N°49 | La route

Les « guerres de gendarmes »

la route comme outil de contre-insurrection

« Il est nécessaire de ne pas laisser l’ennemi se reposer un instant, […] d’intercepter ses convois de vivres […] et de lui couper toutes les voies de communication1. » Cette recommandation en 1808 de la junte suprême de gouvernement aux guérilleros espagnols contre l’armée française témoigne de l’enjeu précoce joué par la route lors d’une insurrection. Exerçant une surveillance sur les axes routiers, « moitié civile, moitié militaire » selon la fameuse formule de Napoléon, la gendarmerie a toujours cherché à s’adapter en période de crise pour garder la maîtrise de cet espace familier mais vulnérable.

  • La brigade, un atout tactique pour contrôler la route ?

Avec son maillage de brigades2 tissé dès 1720 le long des axes principaux du royaume de France, la gendarmerie a vocation à « faire la police sur les grandes routes », comme le rappelle la loi du 28 germinal an VI (17 avril 1798). Jugé efficace, ce réseau de surveillance s’exporte avec les conquêtes révolutionnaires et impériales. Dans les départements réunis3, le général Wirion se félicite de pouvoir regrouper « cinquante gendarmes en moins de dix heures et mille en moins de vingt-quatre heures ». Et les succès remportés lors de la guerre des paysans4 en 1798 suscitent des éloges, comme dans les Deux-Nèthes5 où les autorités saluent l’action des gendarmes qui « toujours à cheval ont, durant trois jours, combattu presque à eux seuls les révoltés ».

En 1800, Bonaparte charge le général Wirion d’appliquer dans les seize départements de l’Ouest les méthodes fructueuses d’outre-Rhin en y organisant un réseau dense de deux cents brigades supplémentaires. Le général Radet en fait bientôt de même dans les nouveaux départements italiens, allemands et hollandais. « Les rois de Sardaigne ont vu des régiments entiers échouer devant des communes où quatre gendarmes rétablissent aujourd’hui le bon ordre », se réjouit en 1810 le préfet de la Doire6. La même année, le général Séras assure en Espagne que « quelques brigades de gendarmerie bien actives et bien dirigées sont plus que suffisantes pour débarrasser ce pays de quelques anciens contrebandiers ou déserteurs ».

Mais si, en Espagne, la ventilation de quatre cents brigades sur quarante-six mille huit cent cinq kilomètres carrés, soit un maillage deux fois plus grand qu’en France, ne permet pas aux gendarmes de conserver le contrôle des routes face à des guérilleros soutenus par les Anglais, le modèle de la brigade n’est pour autant pas remis en cause et est déployé après chaque conquête coloniale dans la phase de pacification, le long des routes construites parfois par l’armée. Même au Mexique, le général Bazaine réclame des brigades pour sécuriser les axes menant à Mexico. En outre, face à une sous-administration coloniale chronique, ces casernes offrent autant de refuges aux colons en cas de soulèvement. Par ailleurs, les gendarmes disposent d’une puissance de feu souvent supérieure aux insurgés comme en Algérie en 1945, à Madagascar en 1947 ou au Cameroun en 1959.

La guerre d’Indochine, elle, promeut plutôt le modèle du poste prôné par le général Boyer de Latour du Moulin, tenu aussi bien par des gendarmes des légions de marche que par d’autres militaires : avec un armement léger, deux ou trois Européens encadrant au mieux quelques dizaines de supplétifs autochtones ont en charge le contrôle de larges portions de routes. En Algérie, le nombre de brigades passe de deux cent quarante-trois à quatre cent trente-quatre entre 1954 et 1962, ce qui reste bien insuffisant pour contrôler les soixante-sept mille kilomètres du réseau routier de ces départements.

Après 1962, les gendarmes ne déploient plus de brigades territoriales lors des opérations extérieures (hormis les brigades prévôtales), mais peuvent parfois compter sur le maillage des gendarmeries amies, comme en Afrique, pour obtenir des renseignements. De même, en Afghanistan entre 2009 et 2013, les gendarmes détachés au sein des Police Operational Mentor and Liaison Team (pomlt) s’appuient sur le maillage territorial de la police afghane.

