« Vous applaudirez à la fertilité de leur imagination,
mais vous ne croirez pas une minute au déséquilibre apparent de leurs pensées.
C’est simplement de leur part un geste vigoureux d’autodéfense,
un appel impérieux à la joie et à la bonne humeur »
Paul Doury1
De prime abord, les termes honneur et humour semblent antinomiques : l’honneur est considéré avec de la hauteur et le plus grand sérieux ; l’humour est porté sur la dérision. À travers l’histoire, il est pourtant fréquent qu’ils aient joué un rôle de régulateur l’un pour l’autre. Si l’on suit la définition du premier donné par André Damien – « L’honneur, c’est l’absence de tout décalage entre ce que je pense, ce que je dis et ce que je fais ; c’est tenter de réaliser en permanence la synthèse de ma pensée, de ma parole et de mes actes. Le mot-clé c’est le mot cohérence, cohérence entre ce qui m’anime, ce qui est le fondement de ma personnalité et ma pratique, ma manière de vivre en société2 » –, l’humour fait son apparition lorsque certains estiment qu’un « décalage » est apparu, que la « cohérence » est rompue.
Dès le début du xixe siècle, les ordres de chevalerie ont fait l’objet de nombreuses satires et caricatures, pour se moquer et fustiger l’attitude des élites de cette époque ainsi que l’usage qui était fait des distinctions. Le Nain jaune ou Journal des arts, des sciences et de la littérature a ainsi inventé l’ordre parodique de la Girouette afin de critiquer les ralliements de certains aux différents régimes successifs. Du côté des ordres et des distinctions militaires, on pourrait citer l’estampe du « cheval lié de cinq louis », qui dénonce en 1815 les distributions de l’ordre royal et militaire de Saint-Louis, jugées trop nombreuses. Hors des frontières, on peut également signaler l’ordre du Lièvre, en Belgique, conféré en 1832, 1914 et 1940 aux soldats ayant fui les combats.

Croix de l’ordre du Lièvre, 1940-1945, recto verso © musée de la Légion d’honneur.
Il existe cependant un cas tout à fait particulier où l’humour s’est allié aux honneurs non plus pour en critiquer l’usage, mais, avec plus de légèreté, tout simplement pour combler l’ennui et prodiguer une occupation à des soldats confrontés à des conditions de vie particulièrement difficiles. Il s’agit des décorations de fantaisie créées par les troupes stationnées dans les régions sahariennes. Du Joyeux Bourdon de Sidi Lamine au Scarabée vert de Tebalbala, ces distinctions ont envahi les popotes et autres casernements isolés de cette région depuis les dernières années du xixe siècle jusqu’à la fin de l’occupation française. S’il existe déjà une littérature abondante sur ces insignes3, il est intéressant de revenir sur ce phénomène où l’humour s’est immiscé dans les domaines des honneurs pour contrecarrer la rudesse d’un territoire et lutter contre l’ennui, mais également pour créer un lien entre ces soldats isolés. Il s’agit également d’un témoignage supplémentaire, par l’absurde, des répercussions morale et mentale que ces conditions de vie eurent sur les troupes.
- Apparition et composition
Il n’est pas question ici de dresser un inventaire complet de ces distinctions de fantaisie – une telle liste serait bien impossible tant les apparitions et réapparitions de ces ordres ont été éphémères, empiriques et très souvent dépourvues de toutes sources écrites –, mais d’en étudier les composantes. Il faut signaler le caractère très spécifique de ce phénomène, à la fois localisé dans le temps, entre 1890 et 1962, et dans l’espace, le Sahara français. On peut ainsi citer parmi les plus anciens la Giberne du Kreider, instituée vers 1892 par des officiers du 1er bataillon d’infanterie légère d’Afrique, et parmi les derniers l’ordre du Phacochère, créé dans les années 1960.
Leurs noms sont des parodies des premiers ordres et devises médiévaux. Comme pour eux, la faune et la flore sont très présentes, mais adaptées au vocabulaire désertique. Parmi les animaux, on retrouve ainsi de nombreux ordres du Scorpion (de Zazis, de Beni Abbès, d’Aïn Sebt…), le célèbre méhari, qui a donné l’ordre du Méhari noir de Timimoun, et de très nombreux insectes, comme le Cafard de Médénine, la Sauterelle délirante de Boghar, la Mouche de Dehibat ou encore le Dacus de Sfax. Pour ce qui est des végétaux, on peut citer l’ordre de la Figue d’or de Mokine ou encore la Saxaoul d’El Oued. Enfin, plusieurs noms de distinctions s’inspirent de simples ustensiles tels que la Gargoulette de Nabeul ou le Clou de Gafsa.
Leur fonctionnement était généralement calqué sur celui d’une chancellerie classique, dont les composantes étaient, elles-aussi, parodiées. Ainsi, pour l’ordre du Cafard de Médénine, le grand chancelier fut remplacé par un « grand marteau » secondé par un conseil composé d’un « grand maboul », d’un « premier loufoque » et d’un « premier timbré ». Le règlement de ces ordres faisait parfois l’objet d’un code ou de statuts. On peut à nouveau citer le Cafard de Médénine dont la codification stipule notamment que « la constante dignité de la confrérie est assurée par le jeu permanent des radiations : est rayé de plein droit et sans avertissement tout aliéné qui manifesterait par impossible, dans l’avenir, une simple et unique lueur de bon sens : être candidat au brevet d’état-major, à l’intendance, au contrôle, à la députation… »4.
