N°50 | Entre virtuel et réel

Amal Silva Da Cruz

Faire la guerre dans le jeu vidéo

Aujourd’hui, le jeu vidéo est un outil culturel de masse dont le chiffre d’affaires dépasse celui du cinéma1. À tel point qu’à la télévision, la série documentaire History Channel reprend Brother in Arms pour raconter les combats du 502e régiment d’infanterie parachutiste américain en 1944 et que Toute l’Histoire s’aide du moteur graphique de World of Tanks pour relater l’épopée des chars d’assaut. Et le domaine politique n’est pas en reste si on en croit le patriotisme exacerbé des jeux développés après les attentats du 11 septembre 20012 aux États-Unis comme, par exemple, Desert Storm ou America’s Army.

« L’Histoire est notre terrain de jeu » dit le slogan de la saga vidéo-ludique Assassins’s Creed d’Ubisoft. Elle est aussi le point de départ de son interprétation, qu’elle soit réécrite, novatrice, fantaisiste, divertissante. Désormais, l’expression « jeu vidéo » est trop réductrice au regard des capacités décentrées de sa fonction première qui est de divertir3. Se pose alors la question de la représentation des faits, notamment de certains sujets suscitant le débat comme les crimes de guerre soviétiques entre 1939 et 1945 dans Company of Heroes 2 ou la Révolution française à travers Assassin’s Creed : Unity (2014), qui transforme le jeu en un véritable vecteur de combat culturel et mémoriel, mêlant des questions de race, de genre, de classe sociale et d’identité nationale. Et la « ludicisation » de l’Histoire4 n’est plus seulement à portée de grandes entreprises. Nombre de studios indépendants se sont multipliés, apportant un élargissement des points de vue sur un sujet précis comme la guerre d’Espagne dans 1936 España en llamas ajouté au jeu Medal of Honor Allied Assault ou le conflit indochinois ajouté au simulateur de tir Arma III.

Conservé depuis 1992 par la Bibliothèque nationale de France, le jeu vidéo a désormais une place dans les études universitaires5 : l’intelligence artificielle6 (ia) et son adaptation aux actions du joueur, le comportement humain face à l’homicide et à la violence de guerre7, la gestion émotionnelle8StarCraft (1998) ou Warcraft (1994) sont utilisés par les neurosciences pour l’étude de la perception sensorielle et de la plasticité du cerveau9. De même, la reprise politique du jeu vidéo a suscité des études sur la propagande idéologique et sur le phénomène culturel de masse. Pourtant, les spécialistes de l’étude des jeux vidéo sont rares en France, le sujet étant tantôt secondaire dans les préoccupations des chercheurs, notamment par crainte d’exclusion par leurs pairs10, tantôt centré sur les mêmes échantillons (Call of Duty, Counter Strike ou America’s Army), ce qui ne permet ni une vision globale et comparée de la représentation de la guerre ni une approche détaillée de leurs usages et des règles qui les régissent. C’est en cela que notre étude tentera d’approfondir cette facette de l’histoire des représentations. Nous prendrons pour échantillon l’un des genres les plus populaires, le jeu vidéo de stratégie militaire en temps réel (str), sans omettre quelques comparaisons. En quoi l’évolution de ce genre a-t-elle modifié les façons de représenter la guerre ?

  • Du jeu de guerre au jeu de stratégie :
    entre divertissement et simulation

Le sujet militaire dans le jeu vidéo et son large éventail d’utilisations seraient les héritiers des simulations de guerre que sont la chasse, la lutte sportive, les Jeux olympiques, les tournois médiévaux11… Les premiers titres, comme le programme d’arcade Spacewar de Steve Russel, sont apparus dès les années 1960 ; omniprésents aujourd’hui, ils rendraient la paix improbable à mesure que la guerre prend place sur les écrans12, que ce soit au plan domestique ou au plan militaire. En 2020, selon la plateforme en ligne Steam, cinq des dix titres les plus joués au monde concernent le fait guerrier ; la première place occupée par Counter-Strike: Global Offensive rappelle la prédiction du groupe de rock alternatif Rage Against the Machine qui, en 1998, prévoyait le rapprochement entre le divertissement et la guerre, ce qui se vérifia après les attentats du 11 septembre 200113.