  • Au-delà des routes, des forces mobiles
    pour une action en profondeur

Malgré son élaboration, le maillage des brigades ne permet pas une couverture complète du territoire. Dans le Morbihan, à la veille de la Révolution, des zones entre Locminé, Hennebont, Auray et Vannes restent ainsi sans protection faute de routes7. Aussi les gendarmes s’appuient-ils très tôt sur des colonnes mobiles pour traquer les bandits de grands chemins, véritable « fléau national ». Le « chouan » se substitue vite au « brigand », même si la terminologie perdure pour mieux rabaisser tout opposant politique au rang de criminel de droit commun. Les effectifs des gendarmes détachés sont variables, allant de quelques éléments aux côtés des gardes nationaux ou des troupes de ligne à des contingents représentant près du tiers des colonnes. Durant les guerres de l’Ouest, des unités constituées, comme la 35e division de gendarmerie ou le bataillon de grenadiers gendarmes, figurent aussi à l’ordre de bataille.

Parfois, les habitants sont mis à contribution. En 1813, en Sarthe et en Mayenne, le général Henry mobilise près de trente-cinq mille hommes dans deux cent vingt-huit communes pour battre la campagne à la recherche des « bandits ». La même année, trois cent cinquante-trois gendarmes à cheval et quatre cent soixante-dix gendarmes à pied quittent la gendarmerie d’Espagne pour fournir les colonnes à Montauban, Niort, Rennes, Lyon et Clermont-Ferrand.

Le modèle de la colonne est décliné par la suite sous la forme de bataillons de voltigeurs (1822-1850) en Corse ou de gendarmes mobiles (1830-1831) à Angers, à Rennes et à Nantes. Il fait également recette dans l’espace colonial, notamment en Algérie où un peloton de gendarmes s’illustre lors du combat de Taguin le 16 mai 1843. En Indochine, au Levant et en Afrique, les gendarmes s’appuient aussi sur des forces mobiles constituées d’autochtones. Sous l’Occupation, la gendarmerie départementale recourt à des pelotons motorisés (pm), comme le pm n°107 de Draguignan, pour concentrer rapidement par voie routière des hommes capables de s’opposer aux Résistants.

Durant la guerre d’Indochine, si les trois légions de marche de l’Arme réparties dans les postes ont un rôle plutôt statique, plusieurs gendarmes encadrent des forces antiguérilla comme l’escadron parachutiste (1947-1953)8. Le général Beaudonnet évoque par ailleurs l’émergence de forces de sécurité privées financées par les planteurs d’hévéas et encadrées par des gendarmes. Lors de la guerre d’Algérie, les commandos de chasse de la gendarmerie renouent avec l’esprit des colonnes mobiles pour traquer l’adversaire9. L’emploi de l’hélicoptère permet même de s’affranchir en partie des contraintes de la route pour une meilleure réactivité.

Dans les années 1980, les escadrons de gendarmerie mobile (egm) projetés en Nouvelle-Calédonie, jusqu’à vingt-six en même temps, sont confrontés à des embuscades sur des barrages routiers et doivent parfois être héliportés en raison de la coupure des voies de communication. Plus tard, en opération extérieure, les gendarmes mobiles participent à des patrouilles mixtes sur des axes à sécuriser, avec l’infanterie en Côte d’Ivoire ou avec des policiers afghans en Afghanistan.

  • Les multiples missions sur la route
    du gendarme en contre-insurrection

Les tâches confiées aux gendarmes en contre-insurrection couvrent un large spectre allant des interventions policières à des actions militaires. Le contrôle des flux, tout d’abord, est une préoccupation constante. Dès 1792, la loi prescrit à ces militaires de vérifier les passeports des voyageurs. Le vaste « filet » de brigades rend cette surveillance le long des routes très efficace. En Espagne, le général Suchet prescrit même de dresser en 1810 des « listes exactes et nominatives des habitants ». Au xxe siècle, la motorisation, le téléphone et les fichiers améliorent la capacité de contrôle des gendarmes. En opération extérieure, des check point sont toujours établis par les gendarmes et les forces locales pour surveiller les points de passage obligés (ppo).

