La question des valeurs européennes suscite trois réactions différentes. La première est celle de leur négation : les Européens du Sud et du Nord, de l’Est et de l’Ouest, ne partageraient pas les mêmes et auraient des desseins tout à fait opposés et irréconciliables. C’est, peu ou prou, l’argument préféré des farouches eurosceptiques. La deuxième est leur affirmation radicale : l’Europe serait fondée sur des valeurs communes, elles-mêmes ancrées dans une histoire et une culture partagées, l’héritage judéo-chrétien. Ici, l’argument vise une conception encore aujourd’hui taboue de l’Europe, celle de l’unité des Européens autour de valeurs communes, en opposition à des courants encore minoritaires. Enfin, la troisième est celle que l’on pourrait qualifier de relativiste ou d’universaliste : l’Europe serait, certes, fondée sur des valeurs communes telles que l’attachement à la paix, les libertés fondamentales, les droits de l’homme, une certaine conception de la justice…, mais les Européens n’en détiendraient pas pour autant le monopole puisqu’il s’agirait de valeurs universelles. Dès lors, elles ne seraient pas nécessairement de nature à mobiliser les peuples d’Europe autour d’un projet commun et à les convaincre des atouts d’une intégration plus poussée. Or l’enjeu, aujourd’hui plus que jamais, est bien là.
La multiplicité des réactions autour de la question de l’existence de valeurs européennes reflète finalement la devise même de l’Union européenne, « Unis dans la diversité » : le propre de la construction européenne serait de ne jamais trancher entre des valeurs, ni même de les hiérarchiser, afin que les peuples puissent conserver leurs spécificités dans toute leur diversité. Mais la neutralité de l’ue vis-à-vis des systèmes de valeurs des États membres a néanmoins ses lignes rouges. Diversité, certes, mais pas si celle-ci s’inscrit en porte-à-faux des valeurs ou principes fondamentaux qui figurent dans les traités européens, notamment à l’article 2 du Traité sur l’ue : « L’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. Ces valeurs sont communes aux États membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité, et l’égalité entre les femmes et les hommes. »
C’est sur cet article que se fonde, par exemple, les récriminations à l’encontre de la Hongrie et de la Pologne, accusées depuis quelques années de contrevenir aux principes fondamentaux de l’État de droit (séparation des pouvoirs, indépendance des médias, pluralisme politique) et donc, par conséquent, de bafouer les valeurs fondamentales de l’Union européenne auxquelles elles ont pourtant consenti au moment de leur adhésion.
Nous pourrions revenir longuement sur la question des valeurs européennes, de leur pertinence, de leur existence même. Il serait néanmoins plus judicieux, dans le cadre de cette revue, de l’aborder sous un angle un peu différent : non plus identifier les valeurs communes, celles qui font que nous nous ressemblons entre Européens ou que nous sommes différents, mais identifier les raisons, les justifications légitimes, les finalités du projet européen lui-même.
En d’autres termes, la question des valeurs et des vertus européennes ne doit pas se poser pour tenter de les définir et d’en dresser une liste exhaustive. Elle doit avant tout permettre de comprendre et de justifier la construction européenne dans le cadre d’un avenir de plus en plus incertain et menaçant. En effet, affaiblie par une succession de crises non ou mal résolues, fatiguée d’être perçue comme un monstre bureaucratique sans cœur et sans vision, accusée d’être à l’origine de l’impuissance des pays européens face aux mastodontes chinois, américain ou russe, l’Union européenne est en panne et sa construction marque le pas.
Pourtant, elle constitue le dernier rempart dont nous disposons pour sauvegarder nos modèles politiques, économiques et sociaux face au renforcement sur la scène internationale de modèles concurrents qui ne partagent pas nos valeurs et nos idéaux. Dans un monde où les Européens représentent aujourd’hui à peine 8 % de la population mondiale (6 % en 2100)1, et où moins de 50 % de celle-ci vit sous un régime démocratique2, comment garantir la préservation de nos acquis politiques, sociaux, économiques et culturels ?
