En 1991, au moment de la dissolution de l’urss et de la guerre du Koweït, Jacques Sapir annonçait l’entrée du monde dans le xxie siècle, xxie siècle dont on pensait alors que l’hyperpuissance américaine serait le maître, faisant régner partout sa suprématie tant militaire qu’économique, tant politique que culturelle. Mais aujourd’hui, Jacques Sapir attire notre attention sur le fait que ce « siècle américain » a bel et bien été un mirage trompeur, que le contexte du début des années 1990 a avorté entre 1997 et 2003.
Selon Jacques Sapir, la rupture véritable se produit durant la crise financière internationale de 1997-1999, pendant laquelle les États-Unis se sont montrés incapables de maîtriser la libération financière internationale. Les limites de la puissance américaine sont mises à nu et l’on constate alors l’émergence (ou la réémergence) d’acteurs concurrents tels que la Chine et la Russie. Le discours néolibéral des États-Unis se trouve à ce moment fortement dévalorisé. L’économie américaine est donc remise en cause, mais ce sont également les valeurs américaines en général qui sont aujourd’hui directement contestées. Les États-Unis entraînent les valeurs universelles dans leur déclin du fait de leur instrumentalisation : le discours des Lumières est rejeté et discrédité après avoir été instrumentalisé à des fins politiques et impériales.
L’échec américain en Irak est la preuve que la puissance militaire des États-Unis est également en crise, mais plus généralement, que c’est aujourd’hui tout un « art de la guerre » qui se trouve remis en question. Le « siècle américain » ne sera pas, et penser le nouveau siècle à venir implique de revenir sur les mutations de cet « art de la guerre », intervenues pendant « l’intersiècle » compris entre 1991 et 2003 et jusqu’aux conséquences de l’intervention américaine en Irak. Selon Jacques Sapir, « L’échec américain en Irak souligne la contradiction qui existe au sein de la doctrine militaire entre les règles tactiques et les objectifs stratégiques. Cette contradiction est au cœur même de la crise de l’art de la guerre américain. Si l’on considère, à la suite de Clausewitz, que la guerre n’est que la continuation de la politique par d’autres moyens, alors l’emploi de tactiques dont les effets corrodent ou détruisent les objectifs politiques qui ont dicté la décision de recourir à la force armée est une faute fondamentale. » (p. 198). La suprématie militaire américaine est en crise. Si ce basculement quant à « l’art de la guerre » se confirme, alors il ne fera plus de doute qu’il est bien symbolique d’un nouveau « siècle politique ».
Alors que les menaces d’une attaque américaine sur l’Iran se maintiennent, que les relations russo-américaines connaissent des conséquences européennes, l’auteur rappelle qu’il convient de réfléchir aux conséquences de l’hypothèse d’un non-lieu du « siècle américain », car même si les États-Unis restent une grande puissance, ils ne sont plus en mesure d’hégémoniser le monde. L’avortement du « siècle américain » implique un changement des représentations, on ne peut plus penser le monde comme en 1991, d’autant plus que les formes prises par la réaction impériale américaine ont compromis l’idée même de principes universels. De plus, il faut revoir les choix politiques et institutionnels entrepris durant cet « intersiècle », car si l’on ne peut penser le monde dans les mêmes termes qu’il y a quinze ans, alors certaines des voies dans lesquelles nous nous sommes engagés vont dans une mauvaise direction.
La France et les élites européennes ne devraient-elles pas repenser les fondements des grands principes universalistes pour pouvoir les défendre, et surtout prendre en compte ce basculement du xxie siècle et sa nouvelle orientation ? Depuis la fin 2007, la France réexamine sa politique étrangère et sa politique de défense, la rédaction en cours du nouveau livre blanc en est la preuve. Pour l’auteur, ces événements annoncent un nouveau « siècle politique », qui conduit à un changement de représentations et de paradigmes. Ce nouveau siècle ne connaît plus de puissance régulatrice. Et c’est un monde multipolaire qui voit ressurgir la notion de nation comme élément fondamental de l’action collective et démocratique. Les élites européennes se doivent alors de reconsidérer leur politique à l’aune de cette nouvelle donne, sans s’accrocher plus longtemps à des prismes politiques devenus obsolètes.