Avec l’essor de la puissance de calcul des ordinateurs depuis la fin des années 1970 (Apple II, TRS-808-bits), les possibilités d’adaptation des jeux aux initiatives d’un adversaire14 augmentèrent et l’industrie militaire chercha à en tirer profit pour conditionner les soldats tout en promouvant le lien armée-nation. L’armée américaine collabora donc avec Atari et utilisa son Bradley Trainer, le corps des Marines se rapprocha de Mak Industries (années 1980 et 1990). En 2001, le Département de la Défense adopta Tom Clancy’s Rainbow Six: Rogue Spear dans l’optique d’analyser les méthodes d’affrontement urbain et le leadership, et en 2005, l’université de Californie du Sud fit de même avec Virtual Iraq dans le but de mieux maîtriser les effets du stress post-traumatique. Tous les corps d’armée des États-Unis furent concernés, si bien que David Leonard parla de « pédagogie de guerre »15. À ce titre, le meilleur exemple demeure celui d’America’s Army (2002) financé à plusieurs millions de dollars par l’us Army afin d’améliorer son image et de susciter le recrutement alors que le chiffre d’enrôlement était en 1999 à son plus bas niveau depuis trente ans16. D’autres pays firent de même, notamment la France avec Spartacus17, la Chine avec Glorious Mission, la marine australienne avec Harpoon 3 Professional18. Le jeu vidéo de guerre est donc bien situé entre divertissement et outil pédagogique. Mais comment représente-t-il le conflit armé ?

  • La quantification de la force en tant que condition de la victoire

La stratégie, au sens militaire, consiste en la soumission de la volonté d’un camp à celle d’un autre au point de rendre inutile la poursuite du conflit19. Le jeu de stratégie militaire applique ce principe en reprenant les règles des jeux de plateau dits wargame comme le Go, les échecs ou le kriegspiel. Le genre a pris son essor dès le xviiie siècle dans des écoles de guerre, permettant d’explorer différents scénarios sur des cartes géographiques. Au xxe siècle, l’action tactique des futurs porte-avions (à partir des années 1920), les manœuvres des Unterseeboot, la planification de l’invasion de Midway par les Japonais ou la guerre du Golfe20 furent étudiées afin d’adapter stratégie et tactique aux normes du temps, de renforcer doctrines et manœuvres opérationnelles interarmées, ce qui se poursuit aujourd’hui (Trident Juncture).

Le jeu de stratégie en temps réel (str) reprend les principes du jeu de plateau21. Cela part de la construction d’une base opérationnelle en vue de projeter des forces sur une base adverse à travers un terrain d’une certaine dimension et aux reliefs variables se découvrant au fil de l’exploration22, le tout à partir d’une vue plongeante. C’est le principe d’accumulation des forces pour la production du néant chez l’autre23, où la taille de l’armée est un marqueur viril de puissance24. Que ce soit le futuriste Supreme Commander ou Cossacks pour l’époque moderne, c’est la puissance par le nombre qui apporte le divertissement. Le joueur a souvent le statut de commandant en chef, qui lui permet de commander de larges groupements, des unités terrestres, navales, aériennes et expérimentales à travers une époque choisie, de vivre ou de réécrire l’Histoire25 sans s’occuper des protocoles de la hiérarchie militaire. Les str des années 1990 doivent d’abord leur succès au choc frontal à l’échelle tactique avec des décisions à court terme, plutôt qu’au volet stratégique (Total War) impliquant des choix politiques, diplomatiques, économiques, scientifiques rendant finalement caduque la dénomination du genre26.

Comme l’indique Chris Crawford en 1981, le str innove par rapport au jeu de plateau par l’imminence d’une réponse adverse calculée, chose critiquée par ceux qui préfèrent un délai d’élaboration plus long. Par cet aspect simplifié de la guerre en vue de l’action immédiate, le joueur peut, grâce à une interface faite pour, se concentrer sur une course aux armements pouvant aboutir à une arme dite ultime, la bombe nucléaire tactique dans World in Conflict ou le canon à particules de Command & Conquer Generals, d’autant plus que l’aspect simplifié n’inclut généralement pas la présence de civils. Tout se réalise sur un temps court, comme si l’affrontement était inévitable, alors que dans le genre plateau, des jeux comme Civilization VI rappellent que la guerre est une crise à gérer sur plusieurs plans avec des conséquences à long terme. Ainsi, le str s’inspire de principes de base de la théorie militaire. Il stimule la motivation de la performance et du gain par le divertissement tout en octroyant un challenge27 permettant d’accepter de progresser par le biais de l’erreur, la performance se mesurant par l’intellect.

