu’à rencontrer l’exigence de l’universel. Mais cet universel s’est construit en Europe seulement à partir d’un agencement composite de tous les éléments hétérogènes que celle-ci enferme en son sein. Dès lors, la notion d’universel appartient à une civilisation « occidentale » et l’on peut se demander si elle s’entend en dehors du cadre européen, si les autres cultures ont développé cette exigence d’universel, et enfin s’il existe des notions qui peuvent en elles-mêmes se comprendre comme universelles.
L’universel s’entend-il lorsqu’on délaisse le cadre européen ? L’exemple de l’islam, montre que l’on ne tente pas toujours d’aligner l’universalité logique sur l’universalité des valeurs. L’islam a effectivement beaucoup conquis mais n’a pas cherché pour autant à convertir. On pense aussi à la Chine, dont la puissance d’intégration idéologique est telle, qu’elle se place elle-même au centre du monde et tient ses valeurs pour non respectivement imitables. Mais ce n’est pas pour autant qu’il n’y a pas de statut idéal d’un universel culturel. Demeure effectivement cette idée du sens commun de l’humain, idée d’inspiration kantienne, que ce que j’éprouve personnellement, en même temps, vaut pour tous. Et l’on peut penser que les droits de l’homme sont l’application de ce principe, même si l’Occident ne peut plus les imposer comme devoir universel, alors qu’ils sont issus d’un conditionnement historique particulier. Cependant, les droits de l’homme, par l’abstraction dont ils procèdent, peuvent être communiqués à d’autres cultures, s’apparenter à la maxime kantienne et valoir ainsi d’universalisant, « indépendamment des perspectives propres aux cultures, pour toutes les cultures ».
Il s’agit alors d’explorer « le pluriel des cultures non sous l’idée de la différence, mais sous celle de l’écart qui fait paraître la diversité des cultures comme autant de ressources à exploiter ». C’est donc un dialogue entre les cultures qu’il faut instaurer. Un dialogue pour faire face à ce choc des civilisations auquel Huntington fait référence, et qui désigne le pluriel des cultures comme la source des conflits du monde à venir. Ce dialogue est la seule façon de résister à l’uniformisation ambiante, uniformisation qui noie les différences et est loin d’être pacifiante. Le dialogue entre les cultures permettrait de les mettre face à face et de créer ainsi les conditions nouvelles d’un auto-réfléchissement de l’humain.