N°53 | Humour

Caporal stratégique

Quand les militaires font de l’humour sur les réseaux sociaux

L’idée date de 2008-2009, époque de l’explosion du nombre de blogs militaires en France (Secret Défense, Mars attaque…). Mais c’est le 14 mars 2022, poussés par des contacts sur Twitter face au regain d’intérêt pour la chose militaire lié au déclenchement de la guerre russo-ukrainienne, que nous avons officiellement lancé Caporal stratégique. Nous nous sommes inspirés des nombreux magazines satiriques existants, dont notre équivalent américain Duffel Blog. Le nom est inspiré de la théorie selon laquelle l’« action d’un seul soldat à l’échelon le plus bas peut faire office d’“aile de papillon” et provoquer des bouleversements. Et quand on parle d’action, on parle surtout d’action négative »1. Parfait pour nos petites blagues qui peuvent, selon la sensibilité de certains chefs ou un effet Streisand2, prendre diverses proportions.

Attachés à l’esprit de l’Internet libre, nous avons choisi d’avoir comme ancrage principal un journal-blog que nous hébergeons de manière indépendante (www.caporalstrategique.fr), ce qui nous offre une plus grande liberté, ne dépendant pas des plateformes tant pour l’hébergement que pour la modération. Pour plus d’interaction, nous avons également investi les réseaux sociaux, en particulier Twitter (plus de sept mille abonnés) et Mastodon (plus de huit cents) qui sont les plus tournés vers une interaction bidirectionnelle. Toujours par esprit d’indépendance, et pour offrir un espace d’échange à la sphère militaire non officielle, nous avons lancé le 3 novembre 2022 sur Mastodon bagarrosphere.fr où se retrouvent de nombreux analystes et commentateurs français comme internationaux de l’actualité et de l’histoire des armées. Quant au « qui ? » de Caporal stratégique, la discrétion est de rigueur plus que dans le cadre habituel de la parodie : nos moqueries, provenant de non-officiers et ne passant pas par un filtre de relecture officiel, pourraient nous mettre en porte à faux dans notre travail quotidien. Cela nous permet aussi, de manière plus positive, d’éviter de faire penser à nos lecteurs que nous pointons du doigt une armée en particulier. Nous nous présentons comme une personne d’active et une de réserve, sans préciser l’armée ou l’arme. L’essentiel se voit dans notre production, qui peut difficilement être faite par une personne ne faisant pas partie de la communauté militaire. Références et sujets sont spécifiques au métier.

Notre logo est un grade de caporal, sans précision d’arme, surmonté de trois étoiles de général. C’est un miroir de la définition de caporal stratégique, où l’action souvent négative peut faire autant de dégâts qu’une mauvaise décision d’un général. Nous nous sommes amusés à imaginer le scénario d’un soldat du rang menaçant un étoilé en opération : s’il n’obtient pas ce qu’il demande, au prochain reportage de terrain de journalistes tv, il gifle un habitant local pendant que la caméra tourne pour placer toute son armée dans l’« embarras » ; il se met ainsi d’une certaine manière à égalité de grade par son niveau d’action potentiel. C’est ce que nous avons voulu représenter avec ce visuel.

  • Entre humour de métier et grand public

Avec qui faire de l’humour ? Depuis l’extérieur, et pour beaucoup, le monde militaire semble être fait d’un bloc, au mieux de trois grands blocs : air, mer et terre. Depuis l’intérieur, il apparaît au contraire extrêmement fragmenté, tant par les métiers (mécaniciens, commissaires, pilotes…) que par les armes (artillerie, aviation de chasse, sous-marins) ou les nombreuses autres subdivisions dont les armées ont le secret. Il en résulte autant de niveaux d’humour qui parviennent plus ou moins à passer les barrières voire à être compris. On ne peut fonder un article qui veut toucher l’ensemble de la sphère militaire sur la couche thermocline, le carnet de chant des troupes de marine ou l’approche pour atterrissage via radar.