  • De la quantité à la qualité : une représentation
    qui évolue sans être impartiale

En se fondant sur le progrès technologique, certains studios tentent de faire évoluer la représentation de la guerre. En 2007, dans World in Conflict, Massive Entertainment propose la micro gestion plutôt que la bataille décisive grâce à la conduite d’une force de frappe spécialisée restreinte chargée de sécuriser et de tenir des points de contrôle. Le contexte est celui d’une troisième guerre mondiale, en 1989, donnant accès à un arsenal de frappes chirurgicales et de soutien des deux blocs à utiliser avec parcimonie, les renforts étant peu nombreux. Le joueur sera fréquemment victime des frappes adverses après avoir sécurisé des périmètres et devra utiliser à bon escient les capacités de ses unités pour reconquérir ce qui a été perdu en étant forcé d’adopter la doctrine militaire occidentale de l’ère atomique : la coordination interarmes. Le char d’assaut, l’hélicoptère, l’artillerie, l’infanterie, chaque arme demeure puissante mais vulnérable sans appui de l’une ou de l’autre.

Le joueur est également encouragé à se spécialiser, même si les parties en ligne révèlent de nouveau une tendance à la course à la bombe nucléaire capable de détruire un secteur de la carte et de le rendre inaccessible. Des joueurs sont même parvenus à incorporer la bombe H28, détruisant l’entièreté de la carte. Ce str se veut d’ailleurs graphiquement captivant : le terrain est complètement destructible, symbole de la montée aux extrêmes, si bien qu’il ne reste en fin de partie aucun lieu sur lequel régner. Il est d’ailleurs possible d’adopter la vue à l’échelle humaine et de contempler ainsi l’étendue du déchaînement, principe qui sera repris dans d’autres str.

Au-delà de cet aspect, World in Conflict soigne la dimension humaine en incorporant des conversations entre les soldats, rappelant au joueur qu’il contrôle des hommes dont il faut préserver la vie. Mais cette dimension est à peine audible, mise sous silence devant la toute-puissance des machines, comme le mentionnait déjà Ernst Jünger dans Orages d’acier en 1920.

Quand certains jeux mettent l’accent sur la tactique, d’autres misent sur l’ambiance sonore du combat dont le rôle sur le comportement humain a été mis en lumière bien avant l’avènement du vidéo-ludisme, notamment par Charles Ardant du Picq au xixe siècle29. En 2006, Company of Heroes, qui se déroule durant la Seconde Guerre mondiale, pousse le joueur à trouver un armement imposant et bruyant, proportionnel à la puissance de feu. Le camouflage, l’usage du relief et des bâtiments, l’épaisseur et l’inclinaison du blindage… tout rend l’usage de la force plus réfléchi, celui possédant les troupes les plus nombreuses n’étant plus forcément vainqueur – une masse de fantassins pourra parfaitement être clouée au sol par quelques mitrailleuses, grâce à la modélisation du tir de suppression. Ici nulle bataille rangée rendant compte de l’aspect vertical de la guerre où le soldat devait rester droit en toute circonstance, mais les affrontements des corps couchés, de la domination de la machine sur l’homme30. Les combats sont sanglants, la musique dramatique, les voix des soldats changent de ton à mesure qu’ils approchent du front, les sons sont saturés, des détails associés à une palette graphique rendant l’homme insignifiant et la victoire coûteuse. Le soldat possède d’ailleurs une jauge de moral diminuant à mesure qu’il se trouve exposé au feu jusqu’à la fuite incontrôlable simulant la déroute. Bien mené et préservé, il peut cependant être promu et gagner en performance.

À travers son aspect cinématographique, Company of Heroes apporte le divertissement par le spectacle. Il s’agit avant tout d’un jeu31 attentif à rendre l’œuvre authentique afin qu’elle attire le regard tout en se fondant sur des codes culturels populaires. Cette micro gestion au réalisme croissant est d’actualité : Men of War, Graviteam Tactics ou Combat Mission introduisent même une dimension punitive, une mauvaise connaissance du terrain et des forces en présence pénalisant fortement le joueur impatient.