Pour relever ce défi que la crise sanitaire a amplifié, l’Europe a une carte à jouer : celle de la solidarité au service d’un projet courageux de souveraineté. C’est donc de la solidarité comme valeur et principe fondateur de l’ue, et du courage comme vertu originelle de la construction européenne, qu’il sera question dans cet article. Comme l’écrit la philosophe Monique Castillo, le courage est « un principe d’union et de solidarité »3. Aujourd’hui, nous devons trouver les moyens de réactiver cette vertu indispensable au projet européen et ouvrir la voie à une « nouvelle culture du courage »4.
- Au commencement était le courage…
Depuis la Grèce antique, la philosophie nous apprend que le courage est une vertu à part. Dans son Traité des vertus, Vladimir Jankélévitch le résume parfaitement avec cette formule : « Il faut commencer par le commencement. Et le commencement de tout est le courage5. » Il est ainsi le point de départ radical de toute action et de toute décision face à une situation périlleuse, un danger, une incertitude, qui impose de réagir, de faire des choix. Loin d’être une vertu innée, le courage s’apprend, se pratique, et découle d’une décision consciente et volontaire.
La construction européenne est l’une des entreprises les plus courageuses de l’histoire. Car il en a fallu du courage aux premiers bâtisseurs de la Communauté qui, après les ravages de la Seconde Guerre mondiale, ont quand même défendu un projet de solidarité inédit, entre des peuples qui venaient tout juste de se combattre de la manière la plus violente possible. Il en a fallu du courage aux chefs d’État qui, alors que leurs nations retrouvaient à peine leur souveraineté, ont accepté de se lier les uns aux autres et de sacrifier une partie de cette souveraineté tout juste retrouvée au profit d’un projet commun de solidarité. Enfin, il en a fallu du courage aux peuples européens qui, à défaut de l’avoir formellement accepté par voie démocratique, n’ont pas rejeté le projet et sont parvenus, dans une certaine mesure, à dépasser les ressentiments nourris par un demi-siècle de conflits.
Aujourd’hui, lorsqu’il est question de l’Union européenne, il est commun de faire référence à la lourdeur de ses longs processus de négociation, à ses nombreux compromis, aux caprices de certains États auxquels d’autres cèdent… Certes, elle n’est pas parfaite. Mais il est cruel d’oublier si vite à quel point elle a été et reste un projet qui nécessite courage, ténacité et audace. Finalement, c’est bien l’ensemble des vertus aristotéliciennes qu’il a fallu mobiliser pour permettre à la solidarité européenne de passer du statut d’idée ou de concept à une réalité tangible : le courage d’abord, nous l’avons dit, mais aussi la tempérance et la modération, deux vertus nécessaires dans un contexte d’après-guerre, qui se devait de prendre en compte la subjectivité de chaque État et de chaque peuple ; la prudence ensuite ou la sagesse, matérialisée dans la méthode réaliste dite des « petits pas », qui a permis une construction progressive, une solidarisation par étapes ; la justice ou l’équité, enfin, concrétisée dans le principe d’égalité entre les États membres, qu’ils aient été du côté des vainqueurs de la guerre comme de celui des vaincus.
Bref, le projet européen constitue un équilibre entre ces quatre vertus cardinales que sont le courage, la tempérance, la sagesse et l’équité. S’il est aujourd’hui en panne, c’est à cause d’un déséquilibre des vertus qui s’est progressivement mais solidement installé : la tempérance et la prudence ont pris le dessus sur le courage, se transformant très vite en peur du changement et de l’avenir, paralysant ainsi le processus de solidarisation.
- Puis vint le temps de l’excessive prudence…
Comment ce déséquilibre s’est-il produit ? Plusieurs facteurs sont à prendre en compte. L’Histoire d’abord, avec l’évolution du contexte : la mémoire de la guerre s’est peu à peu dissipée, faisant de l’objectif de paix une réalité certes, mais une réalité « molle », incapable de mobiliser les États et les peuples européens autour d’un projet d’intégration plus avancé ; la chute de l’Union soviétique et la libération des anciens pays communistes de l’est de l’Europe ont ouvert la voie des élargissements (en moins de vingt ans, le nombre d’États membres de l’ue a presque doublé) et, avec eux celle d’un accroissement de la diversité interne (politique, sociale, économique, voire même culturelle).