Ces distinctions pouvaient être également dotées de conditions d’admission plus ou moins strictes. Après la création de l’ordre de la Tarentule du Tidikelt en 1903 par des officiers de la 1re compagnie de tirailleurs sahariens, fut diffusée la circulaire suivante : « La Tarentule du Tidikelt ouvre ses antennes à tous ceux, grands et petits, qui ont subi sa piqûre mortelle et qui n’en sont pas morts. Pour tous ces bienheureux, le terrible insecte s’est figé dans le métal, et dans une attitude pleine de bonté et de mansuétude, s’apprête à les recevoir dans son giron. Les intéressés qui, après avoir pris connaissance des statuts, désireront profiter d’un aussi noble mouvement, sont priés de faire parvenir leurs titres dans le plus bref délai au secrétaire-trésorier accrédité de Sa Majesté la Tarentule5. »

Brevet de l’ordre de la Chouette de Bou Denib © musée de la Légion d’honneur.
Quand il s’agissait d’ordres, et non pas de simples décorations, ceux-ci étaient bien entendu divisés en grades dont les noms faisaient eux aussi appel à la dérision et au burlesque, comme ceux des six classes du Dacus de Sfax, du plus bas au plus élevé : l’éclat, le rameau, la branche, la vieille branche, le grand olivier et le tronc séculaire.
Ces distinctions furent dotées d’insignes, à la symbolique parfois très riche, accompagnés d’une devise, de la date ou de l’unité fondatrice, mais également très souvent de brevets, eux-mêmes d’une grande richesse d’élaboration, tant dans l’iconographie que dans les trésors d’imagination déployés pour les textes de nomination. De grandes maisons françaises, comme Chobillon, ou des orfèvres parisiens, notamment des galeries du Palais-Royal, comme Viretelet, furent parfois sollicités pour la fabrication de ces décorations.
Il est intéressant de noter que plusieurs de ces décorations prirent la forme d’une croix d’Agadez, bijou berbère confectionné par les tribus touaregs du Sahara. C’est d’ailleurs cette même croix qui fut choisie pour l’ordre, officiel lui, du Mérite saharien institué le 4 avril 1958 pour « récompenser les personnes qui se sont distinguées par la contribution qu’elles ont apportée à la promotion sociale et humaine, à l’étude scientifique, à la mise en valeur, à l’expansion économique et à l’administration des zones sahariennes de la République française, ainsi qu’au rayonnement de l’œuvre de la France dans ces régions »6.
Dans les régions les plus isolées, la création d’un ordre s’accompagna parfois d’une déclaration, factice et humoristique, d’indépendance du lieu de cantonnement. Ce fut le cas pour l’ordre de la Lumière saharienne du Tanezrouft, qui fut accompagné de l’érection du district de Tanezrouft en État indépendant, avec à sa tête la sultane de Bidon V.
Il faut signaler que ce phénomène ne fut pas exclusif aux militaires. En 1961, un groupe de préhistoriens du laboratoire d’anthropologie et de préhistoire du musée du Bardo a institué l’ordre du Phacochère après avoir séjourné dans le Sahara pour des fouilles sur le gisement des Allobroges.
Les raisons d’un tel phénomène, qui s’est répandu comme une traînée de poudre dans tout le Sahara, sont très bien expliquées par le lieutenant-colonel Doury : « Ils entendaient créer un lien de sympathie entre confrères en Sahara et pour plus tard un signe de ralliement pour sahariens “retirés des affaires”. Mais ils voulurent avant tout se défendre, et défendre leurs camarades présents et à venir, du recroquevillement et de l’ennui7. » Ces distinctions remplissaient ainsi plusieurs rôles, à la croisée d’une médaille commémorative, souvenir de rudes missions, et d’un symbole d’une fraternité entre les membres de l’unité. Mais elles avaient surtout un rôle salvateur. Comme bien souvent, l’humour constitue ici une arme contre de dangereux ennemis : l’inaction et l’isolement. La Dépêche tunisienne du 18 octobre 1951 qualifie ces ordres d’« innocentes plaisanteries » et paraphrase Beaumarchais en déclarant : « On peut se demander si leurs créateurs ne cherchaient pas là l’occasion de rire à leur misère pour éviter d’en pleurer8. »
Ces honneurs fantaisistes constituent des témoignages, teintés d’une certaine ironie et d’une forme d’humour noir, des rudes conditions de vie de ces militaires et des conséquences dangereuses qu’elles ont pu avoir sur leur moral et leur mental. Doury donne un nom à la maladie que cherchèrent à combattre ces hommes, la « saharite », qu’il explique ainsi : « Nulle part ailleurs qu’au Sahara, l’homme (nous parlons de celui qui demeure et non de celui qui passe) ne se sent aussi seul dans l’infini, face à face avec sa propre pensée. Sans qu’il en ait trop conscience, il en ressent comme une oppression. Il éprouve alors un besoin de s’extérioriser, de se défendre, de remuer, de créer quelque chose9. » L’ordre du Cafard de Médénine en est un exemple parfait, comme le montrent ses statuts : « Le Cafard est un ordre d’aliénation mentale incurable. Il a pour buts d’entretenir l’amour du bled ; de conserver la tradition des idées et actes cafardesques ; de s’opposer à la mise en circulation de tout ce qui a comme principe le bon sens et l’esprit pondéré, les agissements normaux ne pouvant être que suspects sous la latitude de Médénine ; d’attirer par l’appât du diplôme du Cafard les gens sains d’esprit et de les transformer en parfaits aliénés10. »
Enfin, il faut constater que si ces honneurs fantaisistes sahariens constituent un phénomène tout à fait particulier par la densité de ces ordres localisés dans le temps et dans l’espace, il ne s’agit pas d’un phénomène unique : en 1935, les officiers de Marine servant sur les canonnières du haut fleuve Yang Tsé Kiang instituèrent l’ordre du Cafard de Wang Kia To dans des conditions et avec des objectifs similaires.
