N°51 | La confiance

Frédéric Jordan

Redonner du sens à la subsidiarité

Quand un chef militaire prend un commandement ou des responsabilités, il s’adresse à ses subordonnés pour leur exposer ses objectifs, son appréciation de la situation, mais surtout pour leur faire savoir, de manière formelle ou plus subtile selon les cas, qu’il leur accorde d’emblée sa confiance. Il scelle ainsi un pacte qui, s’il est respecté par cette communauté de destin, sera l’une des clés de voûte de sa cohésion et de son efficacité opérationnelle. Or cette notion de confiance paraît s’éroder dans nos sociétés et dans nos organisations où percent parfois des réflexes individualistes, avec des personnes ballottées par le tempo de l’immédiateté comme de l’accélération dans la prise de la décision. Celle-ci veut que, pour assumer ses responsabilités, le chef sache tout, en détail, tout de suite, voire se doive de tout faire lui-même afin d’être sûr que cela corresponde parfaitement aux attendus, à la forme, souvent d’ailleurs au détriment du fond.

Alors, pour remédier à cela et pour renouer avec la confiance, on entend, on écrit et on affirme que la solution réside dans le renouvellement de la subsidiarité, cette part d’initiative des subordonnés qui doit alimenter le chef et renforcer encore un peu plus ce principe de la guerre qui a traversé les âges et qui conditionne la victoire comme le succès : la liberté d’action. Or cette subsidiarité, si souvent encouragée, est aujourd’hui galvaudée par la tyrannie des systèmes de communication, par un décalage croissant entre organisation organique et structures opérationnelles, mais surtout par un déficit d’éducation aux fondements de la confiance et de son corollaire, le contrôle. Ce dernier n’est pas synonyme de défiance, bien au contraire, et ne doit s’appliquer que sur les actions essentielles qui concourent directement à la réalisation de la mission. En outre, le chef demeure celui qui suscite chez son subordonné la confiance par son énergie, son style de commandement et, in fine, sa manière de formaliser et de donner ses ordres.

À plusieurs reprises dans ma carrière, en opérations bien évidemment, mais aussi dans certains postes en France, on m’a demandé comment j’avais pu conduire mes missions, parfois sensibles ou exposées, avec ce fameux « calme des vieilles troupes ». Derrière cette expression folklorique se cache en fait un point clé du commandement et du succès : la confiance. Celle que l’on prête aux femmes et aux hommes que l’on commande, mais aussi celle que l’on inspire à leur tête, au quotidien, à l’entraînement ou dans le fracas du combat quelle que soit son intensité. D’ailleurs, quand tout va mal ou, pour paraphraser Clausewitz, que le brouillard de la guerre s’épaissit et que les frictions du champ de bataille paraissent comme des vents contraires qui freinent le navire, tous les yeux se tournent vers le chef. Un écho à ce qu’écrivait en 1908 le général Foch alors directeur de l’École supérieure de guerre : « Ni la clairvoyance ni l’énergie ne suffisent au chef ; il lui faut encore la rare faculté de communiquer l’esprit qui l’anime aux troupes qu’il a sous son commandement. Il doit connaître ses hommes, les comprendre, les aimer, et maintenir entre eux et lui cette confiance mutuelle […] seule capable de donner à l’obéissance militaire toute sa grandeur et toute sa beauté. » Au travers des paroles de cet illustre officier qui a inspiré de nombreuses générations de militaires, on mesure aussi combien ce lien particulier entre le chef et ses subordonnés n’est pas antinomique avec la discipline, principe majeur et force de nos armées.