Nous souhaitons également permettre aux personnes étrangères aux armées de profiter de nos articles autant que possible. La chose n’est pas forcément aisée, car la suspension du service militaire a augmenté l’étanchéité entre le monde civil et le monde militaire. Ainsi des sketchs d’humoristes « grand public » écrits à une époque proche, par exemple Le Soldat Morales (2001) de Didier Bénureau ou Le Colonel (1989) de Pierre Palmade, auraient aujourd’hui besoin d’explications pour que leur drôlerie soit perçue par le plus grand nombre. Certaines références (grades, matériels, pratiques…) ne sont en effet plus comprises hormis par les proches des deux cent six mille militaires que comptent les armées3. Nous avons donc fait le choix d’un humour globalement commun ou connu de tous au sein des forces armées, avec des tournures permettant aux civils de saisir le sujet, même s’il leur sera quand même nécessaire d’être un peu au fait de l’actualité et des grands sujets militaires.

Pour ce qui est de la forme et du ton, nous avons opté, dès l’idée de départ en 2008, pour un journal, sur le modèle du Gorafi ou du Duffel Blog, nos comptes sur les réseaux sociaux venant en soutien et en publicité. À notre connaissance, cette forme n’a pas été utilisée dans l’humour militaire français sur Internet, qui privilégie la formule de la communauté Facebook comme Mike Echo (quatre-vingt-sept mille abonnés) ou l’Amicale du vent (dix-huit mille abonnés). Côté anglais, la référence principale est @raf_Luton sur Twitter (cent vingt-six mille abonnés). Cela nous permet également d’avoir des archives et une présence plus forte dans le temps. L’humour utilisé tente d’englober tous les corps et strates militaires. Rire d’une armée, d’une unité ou d’une fonction particulière, mais toujours en tentant d’être respectueux ; une caractéristique de l’humour pratiqué en public par les militaires ou par ceux qui l’ont été4, dans les publications comme dans les échanges et commentaires.

  • C’est l’histoire d’un caporal et d’un colonel qui rient
    avec un major

Lors de discussions avec Paul Szoldra, le créateur du Duffel Blog, nous avons échangé sur nos processus de création et nos choix de sujets d’article. Il est apparu que le premier moteur est de rire des frustrations que l’on rencontre dans notre quotidien. Ce sont des éléments communs, qui permettent d’amorcer le lien avec le public. Pour le Duffel Blog, l’un des ressorts qui fonctionnent le mieux, c’est la focalisation sur une personne, ou plutôt sur un personnage rencontré régulièrement tel que, par exemple, l’officier de renseignement, le soldat sur-musclé de la caserne ou le sous-officier « représentant du personnel » comme il en existe aux États-Unis. Bien que nous ayons des équivalents, les tailles plus modestes et moins standardisées des implantations militaires françaises rendent plus difficile cette projection des lecteurs.

Autre différence : le Duffel Blog s’adresse uniquement aux militaires états-uniens (un million trois cent mille5) là où nous désirons garder une ouverture vers le monde civil. De ce fait, nous fondons notre humour principalement sur le « rire avec » plutôt que sur le « rire de ». Nos articles sont plus généraux, visant des entités ou des métiers, le tout dans un cadre français, bien que certains sujets soient communs à l’ensemble des armées du monde. Cette recherche d’un rire inclusif entraîne des écrits que l’on pourrait considérer comme « gentillets », voire qualifier d’« humour d’officiers » comme l’a fait l’administrateur d’une communauté Facebook, un qualificatif que nous ne pouvons totalement balayer puisque notre audience est en grande partie composée de cadres, militaires ou civils, de chercheurs et de passionnés par le monde de la défense.

Les réseaux sociaux nous offrent la possibilité d’être un peu plus acides, en particulier en réponse à certains messages. La rémanence de ceux-ci sur Twitter ou Mastodon étant de l’ordre de la demi-journée, nous pouvons nous permettre quelques libertés. L’humour commence, comme souvent sur ces réseaux, en réaction à un article ou à une vidéo de presse, parfois à l’assertion d’un utilisateur. Nous pouvons ainsi être plus cinglants ou faire un bon mot qui ne pourrait se décliner dans un article. C’est également une source évidente d’articles, parfois même grâce à des suggestions et propositions de nos lecteurs. Ces deux réseaux sociaux nous permettent aussi de répondre à nos publics de manière plus ou moins sérieuse. En signalant que nous sommes un journal parodique et en prenant soin de ne pas parasiter les comptes de véritables journaux ou institutions.

