L’éthique, en son sens classique précis, désigne les devoirs et les vertus qui incombent à chaque état de la condition humaine. On isolera, en conséquence, l’éthique du père ou de la mère, de l’entrepreneur, du professeur, du prêtre… et celle du guerrier. À qui s’interroge sur cette dernière, des réponses viennent spontanément à l’esprit. Le guerrier devant affronter un danger de mort, le courage doit être sa vertu première, car il a pour devoir de confronter le danger sans reculer. On précise encore que le courage n’est pas le contradictoire de la peur, mais son contrôle. Le guerrier a peur du danger comme tout humain, mais il sait maîtriser cette peur pour accomplir son devoir. Un aristotélicien ajouterait que le courage vrai n’est pas aveugle au danger et ne se confond pas avec la témérité inconsciente. Sans doute. Mais, à la réflexion, l’affirmation, vraie à coup sûr, n’est pas une exclusivité guerrière. On peut plaider que, l’existence humaine étant toujours traversée d’embûches de toute nature, chacun, dans tous les états, doit affronter des dangers et la peur, qui appellent du courage pour persévérer. Autrement dit, le courage n’est pas une qualité guerrière en tant que telle, même si l’état de guerrier pourrait en exiger une présence supérieure à ce qu’elle est ailleurs.
Se pourrait-il qu’une autre vertu, la discipline, couramment exigée du guerrier, lui soit plus spécifique ? Elle consiste à obéir aux ordres. L’obéissance connaît trois ressorts susceptibles de plier une volonté libre à une autre : la peur, le respect ou le calcul. Incliner à la discipline militaire par peur d’une sanction pénible en cas de désobéissance correspondrait difficilement à une vertu éthique, qui s’applique à des êtres libres non à des esclaves. Le respect des supérieurs pourrait mieux convenir, mais leurs ordres sont-ils toujours judicieux ? Il est clair que le guerrier en tant qu’être libre se plie à la discipline militaire et obéit par délibération et en connaissance de cause, convaincu que la discipline est effectivement la force principale des armées. En effet, l’armée est un acteur collectif, dont la réussite des entreprises est strictement dépendante de l’application de chacun de ses membres à remplir les tâches que lui assigne la rationalité de l’ensemble. Sans doute, à nouveau, peut-on objecter que la même exigence de discipline est imposée par tout acteur collectif ou organisation. Une entreprise ne peut prospérer sur le marché économique si ses employés agissent à leur fantaisie. De même un monastère, une université, une administration, une équipe sportive… Il se peut qu’une armée exige, en raison des contraintes de la guerre, une dose exceptionnelle de discipline, mais il n’en demeure pas moins que celle-ci n’est pas une exclusivité guerrière.
Une dernière tentative pourrait-elle être plus heureuse, qui assignerait à l’éthique du guerrier l’honneur comme illustration de cet état ? L’honneur se définit comme l’application pleine et entière d’un acteur humain à remplir au mieux de ses capacités les devoirs de l’état qu’il occupe. Dont il peut résulter pour lui que des honneurs lui soient reconnus et accordés au vu de ses mérites. Il peut se faire que la distribution des honneurs ne favorise pas également tous les états, et que varient selon les contextes culturels ceux qui en bénéficient principalement. De fait, les honneurs vont, historiquement, de préférence aux accomplissements politiques et militaires. Il est donc plaidable que le guerrier jouit d’une certaine prééminence dans leur distribution et que, en conséquence, le sentiment de l’honneur est pour lui une vertu précieuse. Mais la même objection se dresse encore. Tous les états de la condition humaine peuvent être assumés avec honneur, essuyer des déshonneurs ou être vécus dans l’indifférence, et ce n’est que par des facteurs culturels, arbitraires aux yeux de l’éthique, que certains états sont placés au-dessus des autres.
La conclusion s’impose. Pour isoler une éthique proprement guerrière, il faut s’attacher à une définition précise de l’état concerné, et en tirer des devoirs et des vertus exclusifs. La suite vient d’elle-même. Par nature et par définition, le guerrier a pour état de faire la guerre. Or la guerre est un conflit violent entre polities. Elle signifie concrètement la mobilisation de moyens à même d’infliger la mort à la partie adverse et, par réciprocité, à la subir soi-même. Donc le propre exclusif du guerrier est double. D’un côté, il accepte d’affronter les risques d’être tué. Il est le seul membre ou citoyen d’une politie à suspendre volontairement son instinct de conservation. Ce dévouement délibéré s’appelle un sacrifice. De l’autre, il est disposé à tuer son semblable, en contradiction flagrante avec une règle du vivant en général et de la grégarité humaine en particulier, qui prohibe le meurtre entre congénères de la même espèce. C’est encore une exclusivité guerrière : il est légitime de tuer dans la guerre. Comment justifier cette transgression éthique inouïe ? La réponse doit être : en l’accompagnant d’un sentiment d’humanité. Le sacrifice et l’humanité pourraient être les deux fondations de l’éthique du guerrier.