Cette notion de confiance transparaît également dans une spécificité française propre à l’armée de terre dans sa méthode d’élaboration des ordres tactiques (medot) : la notion d’effet majeur. Celui-ci est définie dans le Précis de tactique générale publié par l’armée de terre en avril 2022 comme le résultat de l’action décisive directe ou indirecte contre l’adversaire, dans un cadre espace-temps donné, et dont l’exploitation permet de remplir la mission. Cet effet majeur, validé par le chef interarmes, clef de voûte d’une conception de manœuvre, représente l’esprit dans lequel sera conduite la mission au-delà de la lettre et des tâches successives à mener. Ainsi, quand le plan ne se déroule pas comme prévu – il est décrit par le stratège allemand von Moltke comme le « premier mort de la guerre » –, il demeure la bouée de sauvetage, le fil d’Ariane invisible qui permettra aux subordonnés, même isolés ou privés de contact avec leur chef, de concentrer les efforts au bon moment et au bon endroit, confiants dans la certitude que leurs voisins disposent de la même référence et que c’est bien vers cet objectif que tend le chef. Cette manière de concevoir puis de diffuser les ordres, après un raisonnement itératif partagé entre le chef et ses subordonnés en répondant aux questions essentielles (pourquoi, contre qui, avec qui, où, quand…), demeure la plus belle illustration de cette confiance partagée. Celle-ci, alors qu’il faut agir et décider dans le chaos du combat, donne à chacun des repères solides, une perception partagée du terrain, de l’espace-temps de la manœuvre, des lignes de coordination et des appuis ou soutiens disponibles à chaque phase de l’action.

Pourtant, le développement des moyens de communication, des images transmises en temps réel par un drone, une caméra de télévision ou tout simplement un smartphone semble avoir réveillé, y compris dans l’institution militaire, la tentation de la centralisation voire de l’entrisme à tous les échelons. J’ai pu ainsi observer, y compris au Centre de planification et de conduite des opérations (cpco) où j’ai exercé des responsabilités, combien le syndrome du « caporal stratégique »1 pouvait amener à contraindre la marge d’initiative des subordonnés, exigeant d’eux, malgré leur appréhension souvent fine des enjeux depuis le terrain, un rythme effréné de comptes rendus ou d’informations détaillées sans qu’ils comprennent la finalité de cette exigence des états-majors centraux.

Ce biais semble avoir été accentué par les effets du tempo médiatique (avoir l’information avant la publication d’une dépêche afp) voire politique (alimenter le narratif des nombreuses réunions), mais aussi par le faible volume de forces engagées sur le terrain. Il est plus aisé et tentant de jeter un œil critique sur l’action de telle ou telle unité déployée quand elle est isolée et que ses effectifs ne dépassent guère la centaine d’hommes. La photographie du président Obama observant, quasi en direct, l’assaut sur la maison de Ben Laden par ses forces spéciales à près de sept mille kilomètres de là est certes un symbole politique fort pour les médias ou l’opinion publique, mais, prise avec recul, est une illustration de ce renoncement à la subsidiarité.

De l’autre côté du miroir, vu des théâtres d’opérations, j’ai à l’esprit cet officier me contactant depuis Paris alors que j’étais déployé en Afghanistan pour me demander, une heure seulement après la mort d’un de nos frères d’armes, d’insister auprès du commandement du groupe tactique interarmes (gtia) pour savoir où il avait été touché, quelle était sa position dans la colonne et s’il était accroupi ou debout au moment du contact. Même si j’avais conscience de la nécessité pour les échelons stratégiques de disposer de ces informations, y compris pour les familles endeuillées, j’avais trouvé cette démarche inconvenante et, finalement, une façon de ne pas avoir confiance dans ma capacité à répondre, dans des délais raisonnables, à son besoin.

Au-delà de ces expériences, je sais et j’ai pu observer, à la tête de mes hommes, de ma section à mon régiment, en passant par ma batterie et les deux groupements tactiques que j’ai eu l’honneur de commander au Niger et en Irak, que la confiance est une force et qu’elle caractérise ce supplément d’âme qui permet d’être fidèle à une devise du maréchal Leclerc qui m’est chère : « Ne me dites pas que c’est impossible. » Nos subordonnés sont souvent pleins de ressources, de qualités qui n’apparaissent que lorsqu’on leur donne l’occasion de faire preuve d’initiative, de saisir les opportunités et de nous étonner. Ainsi, je ne peux m’empêcher d’évoquer ce sous-officier responsable de la maintenance de ma colonne dans le désert tchadien capable de remplacer l’essieu d’un camion avec un outillage rudimentaire et m’assurant que je pouvais être confiant dans son intervention. Il en est de même avec ce commandant d’unité, seul aux confins du désert irakien de l’Anbar, qui avait parfaitement compris l’esprit de la mission que je lui avais confiée dans mon ordre d’opération (opo) et qui, malgré la rupture de nos communications pendant quelques heures, déploya sa batterie pour être en mesure d’ouvrir le feu au bon moment, une fois le lien rétabli entre lui et moi.