- Réaction des autorités officielles
Face à de telles décorations, éloignées autant que possible de toute forme de sérieux et, bien entendu, non officielles, il est légitime de se demander quelle fut la réaction des autorités, au premier rang desquelles la grande chancellerie de la Légion d’honneur. Si de nombreux documents liés à la lutte contre la prolifération de certains autres « faux-ordres » y sont conservés, les archives de la Légion d’honneur sont muettes sur ces fantaisies sahariennes. La documentation du musée nous apprend cependant que la grande chancellerie n’ignora pas le phénomène et s’interrogea même sur la marche à suivre. Le 6 janvier 1908, le général Florentin écrivit en ce sens au chef de bataillon Ropert, commandant militaire du territoire de Touggourt, pour lui demander des informations sur l’ordre du Khranfouss de Touggourt. L’absence de tout autre document nous laisse penser qu’aucune condamnation ne fut prononcée et, qu’au contraire, il fut fait preuve de tolérance.
Plusieurs raisons peuvent expliquer ce choix. La première est législative. En effet, l’article 8 du décret du 6 novembre 1920 stipule que « le port des insignes de distinctions honorifiques créées et décernées par des sociétés, ou des rubans et rosettes qui les rappellent, n’est autorisé que dans les réunions des membres de ces sociétés ». Or, tout porte à croire que le port de ces décorations de fantaisie fut très largement limité aux seules popotes et casernes où se tenaient les réunions fraternelles qui servaient de cérémonies à ces ordres. Doury pose d’ailleurs la question : « Devant quels admirateurs et quels curieux auraient-ils bombé le torse, au fond de leur bled11 ? » Seconde raison : l’innocence de ces distinctions, qui, si elles s’en inspiraient, ne constituaient aucunement des satires des honneurs officiels. Doury affirme que « les fondateurs d’ordres […] ne pensaient pas à parodier les distinctions officielles ni à faire entendre par ce moyen qu’on ne les leur prodiguait pas, parce que sans doute ils étaient trop loin. Ils n’étaient pas non plus touchés par l’orgueil du caprice enfantin de se parer de médailles officieuses et spéciales pour sacrifices ignorés »12.
Le chef de bataillon Ropert abonde en ce sens dans la conclusion de sa réponse au général Florentin, datée du 30 janvier 1908 : « Produits de l’humour, ils n’ont en aucune façon la prétention de copier et encore moins de parodier ou de ridiculiser les véritables distinctions honorifiques qui sont toujours aux yeux de nos officiers la meilleure récompense des dangers courus et des fatigues de tout genre supportées dans la vie des campagnes sahariennes13. »
1P. Doury, « Décorations de fantaisie au Sahara », La Légion étrangère n° 19, janvier-février 1940.
2Un président, un maréchal, un régiment. Le 27e régiment d'infanterie ou soixante-dix ans de phaléristique, musée de la Vie bourguignonne, Paris/Dijon, Perrin/De Puycousin, 2001.
3Parmi les articles ou ouvrages consacrés à ce sujet, on peut citer P. Doury, « Décorations de fantaisie au Sahara français », Le Saharien, 2006 ; les nos 89, 90, 91, 104, 105, 114 et 121 de Symboles & Traditions ; et H. Hugon, « Ordres fantaisistes tunisiens », Revue tunisienne n° 21, 1er trimestre 1935.
4Documentation du musée de la Légion d’honneur, fonds du colonel Rullier.
5Ibid.
6« Décorations de fantaisie au Sahara », La Légion étrangère, op. cit.
7Ibid.
8La Dépêche tunisienne, 18 octobre 1951.
9« Décorations de fantaisie au Sahara », La Légion étrangère, op. cit.
10Documentation du musée de la Légion d’honneur, fonds du colonel Rullier.
11« Décorations de fantaisie au Sahara », La Légion étrangère, op. cit.
12Ibid.
13Documentation du musée de la Légion d’honneur et des ordres de chevalerie.