N°53 | Humour

Aurélien Poilbout

Entre irrévérence et dévotion, les cahiers de marche de l’école de l’air

Au sein de l’École de l’air, dans une salle qui porte le nom du célèbre aviateur René Dorme, as mort au combat en 1917, sont exposés trophées, insignes et médailles des héros de l’armée de l’air, et fanions des escadrilles de la Grande Guerre. C’est là, à Salon-de-Provence, que sont conservés des documents inédits : les cahiers de marche humoristiques réalisés par les promotions des élèves-officiers depuis la Seconde Guerre mondiale1.

Contrairement aux journaux de marche et opérations (jmo) classiques, qui relatent les activités quotidiennes dans un cadre formel et obligatoire à destination du commandement, les cahiers de marche humoristiques sont une liberté accordée par la hiérarchie militaire et à usage interne. Ils illustrent tous les aspects de la vie d’une promotion (incorporation, punitions, encadrement, cérémonies, apprentissage du vol…) à travers une production très inspirée. Plus qu’une succession de caricatures, ils comportent des poèmes versifiés et parfois métrés en alexandrins, des fables, des contes, des odes ou des inventaires à la Prévert… Ils relatent des anecdotes et expriment le ressenti des élèves-officiers, un certain non-dit, parfois une irrévérence ou une ironie ordinairement proscrites dans le cadre normé de leur quotidien. Caricatures, jeux de mots, illustrations grotesques ou poétiques de représentations symboliques ou d’autorités semblent exprimer une certaine forme de détournement, voire une « désacralisation » des normes hiérarchiques et de l’étiquette de l’armée. Ils sont tout à la fois lieu d’épanchement, d’appropriation d’une culture particulière, mais aussi d’alternative, d’échappatoire, voire d’opposition à l’« éducation totale » pratiquée au sein d’une école où chaque aspect du quotidien est strictement réglé. Affirment-ils une distanciation avec le quotidien intégrateur d’une école militaire ou une intégration de la transmission du charisme, propre à la formation de l’officier2 ?

  • Des humanités à l’influence de la culture pop

Le contenu et le style des cahiers de marche humoristiques ont largement évolué entre les années 1940 et les années 1980 au gré des influences picturales apportées par la culture populaire. Ainsi, après une production écrite abondante et très diversifiée dans les années 1940-1960, l’écriture s’étiole et disparaît, pour parfois réapparaître subrepticement quelques années plus tard. Progressivement, la littérature laisse la part belle aux dessins. Ces cahiers utilisent des formes très libres, proches de la « littérature d’estampes » où un texte plus ou moins long est développé sur une page et renvoie au dessin placé sur la page suivante. L’organisation en « cases » où le texte est constitué de dialogues inclus dans des bulles n’est qu’exceptionnelle bien qu’il existe une volonté constante d’associer le dessin et la description écrite. Il ne s’agit pas tant de raconter une histoire que de décrire un événement marquant où un dessin peut suffire. Le contexte global étant connu de tous, seule l’irruption d’un incident révélateur ou en décalage avec la routine peut susciter l’attention. Une histoire séquentielle se déroule alors tout au long des œuvres, retraçant les moments forts vécus par la promotion. Ainsi Bagotin, un personnage créé par l’élève « tradition » de la promotion ema 1950, incarne un élève-type dans les situations les plus diverses rencontrées au cours de la scolarité. Ses expressions et ses attitudes évoluent en fonction des circonstances. Les principes de variation dans la continuité et de recherche de l’expression de l’essentiel exprimés par Rodolphe Töpffer sont ici respectés. Les dessins sont focalisés sur les « bonshommes », pour reprendre le terme d’Hergé, et le décor n’apparaît que s’il entre dans la compréhension du propos général. La rondeur des traits et la stylisation des personnages s’apparentent aux productions Walt Disney, l’excentricité à celle de Tex Avery. On peut aussi distinguer dans le cahier de la promotion 1949 de l’École de l’air l’imitation de la patte de Marijac, Résistant et dessinateur des Trois Mousquetaires du maquis publiés dans l’hebdomadaire Le Coq hardi après-guerre.

Des années 1940 aux années 1960, l’expression artistique des cahiers de marche humoristiques intègre le tropisme enfantin développé par la bande dessinée. La Panthère rose et Astérix sont alors des personnages récurrents, les élèves n’hésitant pas à se représenter en villageois gaulois assiégés non par des garnisons de soldats romains mais par leurs cadres. Toutefois, avec le tournant de Mai 68, les dessinateurs s’orientent vers des préoccupations plus proches du monde adulte et le trait évolue. Fluide glacial de Marcel Gotlib, Morchoisne ou Maëster, qui renouvellent alors le genre, sont une inspiration majeure entre la fin des années 1970 et les années 1980. Dans le cahier de la promotion 1983 de l’École militaire de l’air, rédigé et illustré par Michel Soubrouillard3, l’activité débordante des personnages est rendue par la multiplication de mains ainsi que par un humour absurde qui est la marque de Gotlib ; la taille démesurée des visages permettant d’accentuer les traits caricaturaux s’apparente aux travaux de Morchoisne. Toutefois, l’élève-officier ne s’inscrit pas dans une démarche politique, volontairement polémiste, qui fait la marque de journaux caricaturistes. Au contraire, ayant « quitté une famille pour en retrouver une autre » en intégrant l’armée, il apprend à « parodier avec astuce et sans vexation les travers caractéristiques des chefs »4, ce qui est admis dans certaines circonstances, voire encouragé par la hiérarchie pour entretenir l’« esprit de promotion » et les traditions de l’école.