Il faut donc renouer avec cette culture de la confiance dans une subsidiarité bien comprise, par le chef comme par le subordonné, car elle peut ainsi être le terreau d’une liberté d’action accrue qui libère les énergies plutôt que de les contraindre ou de les étouffer.

  • Éduquer à la confiance

À l’heure où les évolutions technologiques transforment nos systèmes d’armes, les rendant de plus en complexes mais aussi de plus en plus interconnectés, de nouvelles vulnérabilités pourraient contraindre ou fragiliser la prise de décision par un effet de surcharge cognitive. Malgré le développement d’outils de type « intelligence artificielle », le chef subit un flot continu d’informations provenant de capteurs, de cellules ou même de messageries qui, s’ils l’alimentent en données, le privent du temps et de la hauteur de vue nécessaires à une bonne prise de décision.

Seul remède à ce biais, déléguer les responsabilités, faire confiance et donner de l’initiative. Un penseur allemand et auteur militaire du xixe siècle, le colonel Verdy du Vernois, ne s’y trompait pas quand il écrivait dans ses Études sur la guerre (1891) que « chaque chef conserve un certain degré d’indépendance utile à son influence et à son autorité. Le général n’intervient que s’il s’aperçoit de fautes dangereuses commises dans l’exécution. On a beaucoup de peine en campagne à se conformer à cette règle. Ce qui se passe sous vos yeux vous frappe et vous attire. On éprouve une irrésistible tentation de se porter vers le point où le combat est le plus violent ; il faut bien s’en garder, pour ne pas perdre de vue l’ensemble ».

Fort de cette expérience, il s’agit de trouver les ressorts pour éduquer à la confiance afin que la subsidiarité ne soit plus un leitmotiv ou une posture technique, mais qu’elle permette de donner au chef le temps de la réflexion et de la compréhension des enjeux, tout en valorisant le subordonné qui cherchera à transformer cette part d’initiative en résultats concrets sur le terrain. Le corollaire à cette dynamique consiste à réhabiliter la culture du contrôle, non pas celle qui frôle le « caporalisme » dans son acception négative, mais celle qui permet de capitaliser sur les opportunités saisies par les échelons subordonnés ou délégués, de tirer les enseignements d’une opération, de poursuivre la formation de ses hommes, de réévaluer un effet majeur ou les objectifs et, in fine, d’améliorer un processus de préparation opérationnelle, un équipement, une doctrine ou un mode d’action.

Pour cela, dès la formation initiale, la confiance doit faire l’objet d’une compréhension fine de la part des plus jeunes, mis en situation d’assumer leurs responsabilités à l’entraînement, à leur niveau, mais avec une marge de manœuvre suffisamment large pour que leur créativité ne soit pas bridée et que cette confiance accordée par le chef se transforme en confiance en soi. Pour les décideurs, la subsidiarité doit leur permettre de dompter cette accélération qui rythme aujourd’hui les opérations du plan stratégique au plan tactique et qui les prive finalement de leur liberté d’action. Celle-ci, mieux exploitée, sera alors garante d’une meilleure réactivité face à l’incertitude qui ponctue la conduite des opérations aujourd’hui.

Cette confiance se construit au quotidien, au quartier, dans les missions parfois simples qui vont de l’entretien du matériel à la préparation d’une mission ou l’instruction des plus jeunes comme des plus expérimentés. Le chef, qu’il soit sergent auprès de son groupe, lieutenant avec sa section ou colonel à la tête de son régiment, cultive la subsidiarité dès l’entraînement pour qu’en opérations, la confiance soit finalement consolidée, intégrée par tous, partagée et garante du succès face à l’ennemi.

À titre personnel, et en guise de conclusion, je n’ai jamais été aussi serein et confiant qu’à la tête de mon groupement tactique interarmes engagé au nord Niger en 2014, conscient des enjeux de mon action, imprégné de l’effet majeur recherché par mon chef, le général Foucaud, commandant alors l’opération Serval, basé à près de trois mille kilomètres de ma zone d’action.

1 Notion qui s’est développée dans les années 1990 et qui cherche à illustrer que le soldat sur le terrain voit son action avoir des implications stratégiques voire politiques, constat exigeant de fait un contrôle accru sur les échelons subordonnés, et brisant ainsi la chaîne de la confiance et de la subsidiarité.

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