Cette action, dite « de surface », permet de recueillir des renseignements transmis aux autorités locales, civiles ou militaires, ou jusqu’à l’échelon central en cas d’urgence. Sous l’Empire, le maréchal Moncey renseigne ainsi Napoléon grâce à des informations qui remontent directement du terrain. Plus tard, en Indochine ou en Algérie, les gendarmes sont régulièrement incités à renseigner les organes militaires. Ils sont présents à toutes les phases, allant de la collecte à l’exploitation du renseignement. Dans ses Mémoires, Robert Saint-Marc, un ancien gradé, relate une intervention menée pour protéger une ferme isolée. L’ennemi prend soin d’entraver la venue des gendarmes en creusant des tranchées sur la route ou en la barrant avec des pierres. Mais, grâce au renseignement obtenu, ceux-ci parviennent à sauver du feu la ferme et une partie du bétail10.

En tant qu’espace public, la route est aussi propice au sabotage et à l’action psychologique. Lors de l’insurrection de Madagascar en 1947, les insurgés déposent ainsi sur les principaux itinéraires des tracts avec un dessin représentant un gendarme tué par deux Malgaches armés de sagaies11. Afin de retarder l’arrivée des renforts, ils multiplient les barrages routiers avec des abattis de plusieurs centaines de mètres, des pièges avec des pointes acérées plantées sur les côtés, et, aux passages à flanc de coteau, des avalanches de rochers déclenchées au bon moment. Durant la guerre d’Indochine, le sabotage est plus systématique encore avec les mines et les coupures de route en « touche de piano » pour empêcher les véhicules de passer.

D’autres fonctions se rapprochent des opérations militaires comme les reconnaissances d’itinéraires ou les escortes de convois. En Espagne, si quelques gendarmes suffisent en 1810, l’insécurité chronique provoque une inflation des effectifs qui atteignent cent cinquante hommes en 1812, dont une trentaine de gendarmes, pour accompagner une simple malle venant de France. « Le convoi, c’est l’épreuve d’initiation du nouvel arrivant, qu’il soit civil ou militaire », reconnaît le général Beaudonnet qui a servi en Indochine et en Algérie. De son côté, le garde Gallot a très bien retranscrit la tension éprouvée à chaque ouverture de voie : « Chacun regarde minutieusement devant lui et à ses pieds si la route n’est pas coupée ou s’il n’y a pas de mines de cachées sur la route (comme ça arrive de temps à autre), car c’est la nuit que les vietminh travaillent et tendent leurs embuscades. Ils ont un gros avantage sur nous, c’est qu’ils nous voient, alors que nous ignorons où ils sont. »

En marge des opérations militaires, les gendarmes remplissent aussi des missions de bouclage et d’interception. En juin 1959, par exemple, l’escadron de gendarmerie mobile 4/4 est positionné sur la route nationale 12 à quatre kilomètres au sud de Bône pour protéger un pont. Il parvient à neutraliser trente-deux membres de la bande d’Aidouche, à en capturer seize autres et à récupérer des armes et des documents12. Plus récemment, les gendarmes engagés en opération extérieure ont été confrontés à des actions de feu en Afghanistan.

  • La route, un facteur aggravant des pertes
    en contre-insurrection ?

Malgré l’absence d’état précis, la proportion de ces pertes apparaît non négligeable. Le Livre d’or de la gendarmerie recense dès le 15 mars 1793 le décès du maréchal des logis Rozier et de cinq de ses hommes, tués sur la route de Nantes par des « insurgés vendéens ». Durant la campagne d’Espagne, sur les cinq cent vingts-sept gendarmes tombés face aux insurgés, beaucoup ont péri sur la route. Certains lieux ont même conservé la mémoire de ces hommes, comme le « carrefour des gendarmes » à Izernay (Maine-et-Loire), ainsi baptisé en l’honneur du brigadier Camon et des gendarmes Bottez et Udelet tués le 27 avril 1831.