Le sacrifice du guerrier consiste dans la disposition consentie à mettre en danger sa vie ou son intégrité physique. Cette disposition est dépourvue de sens, tant qu’il n’est pas précisé « à quoi » le soldat est prêt à donner sa vie. Comme ce don a toutes les apparences d’être le plus grand qu’un être humain puisse faire, il faut que la destination du sacrifice soit quelque chose d’essentiel. Pour repérer et préciser le ou les bénéficiaires du sacrifice guerrier, il faut s’attacher au concept de guerre, qui est défini comme un conflit violent entre deux ou plusieurs polities. Une politie est le groupement social pouvant recourir à des dispositifs et à des procédures permettant de régler les conflits internes sans recourir à la violence, mais à la justice comme loi, droit et équité. Dont on déduit que la fin du politique est la paix par la justice. La conclusion est limpide : le sacrifice du guerrier a pour bénéficiaire la fin de la guerre au service de la fin du politique. Or la fin de la guerre est double. D’un côté, elle vise la victoire sur l’ennemi et, de l’autre, la paix externe recherchée par la politie en guerre. On en déduit directement une éthique proprement guerrière.
La victoire comme fin assignée au guerrier l’appelle à cultiver plusieurs vertus. L’une part du courage, en le poussant jusqu’à l’extrême de l’héroïsme. Alors que le courage doit être commun à toutes les entreprises humaines dans tous les domaines, l’héroïsme est à peu près exclusivement guerrier, du fait que c’est la seule occasion, ou presque, de mettre sa vie en jeu au service d’une cause dépassant les intérêts personnels de l’individu. La récompense de l’héroïsme est l’honneur comme sentiment du devoir accompli par un don suprême et les honneurs accordés par la politie à qui se sacrifie pour elle. Ces honneurs s’appellent la gloire. Le fait qu’elle aille principalement au guerrier se trouve ainsi justifié.
Une deuxième vertu est l’esprit de corps, le sentiment de la solidarité entre guerriers, surtout au niveau de l’unité combattante. L’esprit de corps a deux sources principales. L’une résulte de la conviction raisonnée que la contribution à la victoire a pour condition de possibilité la cohésion et la coopération. L’autre, plus décisive, repose sur la confiance que chacun a dans le dévouement et la disposition de chacun au sacrifice suprême. La première source est commune à toutes les organisations, alors que la seconde prend chez le guerrier une importance vitale au sens propre : la vie de chacun est suspendue à la disposition de chacun à sacrifier la sienne.
Retenons une troisième et dernière vertu en rapport avec la discipline. La discipline militaire est rigide, mais son efficience tient à la réunion de deux conditions. L’une est la confiance inspirée aux subordonnés par les donneurs d’ordres, et ce à tous les niveaux de la hiérarchie militaire. Elle repose sur le sentiment de la compétence des supérieurs. Ce n’est pas une vertu du subordonné, mais un pari, alors que le chef a le devoir de développer effectivement les compétences pertinentes. Une vertu est attachée à la seconde condition, à savoir que l’esprit d’initiative doit être présent à tous les niveaux. Cet esprit d’initiative est imposé par la contrainte pesant sur l’agir, qui doit affronter l’incertitude des circonstances et des conséquences. Or, un ordre donné est hors d’état d’en tenir un compte exhaustif. Il revient donc à qui l’exécute d’improviser dans le feu de l’action. Le coup d’œil, le flair, la prudence, l’audace, l’esprit de décision, l’expérience sont autant de qualités à développer par le guerrier.
La fin politique de la guerre est la paix assurant la sécurité de la politie. La victoire lui est subordonnée, comme le moyen de l’atteindre. C’est pourquoi la guerre est une expression essentielle du politique, qui impose au guerrier deux devoirs capitaux à accomplir. L’un est le civisme, au sens où le guerrier est originellement un citoyen, qui se trouve assumer une fonction spécialisée au service du corps politique. En tant que citoyen, le soldat est, comme tous les autres, le siège de la souveraineté et la source de toute délégation de pouvoir, dont celle qui va à ceux chargés d’assurer le bien commun et la sécurité extérieure de la politie. En tant que membre d’un organe au service du bien commun, il assure un service public, au même titre que le système judiciaire ou l’administration. Il en résulte que le civisme guerrier consiste dans la subordination pleine et entière aux autorités civiles et aux choix politiques effectués par elles. Ce devoir peut devenir exigeant, car, en tant que citoyen, le guerrier jouit de la liberté d’opinion sur la définition du bien commun, mais il se voit privé de la liberté d’exprimer ses opinions. Cette contrainte fait du mutisme une vertu proprement guerrière. La seconde vertu est une conséquence directe des exigences de la première. Le civisme du guerrier lui impose la neutralité politique. Il est, en effet, au service du bien commun et non à celui d’une interprétation de celui-ci. Il sert la politie et aucun parti politique en particulier. Il se plie au choix des citoyens, dont il fait partie. Il participe donc aux délégations à ce titre, mais il sert loyalement les délégués qui n’ont pas sa faveur.