  • Mourir, ce n’est pas drôle

Quels que soient les sujets abordés dans la revue Inflexions, jamais n’est oubliée la caractéristique du métier des armes : donner ou recevoir la mort. Difficile d’y échapper même dans un numéro consacré à l’humour. Même pour parler de Caporal stratégique. En effet, une fois tous les aspects précédents pris en compte, il existe évidemment des limites que l’on se donne. Rédiger cet article nous a fait prendre conscience que nous devrions plus réfléchir à ces limites et impérativement en mettre afin de rendre plus crédible notre usage de l’humour dans notre métier.

Lorsque Caporal stratégique a été lancé le 4 mars 2022, soit trois semaines après le début de la guerre, la phase d’enlisement des troupes russes en Ukraine avait déjà commencé à entacher le prestige des héritiers de l’Armée Rouge. Sur les réseaux, nombre de vidéos montrant des blindés russes tirés par des tracteurs ukrainiens ou des troupes russes à l’arrêt faute d’essence suscitaient le rire de tous. Même les impôts ukrainiens participaient à la moquerie en indiquant que tout matériel volé aux Russes ne nécessitait pas de déclaration de patrimoine. Mais derrière ces quelques drôleries se cachent de terribles affrontements et de nombreuses pertes. Il est évident pour nous, familiés du combat et des zones de guerre, que des articles humoristiques seraient inadaptés et irrespectueux envers les troupes engagées et les populations victimes. Ce genre d’humour ne peut être fait que par les personnes sur place, par un rire de désespoir. Cet humour peut passer dans des formats très courts sur Twitter par des comptes comme @Sputnik_Not ou @DarthPutinKGB ; ils sont facilement effaçables et ne nécessitent qu’un trait d’esprit ne restant en mémoire que quelques jours.

« Le rire, c’est la dernière bouée. Celle à laquelle se raccroche encore le prisonnier du camp de la mort qui ne peut s’empêcher de pouffer aux portes de la chambre à gaz parce que son pantalon lui tombe sur les chevilles »6, disait Pierre Desproges. Certaines blagues peuvent être faites quand vous êtes sur le terrain ou quand votre pays est touché – les chercheurs travaillant sur les conflits récents ont recensé de nombreuses blagues de la guerre Iran-Irak ou des affrontements en ex-Yougoslavie. Il est en revanche difficile et inapproprié de les faire au chaud depuis chez nous sous la forme de notre journal. Nous rencontrerions une indignation à raison, pas forcément de nos lecteurs habitués à ce qui tourne autour de la guerre, mais du grand public.

Le jeune journal satirique qu’est Caporal stratégique évoluera très certainement. Au gré des retours, de l’audience, de la charge de travail des auteurs, mais également de l’air du temps, de l’évolution du média « blog » et des réseaux sociaux. Il est surtout à espérer que ces moyens d’expression parodique ne soient pas chassés par les autorités militaires ou politiques et condamnés à une expression dans les seuls cercles plus restreints.


1M. Goya, https://lavoiedelepee.blogspot.com/2020/06/le-caporal-strategique-ou-peut-on.html

2effet médiatique involontaire.

3Effectifs et politique de ressources humaines des forces armées françaises (2015-2020) : https://fr.wikipedia.org/wiki/Forces_arm%C3%A9es_fran%C3%A7aises#Effectifs_et_politique_de_ressources_humaines_(2015-2020)

4R. Mielcarek, « Les militaires français se lâchent sur les réseaux sociaux, entre mèmes potaches et soutien confraternel », https://www.lemonde.fr/pixels/article/2022/03/26/entre-memes-potaches-et-soutien-confraternel-quand-les-militaires-francais-se-lachent-sur-les-reseaux-sociaux_6119236_4408996.html

5Forces armées des États-Unis : https://fr.wikipedia.org/wiki/Forces_arm%C3%A9es_des_%C3%89tats-Unis

6P. Desproges, Des femmes qui tombent, Paris, Le Seuil, 1985, https://booknode.com/tout_desproges_043799/extraits/15053853

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