C’est un amusant défi que d’écrire quelques lignes sur l’humour et le commandement… Il me semble qu’il faut néanmoins éviter deux pièges d’égale prétention : laisser penser que l’on estime avoir le sens de l’humour et se prévaloir d’une grande aptitude au commandement ! Le lecteur jugera, mais pour ma part j’ai accepté ce défi sans hésiter en tenant compte du fait que la joie de vivre a été mon compagnon de route durant les quarante-cinq années passées sous l’uniforme.
Pour essayer de me sortir de ce mauvais pas, je vous propose d’évoquer ce qui est de nature atavique, en un mot l’héritage reçu au travers de mon éducation propre. Tout naturellement nous pourrions évoquer ensuite les principes que nous cherchons à inculquer à nos jeunes camarades pour les aider à servir heureux dans notre armée, en partageant avec eux les fruits de l’expérience. Enfin, nous pourrions gloser un peu sur les armes de l’humour dans le monde militaire, parmi lesquelles la caricature occupe une place de choix, et qui sont stockées dans une armurerie sans limites contenant les maximes et les bons mots hérités de nos anciens.
- Tombé dedans étant petit…
Connue pour être appliquée au brave Obélix, privé de ce fait de potion magique sa vie durant, la formule « tombé dedans étant petit » a pourtant fait mon bonheur dans la mesure où la connaissance d’une institution dès le plus jeune âge a sans doute forgé une certaine aisance pour la suite. Né à Saumur d’un père cavalier, j’aurais pu choisir de m’écarter de ce qui allait pourtant devenir ma destinée… Mais voilà, quand âgé de dix ans je voyais passer des engins blindés de reconnaissance (ebr) dans les rues de cette bonne ville, j’ai compris qu’en passant par Saint-Cyr j’aurais peut-être la joie de commander à mon tour un peloton de ces véhicules ; ce qui arriva douze ans plus tard au fin fond de l’Alsace dans un régiment de hussards à nul autre pareil (le 8e), où l’humour était cultivé de longue date.
N’ayant nullement honte de cette vocation somme toute assez puérile, j’ai toujours lutté contre une tendance déplaisante consistant à vouloir cataloguer nos jeunes officiers en fonction de leurs origines, de leurs lieux de formation initiale, avec l’idée sous-jacente d’imposer un modèle aseptisé – l’un des gouvernements sous lesquels il m’est arrivé de servir mon pays avait l’obsession de lutter contre le recrutement soi-disant endogène des armées ; quelle ne fut pas sa déception de constater qu’à peine un quart d’une promotion de saint-cyriens avait un parent militaire ou fonctionnaire… En réalité, notre armée, dont la diversité est égale à celle de notre pays, bénéficie d’une force exceptionnelle qui est celle d’être une école de formation permanente, au sein de laquelle tout ce qui est bien et profitable à la cohésion et à la discipline est appris, et tout ce qui leur est contraire, écarté.
Arrivé à l’âge d’homme, vous me permettrez peut-être d’évoquer le souvenir de feu mon père qui, bien que souvent absent du fait de son état d’officier, a essayé de m’inculquer, sans en avoir l’air, quelques principes élémentaires pour vivre heureux au sein de l’institution militaire. Doté d’un humour parfois mordant, il m’a semblé avoir mis ces principes en pratique sa vie durant.
Le premier de ces principes est que l’« on doit prendre sa mission au sérieux… mais ne jamais se prendre au sérieux ». Il est bien sûr fondamental, mais pas si facile à mettre en œuvre. Cela permet pourtant de mieux voir les autres, de mieux entendre ses subordonnés et donc de tirer le meilleur de la ressource humaine qui nous est confiée. Cela aide aussi à rester jeune et à garder le sourire. Bien sûr, c’est un combat de tous les instants, car notre nature propre nous pousse à avoir une plus haute idée de nous-mêmes à chaque nouveau galon… sans parler des étoiles !
Le deuxième de ces principes est qu’« il faut savoir goûter aux joies de l’instant présent et ne pas avoir en tête constamment ce que l’avenir pourrait nous réserver de mieux », surtout s’il s’agit de promotion, d’argent ou de décorations, ces trois sujets ne devant d’ailleurs, d’après mon vieux père, jamais être abordés dans une conversation entre gens de qualité ou au sein d’une popote. Il n’est donc en rien surprenant que les militaires entre eux parlent souvent de jolies filles ou de football !