L’humanité du guerrier a trait à l’inverse de ce qui justifie et ennoblit son sacrifice, le risque d’être tué, à savoir la nécessité où il est de tuer. Elle aussi est placée sous la double finalité de la guerre, la victoire militaire et la paix politique. Il en a été tiré universellement un droit de la guerre. La formule classique en Europe distingue le jus ad bellum, qui décide le droit d’entrer en guerre et donc de tuer, et le jus in bello, qui porte sur les usages légitimes du droit de tuer. L’éthique du guerrier permet de donner un fondement rationnel à celui-ci. Elle repose sur une distinction fondatrice entre celui que le guerrier a le droit de tuer et le sens donné à l’exercice de ce droit.
Sur le premier point, l’argumentaire coule de source. Le droit de tuer étant la réciproque du risque d’être tué, la permission de tuer ne s’applique qu’aux guerriers ennemis, c’est-à-dire aux membres d’une organisation militaire au service d’une politie. Par implication, le droit de tuer ne s’applique pas aux non-guerriers peuplant la politie, d’autant moins que, du point de vue de la victoire, cette mise à mort serait inutile et gratuite. Qui plus est, du point de vue de la paix, les non-combattants ou civils ont le statut d’acteurs avec qui il pourra être noué des liens de toute nature, une fois la paix rétablie. Il en résulte que le guerrier se garde non seulement de tuer les civils, mais encore de les voler, violer, piller, violenter, réduire en esclavage… En un mot, les non-combattants ont droit au même traitement que celui réservé aux concitoyens du guerrier. Sans doute, les exigences de la victoire comme objectif pourraient perturber cette idylle. En effet, les civils, outre qu’ils risquent de subir des « dommages collatéraux », peuvent être considérés comme contribuant à la résistance et à la résilience de l’ennemi. Par exemple, en cas de siège ou de blocus, la population entière est touchée, comme il peut se faire qu’un mouvement de résistance ou une guerre de libération brouille la distinction entre guerriers et civils. Seul le droit permet de trancher entre ce qui est permis et ce qui est interdit. Il reste l’éthique du guerrier, qui ne saurait justifier d’aucune manière les exactions infligées à la population, car elles ne peuvent pas être considérées au service de la victoire, mais doivent être tenues pour des expressions de passions humaines directement contraires à l’éthique et à la justice.
L’exigence d’humanité s’applique non seulement aux non-combattants, mais également aux guerriers ennemis. L’ennemi combattant est défini par une nature double. D’un côté, il incarne la politie en guerre, ce qui l’habilite à tuer celui d’en face et lui fait courir le risque d’être tué. De l’autre, il est un être humain. Or, pour l’éthique, l’espèce humaine est une, en dépit de sa distribution en cercles sociaux et culturels particuliers d’une diversité infinie. En tant que représentant de la même espèce, tout être humain a droit au même traitement que tout autre humain. Selon la conception classique de l’éthique, la vertu cardinale applicable à autrui est la justice, qui consiste à « donner à chacun le sien ». Comme chacun est propriétaire de sa vie, le meurtre est universellement condamné. Sans doute, les particularisations culturelles font que l’interdit est presque toujours confiné dans la population d’un même cercle culturel, mais cette restriction est arbitraire et sans fondement principiel. La double nature du combattant conduit à une contradiction, puisqu’il est interdit de se tuer entre humains et permis de le faire entre ennemis. L’aporie peut être surmontée d’une seule manière. L’éthique impose aux guerriers ennemis de s’affronter sans haine, en se respectant mutuellement et dans l’attente de relations humaines normales, la paix revenue. La mise en œuvre de cette issue se traduit par le refus de recourir à des expressions de la violence, que ne justifierait pas leur efficacité en termes strictement militaires. Autrement dit, l’éthique exige le domptage de la sauvagerie de la guerre et sa civilisation. Pour le guerrier, ce devoir éthique signifie le contrôle étroit des émotions, des sentiments, des passions qui accompagnent spontanément toute manifestation de la violence. Il lui est demandé de réussir l’impossible, l’ennoblissement de la mise à mort d’autrui par la médiation de la reconnaissance de leur humanité commune. C’est l’autre face de l’honneur du soldat, avec sa disposition au sacrifice de sa vie.
Une mise en garde s’impose, en conclusion. L’éthique ne prétend pas décrire des conduites humaines. Son ambition et sa fin sont de préciser ce qu’elles seraient dans un état de perfection inaccessible aux humains. L’éthique du guerrier ne fait pas exception.