S’il est un mot qui est au cœur des centres d’intérêt de la revue Inflexions, c’est bien le mot « sens ». Ce n’est d’ailleurs sans doute pas un hasard si le premier thème développé dans le numéro 1 se déclinait à partir de la question « L’action militaire a-t-elle encore un sens aujourd’hui ? ».
C’est dire si le livre de Monique Castillo, philosophe et membre de notre comité de rédaction de la première heure, intitulé « Le Pouvoir » et sous-titré « Puissance et sens », est de nature à susciter l’intérêt de tous ceux qui sont en empathie avec cette revue.
L’auteur pardonnera au militaire que j’ai été durant plus de quatre décennies, une lecture au prisme de ses propres obsessions (au risque de desservir un livre dont la portée va évidemment bien au-delà de ce champ, qui n’est d’ailleurs pas évoqué car ce n’est pas le sujet).
Mais quel bonheur d’y trouver d’emblée et tout au long d’un texte dense, court (113 pages), remarquablement synthétique, fortement charpenté mais subtilement nuancé, à la fois un écho et une source de réflexion renouvelée pour les deux questions que tout chef militaire ne peut cesser de se poser : celle du sens de son action et de sa légitimité.
Or le pouvoir, en tant que système, y est analysé, précisément, comme devant répondre à un besoin de légitimité et à une demande de sens…
Les titres de ses trois chapitres sont explicites :
- Pouvoir et puissance. L’intégration dans un ordre.
- Pouvoir et domination. Le commandement de la loi.
- Pouvoir et processus. La mobilité des influences.
Autrement dit, le pouvoir est d’abord décrit comme « puissance même de l’être », avec pour valeur suprême le sacré, puis comme « né de l’homme », étayé par la loi, enfin comme « force impersonnelle d’une fonction », « l’absolue singularité de l’individu » s’opposant aujourd’hui à « l’universalité du sujet moderne ».
Autrement dit encore, du système prémoderne au système postmoderne en passant par le système moderne.
Mais que l’on ne s’y trompe pas, la logique chronologique est trompeuse : l’auteur montre qu’au-delà d’une apparente succession, les systèmes cohabitent, non seulement dans le monde mais à l’intérieur même des États. Il en découle une diversité potentielle des conflits de sens avec une « combinatoire de conflits » et ce d’autant plus que, dans chaque système existe une « dualité des interprétations d’une même quête de sens ».
Une grille d’analyse, appliquée à chacun des systèmes et reprise en appendice sous forme de tableau schématique, vient aiguiser et susciter la réflexion :
- valeur suprême,
- discours justificatif,
- critère de validité des valeurs,
- forme idéalisée,
- forme caricaturale.
Il ne s’agit pas là de spéculation intellectuelle car l’enjeu est ni plus ni moins que « la confiance de chacun dans son propre système de valeurs ».
À cet égard, persistant dans mes « obsessions », j’observe qu’en Occident et en France en particulier, les armées, dans leur quête de sens, ont su, non sans soubresauts historiques, dominer la grande fracture du passage du système prémoderne au système moderne. On peut même prétendre qu’aujourd’hui encore, plus que d’autres, elles empruntent à l’un et à l’autre. Autre façon de dire les choses, en chaque officier, se niche quelque part l’héritage du chevalier. Mais, pour autant, ses valeurs sont simultanément sans ambiguïté celles des droits de l’homme et son allégeance à l’État de droit sans faille. Autrement dit, nous avons, sans le savoir, inventé un métasystème.
C’est là que, lisant Monique Castillo, je m’interroge, tant les caractéristiques du système postmoderne, vont, sur bien des points, à rebours des fondamentaux de l’exercice du métier des armes. Saurons-nous inventer un nouveau métasystème ?
On aura compris qu’on ne sort pas l’esprit en paix de la lecture de ce livre. Puisse le lecteur me pardonner cette lecture engagée, et surtout, être incité à s’y plonger.