Le troisième et dernier principe est que l’« on peut peut-être avoir peur de l’ennemi, mais [qu’]il est indigne d’avoir peur de ses chefs ». C’est là recette remarquable pour vivre heureux dans un système hiérarchique. C’est simple et efficace, mais parfois difficile. On prête à Mac Mahon la phrase suivante : « Les officiers français sont des couards, sauf sur les champs de bataille. » C’était sans doute finement observé, car il est vrai que le courage ne va pas de soi dans les « couloirs à moquette » du pouvoir face à un chef colérique ou à un ministre contrarié.
- Éclairer nos jeunes camarades
Comme nous venons de l’évoquer, nous savons bien que certains chefs essaient d’asseoir, ou plutôt croient asseoir, leur autorité sur la terreur… Il faut absolument enseigner à nos jeunes qu’il est indigne d’avoir peur de son chef et leur faire comprendre qu’entre officiers on se parle d’égal à égal, certains étant simplement plus anciens que les autres… Ce n’est donc pas toujours de la « faute du chef » ; le subordonné doit aussi savoir résister, dire non quand c’est non et ne jamais se laisser piétiner. On en sort toujours gagnant, car les chefs brutaux ont souvent eu peur de leurs propres chefs. Ils cèdent d’ailleurs (presque) toujours quand on leur résiste. Un camarade m’a dit un jour : « Quand tu vas dans le bureau du chef pour te faire engueuler, imagine-le tout nu, ça ira mieux… » Ça fonctionne aussi, même si c’est un peu trivial.

Le précepte Oderint dum metuant (« qu’ils me haïssent, pourvu qu’ils me craignent »), rapporté par Cicéron, traduit le fait que depuis l’Antiquité un comportement tyrannique peut tenter tout chef en mal d’autorité. Nous qui pratiquons « l’autre plus vieux métier du monde » savons que c’est là faire fausse route. En tout cas avec le soldat français. Il en allait peut-être ainsi avec le soldat romain ou le soldat prussien… mais je déconseille pour ma part fortement de se tromper de soldat. On dit aussi que le soldat français peut être le meilleur du monde quand il a compris sa mission, qu’on lui laisse assez d’initiative dans l’exécution de celle-ci et qu’il est traité avec justice. Nous savons combien cela est vrai, car cela génère adhésion et discipline. Mais alors, n’y aurait-il pas de place pour l’humour ?

- De l’usage de l’humour dans le commandement
Loin de moi l’idée que l’on peut en tout moment de la vie militaire ne pas prendre les choses au sérieux, manquer d’ambition ou se comporter en subordonné insolent. En réalité, je pense qu’il s’agit plutôt d’une disposition d’esprit poussant à voir les choses avec optimisme, avec le sourire… et l’envie de faire partager à ses hommes la fierté et la joie d’être militaire. Quand tout va mal, quand tous les regards se tournent vers le chef, bien souvent un sourire ou un bon mot suffit à redonner le moral à chacun.
Le commandement en est conscient, qui a laissé ajouter aux règlements habituels, par la voix des anciens, une multitude de maximes traditionnelles : « Un chef triste est un triste chef » ou « Tel chef, telle troupe » par exemple. Cette prolifération de proverbes, de jeux de mots est souvent le résultat des longs moments d’attente, voire d’inaction, dans lesquels le métier militaire nous confine. Ces temps laissés libres aux cogitations de chacun sont bien sûr propices aux trouvailles les plus humoristiques. Nos camarades marins, qui s’y connaissent en matière de longues périodes d’attente, sont de facto devenus les rois de la contrepèterie, notamment avec les noms de leurs chefs. L’amiral Thierry d’Argenlieu l’apprit à ses dépens en étant rebaptisé « Tient lieu d’argenterie ».
La pratique de l’humour est un art subtil qui nécessite d’un côté vivacité et à-propos, de l’autre mesure et sens de l’homme. Vis-à-vis du chef, l’excès rejoint facilement l’insolence avec son cortège de désagréments… Un chef blessé est comme un sanglier : il peut rapidement se montrer dangereux ! Mais une note d’humour déplacée vis-à-vis d’un subordonné peut générer des conséquences tout aussi désastreuses en entamant durablement le respect dont jouissait le chef et donc son autorité.
En réalité, pour m’être de temps à autre laissé aller à quelques traits d’humour et, surtout, à quelques caricatures, je pense pouvoir faire partager mon point de vue en la matière. J’ai toujours évité de brocarder (ou crobarder) un subordonné, que ce soit par le dessin ou au travers d’un jeu de mots. Il y a deux raisons à cela. La première est que le respect et l’estime dus à ses hommes interdisent de tirer parti d’une éventuelle faiblesse ou vulnérabilité pour mettre les rieurs de son côté, au risque de les vexer gravement. La seconde est tout simplement que lorsque l’on a charge d’âmes et que l’on est en situation de commandement, on a mille autres choses plus importantes à faire que de dessiner ou d’imaginer des contrepèteries.