Avec la prise en compte de données comme le blindage, la portée, la précision, la furtivité, la balistique, le temps de rechargement, le moral, la récente série des Wargame et Steel Division du studio Eugen Systems entrent dans cette perspective de la guerre par le bas. Le joueur se professionnalise par tous ces paramètres l’obligeant à l’apprentissage par l’erreur, méthode qu’avaient déjà analysées Jeffrey Leser et James Sterret au sein de l’us Army Command & General Staff College pour les titres Decisive Action (2001) et TacOpsCav (1999).

Ce souci du détail a donné naissance à des hardcore gamers, des puristes tournés vers le perfectionnement de la méthode faisant du jeu un exercice requérant initiation. À l’opposé du divertissement pour tous, certains titres sont moins accessibles : Harpoon entre 1999 et 2007, Command: Modern Air/Naval Operations (2014) et Command: Modern Operations (2019), disposant d’une édition publique et professionnelle, au souci de réalisme et de détail peu égalé, ce qui se constate à la taille du manuel d’utilisateur32. De l’usage schématique de la puissance militaire dans les str à l’approfondissement réaliste des mécaniques pour enfin atteindre la simulation, le genre montre bien une évolution des représentations du phénomène guerrier, mais également une certaine responsabilisation du joueur, qui doit adopter de nouvelles règles de comportement.

  • La question du rapport de force et du combat légitime :
    un usage normé

Les exemples cités vont tous dans le même sens : l’usage de la force brute par le biais d’une course technologique, réduisant nettement les possibilités de victoire, de l’économie des forces, de la dissimulation ou de la tromperie, pour ainsi dire de la ruse33. Ceci n’est pas anodin si l’on tente d’élargir notre regard sur les représentations de la guerre en Occident. En effet, comme l’a montré Jean-Vincent Holeindre, l’Occident met en avant la force plutôt que la ruse – l’affrontement devant obéir à des vertus chevaleresques –, celle-ci étant l’apanage des faibles, des brigands (aujourd’hui des terroristes) ou du bas peuple, notamment au Moyen Âge, à l’opposé des puissants détenteurs du monopole de la violence légitime. L’interjection anglaise camper dénoncera la personne qui évite l’affrontement, qui contourne les règles de base en se cachant, en particulier dans les jeux de tir. La guerre subversive s’apparente à de l’antijeu pour ceux qui suivent les règles. Quoi de plus humiliant et dévirilisant que de se faire attaquer par derrière ou par un ennemi invisible ? Cet attachement à l’affrontement guerrier à armes égales tient donc en partie d’une normalité du choc, remise en question par les insurrections ou le terrorisme, sujet peu exploré des str (Invasion Machine, 2020).

L’éthique de l’art de la guerre se retrouve dans la construction même du jeu avec des « règles d’engagement », cadre moral englobant des valeurs telles que la loyauté, l’intégrité ou la discipline (America’s Army). S’il est possible de tout réduire à néant dans World in Conflict, le joueur se voit constamment rappeler l’objectif : la victoire selon une série d’opérations à mener (sécuriser un poste avancé, tenir avant l’arrivée des renforts…). Tout usage abusif de la force envers ses équipiers sera pénalisé, si bien que le sujet est parfois porté dans le débat public : Medal of Honor fut ainsi qualifié d’antipatriotique par les ministères de la Défense canadien et britannique, car on peut y tirer sur des compatriotes. Les règles qui s’appliquent au monde réel se retrouvent dans le virtuel : l’usage de la force n’est légitime qu’envers l’étranger34.

Enfin, le jeu vidéo étant un système de représentation, il peut inculquer inconsciemment aux joueurs des valeurs politiques. Le jeu de stratégie permet de se faire le héraut de la supériorité d’une technologie ou d’une idéologie sur une autre : les premiers Civilization favorisaient les démocraties, Europa Universalis IV poussait les joueurs contrôlant des nations comme le Japon à s’occidentaliser le plus rapidement possible afin d’éviter la pression des nations européennes35. Dans Command & Conquer: Red Alert (1996), les Soviétiques sont cruels, rusés et diaboliques, usant de la destruction de masse et des purges, à l’inverse des forces occidentales plus conventionnelles. Nous pouvons également citer en extension le fps créé par la branche libanaise du Hezbollah, Special Force (2003), qui fait des Israéliens des terroristes36. Les jeux en ligne ne font pas exception : World of Tanks ou War Thunder37 sont accusés de favoriser les appareils soviétiques.