Du fait, d’une part, de l’augmentation du nombre de ses membres et, d’autre part, de l’éloignement du spectre de la guerre et des menaces vitales immédiates, il était inévitable que les processus de décision s’allongent, et que les compromis autour du plus petit dénominateur commun deviennent la règle et non plus l’exception. La solidarité, à la fois valeur fondamentale et instrument nécessaire à la réalisation des objectifs du projet européen, est progressivement devenue la finalité à part entière de la construction européenne, se traduisant par la formule désormais célèbre du « processus créant une union sans cesse plus étroite entre les peuples de l’Europe »6. D’un moyen, le processus de solidarisation est devenu une fin en soi, un objectif à réaliser à tout prix.
Ce qui nous amène au second facteur en cause dans le déséquilibre des vertus : la méthode de construction attribuée à l’un de ses pères fondateurs, Jean Monnet. Celle-ci s’inspire à la fois du fonctionnalisme de David Mitrany et du courant néofonctionnaliste représenté par Ernst Haas7. Il s’agit de commencer le processus de solidarisation des États dans des domaines d’intérêt commun, importants, mais peu sensibles politiquement pour ne pas se heurter à des tensions et des refus de poursuivre l’intégration. C’est pourquoi Jean Monnet propose de commencer par le secteur du charbon et de l’acier, pour étendre ensuite la solidarisation à d’autres secteurs économiques, juridiques et enfin politiques, afin d’aboutir, à termes à une véritable fédération d’États. La méthode est ainsi celle de l’engrenage progressif mais continu des solidarités : plus le nombre de secteurs investis par l’intégration européenne est important, plus les États ressentiront le besoin et l’envie d’aller encore plus loin.
Si l’objectif ou la finalité de la méthode Monnet était claire pour son créateur, qui souhaitait une union fédérale, elle le fut beaucoup moins pour ses successeurs et les représentants des États membres qui, petit à petit, s’en sont écartés. D’ailleurs, le passage d’une Communauté à une Union européenne à l’occasion du traité de Maastricht (1992) ne constitue pas qu’un simple glissement sémantique : il acte la fin du rêve fédéral en proposant un modèle moins inclusif et plus intergouvernemental que communautaire, sans toutefois proposer un rêve alternatif, une autre finalité pour la nouvelle Union8.
Le dilemme philosophique de la construction européenne se révèle alors. Comme l’explique le philosophe Jean-Marc Ferry, celle-ci est tiraillée entre, d’un côté, un scientisme instrumental, qui adopte le point de vue de la technique et de la raison instrumentale et perçoit la réalité comme un « ensemble de faits structurés selon des lois mathématiques », et, de l’autre côté, un décisionnisme existentiel ou « scepticisme pratique » pour lequel la rationalité se montre impuissante à « fonder la préférence d’une valeur sur une autre »9. La méthode fonctionnaliste est directement issue du scientisme instrumental et perçoit la construction de solidarités entre les États européens comme une entreprise technique. Mais l’aspect politique – le fait de fonder l’action politique sur des choix non scientifiques fondés eux-mêmes sur des préférences, des jugements, des valeurs ou des normes qui dépendent d’appréciations subjectives – conserve une place primordiale dans le processus de construction de solidarités à l’échelle européenne et doit se positionner comme un frein (ou un garde-fou ?) à l’engrenage fonctionnaliste.
Pour reprendre l’analyse de l’anthropologue Marc Abélès, le projet européen s’inscrit ainsi dans une « dialectique des relances et des reculs », contribuant à en faire un « chantier permanent » dans lequel « aucune architecture d’ensemble » ne se dégage clairement, d’où une inquiétude de l’avenir devenue chronique, paralysante10.
Au courage du commencement se substitue donc, peu à peu, une excessive prudence : la solidarité européenne ne découle plus d’un choix courageux, mais se réduit à une méthode réaliste et rationnelle pour poursuivre une intégration a minima, sans prise de risque, bien loin du rêve.