Chacun comprendra aisément pourquoi les périodes en école, des classes préparatoires au Centre des hautes études militaires (chem), en passant par Saint-Cyr et toutes les autres, ainsi que les séjours en état-major comme rédacteur, sont en revanche très propices au développement de « l’humour militaire ». La plupart des dessins joints à cet article ont visé à taquiner gentiment des chefs dans ces situations ou à amuser des camarades à la peine. Les dessins au stylo sont des expressions prises sur le vif, tandis que les caricatures plus élaborées, souvent relevées à l’aquarelle, sont données au sujet en guise de souvenir. En effet, la caricature étant, avant tout, une marque d’attention de la part du dessinateur, elle est en général appréciée et conservée par celui qui en est le sujet. Certains s’y reconnaîtront peut-être…
En conclusion, je voudrais dire combien notre métier militaire peut être le plus beau du monde, même quand le danger rôde, mais qu’il peut aussi facilement devenir « un métier de con » par l’action d’un chef brutal, méfiant ou indélicat. C’est heureusement l’exception, car de nos jours les chefs, dans leur sagesse, cherchent à détecter au plus tôt les officiers au potentiel prometteur mais dotés d’un caractère ombrageux et donc susceptibles de dévier progressivement vers ce travers… J’ai l’intime conviction que l’humour a toute sa place dans la vie militaire, car il est le complément nécessaire à un commandement humain, juste, rigoureux et efficace, qui est celui pratiqué dans l’armée française.
Writing a few lines on humour and command is quite an amusing challenge… However, I believe that there are two equally pretentious pitfalls to be avoided, namely suggesting that one has a sense of humour and claiming to have a great aptitude for command! It will be for the reader to judge, but for my part, I willingly accepted this challenge, as joie de vivre has always been my companion for the forty-five years I have spent in uniform.
To take up this tricky challenge, I will begin by talking about what is atavistic in nature, in a word the heritage I have received through my own education. Then, naturally, I will discuss the principles we seek to instil in our young comrades to help them happily serve in our armed forces, while sharing with them the benefits of our experience. And lastly, I will turn my attention to the weapons of humour in the military world, among which caricature figures prominently, and which are stored in an endless armoury of maxims and witty remarks inherited from our elders.
- It's in my blood…
I find this saying particularly relevant to me insofar as the knowledge I gained of the military institution at an early age was undoubtedly of benefit for the future. I was born in Saumur to a trooper father, and I could have chosen to turn away from what was nonetheless to become my destiny… But then, when I was ten years old and saw the famous EBR armoured reconnaissance vehicles passing through the streets of my lovely town, I realised that if I attended Saint-Cyr Military Academy, I might one day be able to command a platoon of these vehicles myself. And that’s exactly what happened, twelve years later in the depths of Alsace, in a regiment of hussars like no other (the 8th), where humour had long been cultivated.
Not at all ashamed of this rather juvenile vocation, I have always fought against an unpleasant tendency to want to label our young officers according to their origins, and the place where they initially trained, with the underlying idea of imposing an impersonal model: one of the governments under which I served my country was obsessed with combating the so-called endogenous recruitment of soldiers; how disappointed they were to find that barely a quarter of a class of St Cyrians had a military or civil servant relative… In fact, our army, whose diversity reflects that of our country, benefits from the exceptional strength of being a school of permanent training, where all that is good and useful to cohesion and discipline is learned, and all that runs counter to them is set aside.
When I reached adulthood, allow me to evoke the memory of my late father who, although often absent due to his officer status, discreetly tried to teach me some basic principles to ensure I had a happy life in the military. With his sometimes caustic humour, it seemed to me that he put these principles into practice throughout his life.
The first of these principles is that “you should take your mission seriously… but never take yourself seriously.” It is obviously fundamental, but not so easy to put into practice. Yet it helps you to see others better, to understand your subordinates better and therefore to get the best out of the human resources you are responsible for. It also helps you to stay young and keep your smile. Of course, it demands a constant effort, because it is in our very nature to think more highly of ourselves with each new stripe… not to mention the stars!
The second principle is that “you should enjoy the present and not constantly think about what better things the future might hold”, especially if those things are promotion, money or decorations, all three of which, according to my father, should never be discussed between good people or in the mess. It is therefore not surprising that soldiers tend to talk about pretty girls and football!
