N°51 | La confiance

Raphaëlle Branche
En guerre(s) pour l’Algérie
Témoignages
Paris, Tallandier, 2022
Raphaëlle Branche, En guerre(s) pour l’Algérie, Tallandier

Pour mesurer historiquement le poids de la guerre d’Algérie dans notre devenir national et international, pour sortir un jour des assauts de mémoire sans issue et des commémorations unilatérales, afin de produire un jour un récit de celle-ci utile aux nouvelles générations, l’analyse du plus grand nombre de témoignages, connus ou à découvrir, est un passage obligé. Raphaëlle Branche œuvre en ce sens depuis plusieurs années et, cette fois, elle agence quinze des soixante-dix récits de vie recueillis longuement par l’ina et Arte depuis 2018 pour les besoins d’une série télévisée de 2022, et pour aider à la valorisation de ces archives sonores et visuelles bien stockées et bien accessibles. Ce nouveau livre est la suite élargie de son Papa, qu’as-tu fait en Algérie ? (La Découverte, 2020), une enquête sur le silence familial d’appelés du contingent rentrés dans leurs foyers avant ou après 1962.

Voici donc des échantillons humains des malheurs, du sang et des larmes d’une guerre alors sans nom, vécue sous couvert d’« événements », de « pacification », de rancœur ou d’exil du côté français, d’indépendance et d’émancipation en armes et sous empire dictatorial du fln du côté algérien. En tête du défilé, un maquisard de la Wilaya 2, très fier encore d’avoir été un bon soldat de la cause et qui concède qu’après 1960 l’aln ne pouvait plus livrer bataille. Puis une lycéenne marocaine passée à la Wilaya 5 ; un Kabyle « messaliste » émigré à Charleroi ; une « métro » des Centres sociaux torturée à la villa Susini ; un infirmier militaire du contingent dans les Aurès ; un berger devenu harki ; un « para » qui a rêvé de sauter sur Paris en 1961… La violence et la peur, l’abandon et l’exil, l’espoir enfui, les valeurs dévoyées : tout est là.

Véronique Gazeau-Goddet et Tramor Quemeneur confirment ce sombre tableau. L’aspirant Bernard Goddet est tombé, avec quatorze camarades, dans l’embuscade que l’aln leur a tendue le 11 janvier 1958 près du bordj de Sakiet, à la frontière doublée par la ligne Morice électrifiée, et à laquelle, le 8 février suivant, a répliqué le bombardement par nos B26 du village tunisien voisin, ce que l’onu condamna et qui mit la France en accusation. « Catho » conservateur, mais qui lisait Témoignage chrétien en cachette et affectionnait La Peste de Camus, tout juste sorti d’hec, il envoyait des lettres rassurantes à sa famille, mais il a très vite douté des bienfaits de la « pacification ». En sa mémoire, un historien et une historienne, sa parente, ont rédigé une enquête qui enchâsse sa correspondance dans les témoignages postérieurs qu’ils ont systématiquement recueillis et qu’ils confrontent à toutes les archives disponibles. Ce qui nous vaut, notamment, un minutieux et terrible « récit croisé de l’embuscade », minute par minute, avec le plan d’attaque, les armes utilisées, l’état des cadavres retrouvés. Ce travail d’une rare intensité produit un livre exceptionnel.


Jacques Frémeaux | Algérie 1914-1962