- Dans l’attente d’un nouveau commencement…
La solidarité n’est pas un mécanisme. L’erreur fondamentale de la méthode Monnet a été de croire que l’engrenage des solidarités ne rencontrerait pas d’obstacles majeurs ou suffisamment importants pour mettre un frein d’arrêt au processus. Mais la solidarité n’est pas un mouvement que l’on enclenche pour une durée indéterminée ou infinie. Comme le courage, elle résulte d’un choix conscient et volontaire. Elle ne se décrète pas. Toute solidarité exige un consentement : la solidarité politique qui lie les États européens est rendue possible uniquement par la signature volontaire des traités et par le renouvellement du consentement des États à chaque décision politique prise au plan européen.
Ainsi, le défi historique que pose aujourd’hui encore la construction européenne est d’obtenir des États et des citoyens qu’ils consentent librement, et nous pourrions même dire courageusement, à la solidarité et aux sacrifices qu’elle implique. Mais pas n’importe quelle solidarité, ou plutôt pas sans finalités précises. Pour que l’ue soit à la hauteur des défis du xxie siècle et, a fortiori, des attentes des peuples, la solidarité européenne doit être réorientée vers de nouveaux objectifs. Dans un premier temps, celui du recommencement. La question ne doit pas être « comment » mais « pourquoi » : pourquoi faire l’Europe ? Pourquoi consentir à des sacrifices en termes de souveraineté nationale ? Pourquoi accroître l’interdépendance de nos économies ? Pourquoi décider ensemble au lieu de décider seul ?
À travers ces questions, c’est la raison d’être du projet européen qu’il faut redéfinir : au nom de quoi, de quels défis, de quelles valeurs, de quelle vision commune de l’avenir consentons-nous à la solidarité européenne ? Il faudra sans aucun doute beaucoup de courage à la génération qui aura la charge de ce grand chantier existentiel, dont nous pouvons entrevoir deux issues possibles : soit le renforcement de la solidarité européenne autour d’un projet orienté vers des objectifs de moyens et longs termes, soit sa désagrégation au profit d’un retour des individualismes et des égoïsmes nationaux, fatalement porteurs de tragédies à venir.
Le risque est grand. Mais c’est bien face à un tel défi que le courage nécessaire à tout commencement ou recommencement peut se manifester puisque, comme le dit Vladimir Jankélévitch, « le courage est la patiente continuation du commencement »11.
1 Selon l’Institut national d’études démographiques, 2019.
2 Selon l’Indice de démocratie 2019, The Economist Group.
3 M. Castillo, « Le courage qui vient », Inflexions n° 22 « Courage ! » , 2013, pp. 35-42.
4 Ibid..
5 V. Jankélévitch, Traité des vertus II, vol. 1 « Les vertus et l’amour » [1970], Paris, Flammarion, 1986, p. 89.
6 Traité sur l’Union européenne, article 1.
7 Pour en savoir plus sur ces deux courants, voir S. Saurugger, La Science politique et l’enseignement de l’intégration européenne : normalisation par le haut et par le bas, Paris, L’Harmattan , « Politiques européennes », 2004, pp. 105-125, et O. Dabène, « Approches théoriques, intégration régionale », Observatoire politique de l’Amérique latine et des Caraïbes, Sciences po, 2009, disponible en ligne sur https://www.sciencespo.fr : « Concernant le processus, l’idée du néofonctionnalisme est simple : comme pour le fonctionnalisme, il s’agit de commencer par un secteur modeste et un engrenage (spillover) s’enclenchera. Ernst Haas accorde une importance plus grande que Mitrany aux institutions centrales. Sa théorie de l’intégration fonctionnelle, à l’origine, envisage l’action volontariste d’une institution centrale qui donne l’impulsion décisive à l’engrenage. L’intégration est d’abord économique puis progresse de façon incrémentale et automatique vers l’intégration politique. L’aboutissement peut être une fédération. »
8 Pour une analyse détaillée de ce « mouvement » d’une Communauté à une Union, voir J. Staron, « La solidarité intra-européenne. Questions de principe et stratégie d’application pour une refondation du projet européen », thèse soutenue le 22 juin 2020, Sorbonne Université, pp. 134-148.
9 J.-M. Ferry, « Une philosophie de l’Europe. Considérations sur une approche normative du projet politique européen », Transversalité n° 133, Institut catholique de Paris, 2015, pp. 149-151.
10 M. Abélès, « Construction européenne, démocratie, historicité », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, vol. 117, n° 1, 2013, p. 60.
11 V. Jankélévitch, op. cit..