Combattant pour la liberté, pour la défense de la nation, le joueur sera souvent forcé d’adopter le point de vue politique et culturel de l’entité qu’il incarnera, d’accepter la supériorité des valeurs d’un camp sur l’autre. Le consentement à la « guerre juste »38 reflété par une reprise des messages politiques dominants se fait ainsi par le biais du divertissement, omettant volontairement ou non la vraie face de la guerre.

  • La guerre par la mètis : un renouvellement marginal
    de la représentation guerrière ?

Représenter la guerre autrement que par les armes a pourtant été tenté. Un programme, vanté par Mathieu Girard en 200939, fut développé par Eugen Systems en 2010. Son titre, ruse, met en avant l’utilisation de subterfuges dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale : cacher l’information, la voler ou désinformer, distraire l’adversaire par une fausse offensive, leurrer sur la taille des armées, dissimuler, espionner, décrypter… En 1940, la ruse fut en effet institutionnalisée dans le cadre de la guerre psychologique, en particulier par les Britanniques et leurs Special Operations Executive (soe) en Europe et Force 136 en Asie en 1941, ou encore la London Controlling Section en 1942 pour des opérations d’intoxication grâce au décryptage et à l’usage d’agents doubles. Lors de son recrutement au sein du soe, l’agent Bickham Sweet-Escott a ainsi reçu la consigne de ne jamais reculer, « pas même devant la ruse »40, preuve de l’institutionnalisation de la méthode41. La dissimulation des unités dans le jeu rappellera aux spécialistes la fausse armée du général américain Patton (opération Fortitude), l’importance du renseignement à travers l’espionnage, le jeu des perceptions sur la taille réelle des unités faisant écho, par exemple, à l’utilisation par Rommel d’hélices soulevant le sable dans le désert d’Afrique du Nord pour faire croire à un déplacement de divisions entières…

Mais si la ruse facilite la victoire, elle ne remplace pas la bataille. Après avoir dissimulé ses intentions réelles et trompé l’adversaire, le joueur doit frapper avec les forces dont il dispose. La bande-annonce de lancement du jeu le montre à travers une scène de débarquement sur un plateau partagé par un assaillant et un défenseur : celui-ci fait tirer ses canons côtiers tandis que celui-là persiste à s’approcher de la côte dans l’espoir d’écraser par épuisement l’ennemi. Le défenseur est rassuré jusqu’à finalement remarquer que l’assaillant utilisait des pantins. Tout comme David contre Goliath, Pharaon poursuivant Moïse ou Darius face aux Scythes, c’est dès qu’il se croit invincible que le fort devient vulnérable par naïveté. La ruse laisse alors place à la force pour achever l’adversaire trompé.

ruse se veut rupture du choc, mais grâce à la diversité des armements proposés, le joueur sera encouragé à augmenter la force de ses unités, argument de vente des licences suivantes de Eugen Systems à l’instar des « mille quatre cent cinquante unités à travers dix-sept nations différentes » de la page de vente de Wargame Red Dragon. La quantification de la force reste primo entrante. De plus, dans ruse, le joueur peut très bien gagner la bataille sans avoir recours aux stratagèmes, leur mise en œuvre étant complexe et coûteuse en temps.

Les principes du jeu ne perdurèrent pas dans le temps, sauf pour la liberté d’action sur le terrain (série des Wargame42), faisant écho une nouvelle fois au rejet des stratagèmes43. Grâce à une meilleure accessibilité des outils de développement, des studios dits indépendants au budget plus limité peuvent désormais proposer des idées de création originale en marge du jeu industriel avec plus de huit mille créations sorties en 2019, deux fois plus qu’en 201644, nécessitant un véritable dépouillement des sources. Des expériences atypiques existent comme defcon inspiré du film WarGames (1983), str visant à préserver la population civile d’une région pour détruire celle de l’ennemi dans une guerre nucléaire incontrôlable, ou This War of Mine où le joueur incarne un civil cherchant à survivre en temps de guerre. En accord avec leur temps, les grands studios commencent aussi à diversifier les représentations (Call of Duty Modern Warfare 2019).