Mieux renseigné, l’état des pertes en Indochine comptabilise sur six cent quatre-vingt morts cent cinquante-cinq tués « en embuscade » (23 %), dont soixante et un sans mention particulière, quatre-vingt-un sur la « route » et treize sur « voie fluviale ». De plus, trente-cinq décès sont liés à des mines.

Dans les années 1980, les barrages routiers coûtent en Nouvelle-Calédonie trois tués (sur douze) et une vingtaine de blessés aux gendarmes. En Corse, cinq gendarmes mobiles sont blessés le 22 avril 1988 à un carrefour routier lors d’un attentat à la voiture piégée. En Afghanistan, les principales pertes ont lieu sur la route, avec l’explosion d’engins explosifs improvisés le 9 août 2010 (un blessé) et le 23 août 2011 (huit blessés).

Pour conclure, familiarisée avec la route par son service, la gendarmerie contribue naturellement à la surveillance de cet axe de communication dans les périodes troublées. Son maillage de brigades et son adaptation à fournir des forces plus mobiles en font un acteur privilégié pour mener des actions de surface et de profondeur, en collaboration avec les autres forces armées ou policières. Les progrès de la motorisation, des télécommunications et de l’aéronautique n’ont jamais permis de s’affranchir totalement de cet espace vulnérable toujours susceptible d’infliger des pertes. Depuis quelques années, les routes de l’information constituent de nouveaux espaces numériques à maîtriser pour les gendarmes dans le cadre de la cybersécurité.

1 G. Lepetit, Saisir l’insaisissable. Gendarmerie et contre-guérilla en Espagne au temps de Napoléon, Presses universitaires de Rennes/Service historique de la Défense, 2015.

2 Unité élémentaire de maréchaussée créée au milieu du xviisiècle, la brigade regroupant cinq à six hommes adopte sa forme moderne dès 1778. Après la Révolution française, la gendarmerie a conservé cette « brique de base » permettant aux gendarmes, qui y logent avec leur famille, d’assurer des missions de police judiciaire, administrative et militaire au plus près de la population.

3 En 1794, la victoire française à la bataille de Fleurus entraîne l’invasion puis l’annexion à la République française des Pays-Bas autrichiens qui deviennent les neuf départements unis.

4 Insurrection contre-révolutionnaire de paysans de Flandre, de la région de Liège et du Luxembourg contre la République française qui éclate en octobre 1798 par rejet des lois anticatholiques et de la conscription ; elle s’achève en décembre.

5 Ancien département français dont le chef-lieu était Anvers.

6 A. Lignereux, Servir Napoléon. Policiers et gendarmes dans les départements annexés (1796-1814), Seyssel, Champ Vallon, 2012, p. 243.

7 A. Le Mer, « La contre-chouannerie dans le Morbihan. L’action des gendarmes, entre maintien de l’ordre et répression (1793-1815) », mémoire de master I, sous la direction de Yann Lagadec, 2007, p. 110.

8 J.-Ch. Brunet, Gendarmes-parachutistes en Indochine, 1947-1953, Paris, Indo Éditions, 2004.

9 É. Ebel, « Gendarmerie et contre-insurrection, 1791-1962 », Revue historique des armées n° 2682012, pp. 3-11.

10 R. Saint-Marc, Gendarme départemental au milieu du xxe siècle, commandant de brigade en zone rurale pendant la guerre d’Algérie, novembre 1954-juillet 1958, pp. 11-12.

11 J. Tronchon, L’Insurrection malgache de 1947. Essai d’interprétation historique, Paris, Éditions Ambozontany, 1986, p. 153.

12 Cpt Valois, « Bouclage et interception sur la Seybouse », Revue d’études et d’informations n° 44, 2e trimestre 1960, pp. 31-33.

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