  • Des rites de passage sacralisés

Si le style des cahiers de marche humoristiques évolue au cours des décennies, les sujets, eux, demeurent les mêmes. Les élèves d’une école d’officiers marquée par la perpétuation de la tradition sont en effet confrontés au même cursus que leurs anciens5. Ils intègrent à leur entrée un cadre normatif strict où tous les aspects de la vie sont à réapprendre6. Le modelage des esprits passe alors par l’intégration de postures physiques. La mise à l’écart du reste de la société vise à mettre ces jeunes à l’épreuve dans un cadre auquel ils ne peuvent se soustraire et à forger une identité propre7. Marches de nuit, garde-à-vous par tout temps et à toute heure…, autant d’éléments destinés à éprouver les corps et surtout les esprits qui laissent un souvenir impérissable aux élèves et occupent une large place dans les cahiers. Éprouver la détermination des élèves-officiers a pour objectif la création d’un « esprit de promotion » et plus largement d’un « esprit de corps ».

« Le personnel navigant luttant contre le démon de l’instruction scientifique et technique », cahier de marche humoristique de la promotion 1983 © École de l’air et de l’espace.

La dimension sociologique apparaît comme fondamentale. Sa portée dépasse le simple cadre de la cohésion entre les élèves ou d’un apprentissage des us et coutumes de l’armée. Il apparaît ainsi qu’« en cours de routinisation, le charisme est plus suscité qu’enseigné, mis à l’épreuve qu’inculqué »8. La reconnaissance des qualités d’un officier, l’inculcation de la devise de Guynemer, « Faire face », inscrite sur les murs de l’École de l’air, s’apprennent par la confrontation directe avec des situations éprouvantes qui amènent à se surpasser. Le « poussin », alors accablé par les épreuves, conquiert une fierté nouvelle, légitimée par la remise du poignard, de galons et d’insignes, soit autant d’indices portés sur l’uniforme de son statut nouveau. Il s’insère dans une filiation construite par le biais de la mise à l’épreuve et des rituels. Le Recw traditions de l’École de l’air fait explicitement référence au cérémonial médiéval. La remise des poignards, précédée d’une veillée9, est une réappropriation de l’idéal chevaleresque10, et les illustrations de cette cérémonie dans les cahiers renvoient directement à la cérémonie de l’adoubement11 – les officiers qui remettent les poignards aux élèves sont dessinés comme autant de chevaliers en armure sous les traits des élèves-officiers tradition.

  • Une hiérarchie moquée, mais admirée

Au cours du processus de formation, les élèves sont « accompagnés par des porteurs d’un charisme de fonction confirmés »12. À commencer par le général commandant l’École de l’air. Le général Archambeaud et l’ensemble de son état-major sont ainsi « panthéonisés » sous la figure de dieux égyptiens13. La maîtrise de la technologie et le rayonnement charismatique du général Vougny s’expriment dans les « yeux doux » que fait un hélicoptère à son passage14. Le général Delfino, ancien commandant de l’escadron de chasse 2/30 Normandie-Niémen des Forces aériennes françaises libres, bardé de médailles françaises et soviétiques, quatre mille cinq cents heures de vol à son actif, suscite l’admiration et est désigné comme la référence ultime15.

La figure du pilote, qui inspire tant de vocations, reste une grande source de légitimité au sein de l’École de l’air, même lorsque sa dimension chevaleresque est tournée en dérision16. Un témoignage de sa survalorisation dans l’armée de l’air. Les photos d’avions sont récurrentes, les élèves-officiers posant avec fierté devant les appareils. Certains de ceux-ci sont dessinés de manière fidèle et avec beaucoup d’application à la façon des Chevaliers du ciel17. Cependant, plus que la production de dessins techniques, les élèves privilégient les caricatures. L’appareil est personnifié, représenté avec un nez, une gueule ; les apprentis pilotes chevauchent ces montures souvent indomptables… Ils s’approprient ainsi la technique et construisent un lien de complicité avec des engins personnifiés afin de mieux appréhender les dangers des vols.

Les caricatures sont en revanche bien plus tranchantes pour d’autres cadres de l’école selon leur place dans la chaîne hiérarchique, leur fonction et l’impression laissée aux élèves. Les plus virulentes sont celles qui mettent en scène les brigadiers, en charge de l’application de la discipline. Leurs « coups de gueule » pour mettre au pas les élèves sont férocement croqués18.