  • Conclusion

Le jeu de stratégie propose une représentation évolutive de la guerre, interprétant la conduite des forces armées, de l’usage simpliste à la simulation, tenant compte de nombreux paramètres, même si la réalité n’est jamais totalement prise en compte (présence de civils, crimes de guerre, émotions non quantifiables…). Il oriente la position du joueur puisqu’il demeure le produit d’une culture qui façonne elle-même sa représentation de la guerre, rendant le genre complexe45. L’accessibilité des outils de développement permet aujourd’hui au plus grand nombre de multiplier les interprétations en s’éloignant des sentiers battus. L’ensemble met en question la place du joueur dans ces représentations tandis que le jeu sert d’outil politique, utilisé aussi bien par les gouvernements que par les organisations terroristes comme Daesh46. Détourné du divertissement, le vidéo-ludisme est désormais devenu un espace de revendication et d’expression, miroir d’une culture. Et c’est bien le cas pour le jeu de guerre dont la narration, le cadrage, la mise en scène contribuent à diffuser une vision de la guerre, le joueur n’étant qu’un rouage de cet ensemble.

1 R. Moreau, « Armée et jeux vidéo de guerre : quelles utilisations ? », Inflexions n° 32, 2016, pp. 145-152 et J.-F. Conroy, « La guerre froide et les jeux vidéo : réflexion autour de Command & Conquer : Red Alert », actes du 15e colloque international étudiant, université de Laval, 10-12 février 2015, 2016, pp. 111-123. Le simulateur Star Citizen a atteint en 2019 un financement de plus de deux cents millions de dollars, soit le record Guinness de sociofinancement. Voir L. D’Amours, « Comment réussir une campagne de financement participatif », Gestion vol. 41, 2016, pp. 102-105.

2 E. Losh, “The Design Politics of Elect Bilat”, in N. B. Huntermann et MThomas Payne, Joystick Soldiers: The Politics of Play in Military Video Games, Londres et New York, Routledge, 2010, p. 203 (format numérique).

3 Exemple d’approfondissement : la simulation des 24 heures du Mans suite à la covid-19 en juin 2020 sur le simulateur Rfactor 2 faisant affronter des pilotes virtuels et professionnels.

4 J.-L. De Miras, « Le jeu vidéo historique comme objet de recherche », Essais n° 15, 2019, pp. 7-21.

5 Voir Game Studies.

6 A. Dahlbom, “An adaptive ai for Real-Time Strategy Games”, mémoire de master soutenu à l’université de Skövde, Suède, 2004. Voir aussi V. Padmanabhan, P. Goud, A. K. Pujari et H. Sethy, “Learning in Real-Time Strategy Games”, International Conference on Information Technology, Bhubaneswar, 2015, pp. 165-170, et Y. Zhen, Z. Wanpeng et L. Hongfu, “Artificial Intelligence Techniques on Real-time Strategy Games”, csai 18 : Proceedings of the 2018. 2nd International Conference on Computer Science and Artificial Intelligence, Changsha, Université nationale de la technologie de la défense, 2018, pp. 11-21.

7 D. Grossman, On killing: The Psychological Cost of learning to kill in War and Society, Open Road Integrated Media, 2014, et On combat: The Psychology and Physiology of deadly Conflict in War and Peace, Human Factor Research Group, 2012.

8 Exemple : M. Fletgen, « La peur comme divertissement. Le cas des jeux vidéo d’horreur », in A. Fagnou, L. Genton, L. Germain et N. Stromboni (dir.), L’Éventail de nos peurs de l’Antiquité à nos jours, actes du colloque organisé par le chsc le 15 mai 2019, p. 101-113.

9 K. Yong-Hwan, C. Dong-Wha, K. Dongho, J. Hye-Jin, S. Yuka et W. Takeo, “Real-Time Strategy Video Game Experience and Visual Perceptual Learning”, Journal of Neurosciences, université Ulsan et université Brown, vol. 35, n° 39, 2015, pp. 10 485-10 491.

10 S. Meunier, « Les recherches sur le jeu vidéo en France », Revue d’anthropologie des connaissances, vol 11, n° 3, 2017, pp. 379-396.

11 J. Henrotin, « Imaginaires de la guerre et guerres jouées. Du jeu vidéo dans la guerre », Stratégique n° 115, 2017, pp. 97-109.

12 D. J. Leonard, “Unsettling the Military Entertainment Complex: Video Games and a Pedagogy of Peace”, Studies in Media & Information Literacy Education, vol. 4, n° 4, 2004, pp. 1-8.

13 R. C. King et D. J. Leonard, ”Securing American Empire in Virtual Space”, in N. B. Huntemann et M. T. Payne, op. cit., p. 123 (format numérique).