The third and last principle is that “you can be afraid of the enemy, but it is unworthy to be afraid of your superiors.” This is a great recipe for living happily in a hierarchical system. It is simple and effective, but sometimes difficult. Mac Mahon is credited with saying: “French officers are cowards, except on the battlefield.” This was no doubt a shrewd remark, for it is true that courage is not easy to muster up in the “carpeted corridors” of power when you find yourself faced with an angry superior or an annoyed minister.
- Educating our young comrades
As I have just said, we know full well that some leaders try to establish, or rather believe they establish, their authority through terror… It is vital to teach our young soldiers that it is unworthy to be afraid of their superiors and make them understand that officers talk to each other as equals, some simply being more senior than others… So it is not always the “boss’s fault”; subordinates must also know how to stand up for themselves, say no when it’s no, and never let themselves be trampled underfoot. This is always a win-win situation, because tyrannic leaders were often once afraid of their own superiors. And they (almost) always give in when you stand up to them. A comrade once told me: “When you go to the chief’s office to be told off, imagine him naked and it won’t be so bad…”. That works too, even if it is a bit hackneyed.

The precept Oderint dum metuant (“let them hate, as long as they fear”), quoted by Cicero, reflects the fact that since ancient times tyrannical behaviour has been a temptation for any leader in search of authority. We who practice the “other oldest profession in the world” know that this is a mistake. Well, with French soldiers at least. It may have been the case with Roman or Prussian soldiers… but I strongly advise against it in France. It is said that French soldiers can be the best in the world when they understand their mission, are given room for initiative in carrying it out and are treated fairly. And we know how true this really is, because it creates loyalty and discipline. But then, is there no room for humour?

- Use of humour in command
Far be it from me to suggest that, at any time in military life, you can take things lightly, lack ambition or behave like an insolent subordinate. In actual fact, I think that seeing things with optimism, with a smile, is more a question of frame of mind and the desire to share the pride and joy of being a soldier with our men. When everything goes wrong, when all eyes turn to the commander, a smile or a kind word is often enough to restore morale.
The command is aware of this and has allowed, through the voices of our elders, a whole host of traditional maxims to be added to the usual rules: “A sad leader is a bad leader” or “Like chief, like troop” for instance. This proliferation of proverbs and puns has often come as a result of the long periods of waiting, and even inaction, to which the military profession confines us. These unoccupied times when we are all left to our own thoughts are naturally conducive to the most amusing strokes of inspiration. Our sailor comrades, who know a thing or two about long periods of waiting, have thus become the masters of wordplay, especially with the names of their superiors.
Being funny is a subtle art. On the one hand, it requires quick wit, but also moderation and a sense of people on the other. With one’s superior, excessive humour can easily be seen as insolence, with all the troubles that can bring… An offended chief is like a wild boar: he can quickly become dangerous! But an inappropriate touch of humour towards a subordinate can have equally disastrous consequences, by permanently undermining all respect for the superior and his authority as a result.
In fact, having indulged from time to time in a bit of humour and, above all, in caricature, I think I can share my point of view on the subject. I have always avoided making fun of a subordinate, be it in a picture or a pun. There are two reasons for this. The first is that the respect and esteem due to our men bars all use of any weakness or vulnerability in an attempt to make others laugh, at the risk of seriously offending them. The second is simply that when you are in charge of others and in a position of command, you have better things to do than draw pictures or play on words.
It is easy to see why the time I spent at school, from my preparatory classes to the Centre for Advanced Military Studies (chem), via Saint-Cyr and all the others, as well as my spells at headquarters as an editor, were very conducive to the development of “military humour”. Most of the drawings featured in this article were intended to gently tease leaders in these situations or to amuse struggling comrades. The pen drawings are expressions captured first hand, while the more elaborate caricatures, often in watercolour, are gifted to the subject as a souvenir. Since a caricature is, above all, a sign of consideration on the part of the artist, it is generally appreciated and kept by the person. Some may recognise themselves in them…
To conclude, I would like to say how much our military profession can be the greatest job in the world, even when danger is lurking, but it can also easily become a “lousy profession” as a result of a tyrannic, suspicious or tactless superior. Fortunately, this is the exception, because today, our commanders wisely seek to detect as soon as possible those officers who, despite their promising potential, have a touchy character and are therefore likely to develop this flaw. I firmly believe that humour has its place in military life, because it is the necessary complement to humane, fair, rigorous and efficient command, i.e. the command we use in the French armed forces.