  • Pour conclure

Les cahiers de marche humoristiques ne se limitent pas à des dessins anodins, futiles et éphémères. Ils témoignent d’une histoire culturelle et d’une transmission sociologique. Leur évolution stylistique montre le glissement des humanités vers la culture pop, la bande dessinée et sa déclinaison de styles. Surtout, ces cahiers révèlent les représentations, en tant que média confidentiel et décalé, d’une microsociété. En effet, dans le cadre d’une « éducation totale », ils sont une soupape d’expression confidentielle des élèves, encadrée par quelques principes comme le souci de ne pas blesser, d’entretenir une culture de promotion sans sombrer dans des débordements antimilitaristes. Au contraire, ils se révèlent porteurs d’une culture aéronautique et militaire. L’intégration explicite ou implicite de valeurs est ainsi retranscrite dans leurs pages. Leur caractère subjectif et leur liberté de ton permettent d’apprécier l’imprégnation d’une « éducation au charisme » à travers les différentes promotions d’élèves-officiers.


1Des années 1930 à 1988, pour quatre-vingt-quatre promotions de l’École de l’air (ea) et de l’École militaire de l’air (ema), une cinquantaine de journaux (ou cahiers) de marche humoristiques ont été conservés. Certains d’entre eux ont été dupliqués et conservés au Service historique de la Défense. Pour nombre de promotions, aucun cahier n’a été retrouvé, soit qu’ils aient été perdus, soit qu’ils n’aient jamais existé. A. Poilbout, « Les cahiers de marche humoristiques de l’École de l’air, témoignages d’une éducation au charisme », Symbolique, traditions et identités militaires, Service historique de la Défense, pp. 279-292.

2C. Martin et C. Pajon, « Max Weber, le charisme routinisé et l’armée de l’air. L’éducation charismatique au sein d’une école d’officiers », L’Année sociologique, vol. 61, n° 2, 2011, pp. 383-405.

3Michel Soubrouillard est l’un des rares auteurs à avoir signé ses caricatures de son nom ou de son pseudonyme qgo.

4Entretien avec l’auteur réalisé le 14 septembre 2017 : « J’ai quatorze ans à la première publication de Fluide glacial. Je suis un inconditionnel de l’humour de Gotlib qui est un humour à la fois tendre et drôle, il n’y a pas de férocité, de méchanceté. Je n’ai jamais pu encadrer Charlie Hebdo et Hara-Kiri. C’était vulgaire et méchant. Quand on est capable de faire la caricature de quelqu’un et de le représenter à la vue de tous, et de faire ce que l’on veut avec ce que l’on a fait de lui, on n’a pas le droit d’être cruel. »

5Service historique de la Défense, ai 96 f 38717, général Martin, Recueil de traditions, 2006.

6« Le soldat est devenu quelque chose qui se fabrique ; d’une pâte informe, d’un corps inapte, on a fait la machine dont on a besoin ; on a redressé peu à peu les postures ; lentement une contrainte calculée parcourt chaque partie du corps, s’en rend maître, plie l’ensemble, le rend perpétuellement disponible, et se prolonge, en silence, dans l’automatisme des habitudes » (M. Foucault, Surveiller et Punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975, p. 137).

7« Faire vivre les enfants dans un même milieu moral, qui leur soit toujours présent, qui les enveloppe de toutes parts, à l’action duquel ils ne puissent pour ainsi dire pas échapper » (É. Durkheim, L’Évolution pédagogique en France, Paris, puf, 1938, p. 39).

8C. Martin et C. Pajon, art. cit.

9« Les cérémonies d’adoubement étaient précédées jadis par une veillée d’armes qui conduisait chaque novice à prendre conscience de la dimension de son engagement. Cet esprit préside encore… La veillée dure toute la nuit et revêt une certaine intensité discrète et silencieuse » (Service historique de la Défense, ai 96 f 38717, général Martin, op. cit.).

10P. Vennesson, Les Chevaliers de l’air. Aviation et conflits au xxe siècle, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1997, pp. 62-63.

11Journaux de marche des promotions ea 1950 et ema 1962.

12C. Martin et C. Pajon, art. cit.

13Cahier de marche de la promotion ema 1973.

14Cahier de marche de la promotion ema 1983.

15« Il a commandé le Normandie-Niémen, que dire de plus… la chasse ! … le sport ! » (Journal de marche de la promotion ema 1958).

16« Ralliez-vous à mon panache blanc » (Journal de marche de la promotion ema 1981).

17Représentation en aquarelle d’un sncaso so 4050 Vautour dans le journal de la promotion ea 1952, qui fait son vol inaugural le 16 octobre 1952 et est aperçu par les élèves au Centre d’essai en vol à Marignane.

18Journaux de marche des promotions ema 1958, ema 1968, ema 1983.

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