14 S. Deterding, “Remediation, Boardgames, and the Early History of Video Wargaming”, ibid.

15 J. Penney, “Authenticity and Ideology in the Call of Duty and Medal of Honor Player Communities”, ibid., p. 237.

16 R. Nichols, “America’s Army and the Video Games Industry”, ibid., p. 66.

17 Voir Ph. Lepinard, « Spartacus, arène virtuelle pour guerriers du xxisiècle. Éléments de conception d’un système de simulation hybride cots-gots dans le cadre de la numérisation des forces terrestres », Revue des sciences et technologies de l’information (série isi : ingénierie des systèmes d’information), Lavoisier, 2015, pp. 89-106.

18 P. Harrigan, Zones of Control: Perspectives on Wargaming, mit Press, 2016, p. 212.

19 Voir A. Beaufre, Introduction à la stratégie, Paris, 1963, rééd. Fayard/Pluriel, 2012.

20 Ph. Sabin, Simulating War Studying Conflict through Simulation Games, ebook, Continuum Books, 2012, p. 94.

21 J. Leser et J. Sterrett, “Gaming and the us Army Command & General Staff College”, in N. B. Huntemann et M. T. Payne, op. cit., p. 187 (format numérique).

22 « Brouillard de guerre ».

23 J. Patocka, Essais hérétiques, Verdier, Lagrasse, 1999, p. 154.

24 D. Grossman, op. cit., p.156.

25 Th. Facchini, « Guerres et jeux vidéo. Représentations et enjeux de mémoire de la Seconde Guerre mondiale », Amnis n° 15, 2016. Sur mille sept-cent soixante douze jeux à caractère historique recensés en 2016, 30 % sont liés au contexte de la Seconde Guerre mondiale.

26 S. Dor, “Strategy in Games or Strategy Games: Dictionary and Encyclopedic Definitions for Game Studies”, Game Studies, vol. 18, n° 1, 2018.

27 S. A. Lukas, “Reading the Video Game Gun”, in N. B. Huntemann et M. T. Payne, op. cit. p. 106 (version numérisée).

28 Modification externe du jeu sous le nom de No Hope.

29 D. Grossman, op. cit, p. 41. Certains armements sont devenus célèbres pour leur sonorité : la mitrailleuse, l’Orgue de Staline, le canon de l’avion A-10

30 S. Audoin-Rouzeau, Combattre. Une anthropologie historique de la guerre moderne (xixe-xxie siècle), Paris, Le Seuil, 2008, p. 251 et p. 260.

31 Interview d’un développeur du jeu, Tarnie Williams, par l’équipe de la rédaction du site Jeuxvidéo.com le 3 avril 2006.

32 Trois cent cinquante-trois pages pour Command: Modern Operations.

33 J.-V. Holeindre, La Ruse et la Force, Paris, Perrin, 2017, p. 18.

34 M. Van Creveld, Wargames from Gladiators to Gigabytes, Cambridge University Press, 2013, p. 273.

35 R. Moreau, op. cit.

36 M. B. Caffrey, On Wargaming: How Wargames Have Shaped History and How They May Shape the Future, Newport, Rhode Island, Naval War College Press, 2019, p. 211.

37 Studios russes.

38 J.-V. Holeindre, op. cit. p. 124.

39 Lors du salon du jeu vidéo E3. Voir : https://www.youtube.com/watch?v=8Y3uskSWDWo.

40 F. Lambert, Formation agents secrets par le soe durant la Seconde Guerre mondiale, Paris, Histoire & Collections, 2019, p. 1.

41 H. Grotius, Le Droit de la guerre et de la paix, Paris, puf, 1999, et J.-V. Holeindre, op. cit., p. 247.

42 European Escalation en 2012, AirLand Battle en 2013, Red Dragon en 2014.

43 Jusqu’aux années 1980 aux États-Unis par la doctrine Denial and Deception.

44 Voir le site Statista : https://www.statista.com/statistics/552623/number-games-released-steam/.

45 D. G. Churchill, Heuristic Search Techniques for Real-Time Strategy Games, thèse de doctorat contribuant partiellement à l’obtention du doctorat en philosophie, université d’Alberta, soutenue en 2016, p. 7 (et résumé).

46 T. Richard, « La culture de guerre djihadiste. Daesh comme ethos », contribution au colloque « La notion de “culture” et le fait guerrier », irsem, 1er octobre 2020.

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