Si le thème de la promesse est explicitement présent dans l’œuvre de Paul Ricœur, il pourra sans doute sembler étonnant que le mot « engagement », mais non point la posture qu’il désigne, y soit quant à lui moins fréquent. Cela tient sans doute au fait que Ricœur l’aborde à travers des thèmes sous-jacents. Bien sûr, le caractère affirmatif de l’engagement se manifeste à maintes reprises chez lui qui accorde une place centrale au « oui » d’une attitude d’accueil. Mais c’est sous les multiples variations que sont le consentement, l’affirmation, l’attestation, la reconnaissance ou encore l’hospitalité1. Une autre raison de cette absence est peut-être le souci de contourner le débat autour de la « soi-disant opposition de la pensée engagée et de la pensée dégagée », que Ricœur estime mal posé. En tant que philosophe, il se réclame quant à lui d’une « parole qui réfléchit efficacement et qui agit pensivement »2. À ses yeux, l’importance de l’engagement peut s’illustrer avec force, quoique de manière implicite, par cette réflexion formulée en 1946 : « J’appartiens à ma civilisation comme je suis lié à mon corps. […] Je suis impliqué dans une certaine aventure, dans un certain complexe historique, et je suis à l’égard de ce prolongement de mon corps dans le même rapport équivoque qu’à l’égard de mon corps : je le subis et je le fais3. »
- L’engagement
À quoi bon s’engager ? Cela dépend, tout d’abord, de la conception que l’on se fait de notre rapport au monde et de ce que l’on peut en attendre. Dès sa thèse de philosophie, Ricœur se démarque d’une attitude de pensée qui dit trop non à tout, comme d’une posture inverse qui dit trop oui à tout. Il représente l’excès de négativité sous la forme du stoïcisme, qu’il considère comme une figure du détachement dans une sorte d’exil méprisant. L’excès de positivité, quant à lui, revêt les traits de l’orphisme, assimilé à une perte de soi dans un consentement hyperbolique4. Ricœur se fraie une voie entre les deux : celle d’un consentement selon l’espérance. C’est un oui qui consent le plus possible, mais qui sait aussi protester au nom de ce qu’il est possible d’espérer.
En corollaire, Ricœur se réfère à la notion d’« affirmation originaire » empruntée au philosophe Jean Nabert. Il en va, cette fois, de notre rapport au fait d’être en vie. La négation, sous ses multiples visages – refus, révolte, doute, crainte, angoisse… –, n’est jamais que l’envers d’une affirmation plus originaire, dont témoignent notre désir d’être et la continuité de notre effort pour exister. D’où la capacité d’affronter les situations les plus désespérées, mais aussi la simple joie d’exister, qu’il faut considérer comme plus originaires que toute angoisse qui se croirait originaire. La rencontre de l’obstacle, de la négation, ne fait que révéler cette approbation foncière au fait d’exister. Sous ce prisme, la condition humaine associe la joie du oui et la tristesse de la finitude. Cela situe l’engagement du côté d’un agir « en dépit de ».
Que l’affirmation soit le fond de notre être ne saurait se dévoiler directement à la conscience, mais seulement à travers l’interprétation des signes dans lesquels elle se manifeste. Ces signes sont les diverses formes de l’« attestation » par lesquelles nous portons témoignage de qui nous sommes. Ces témoignages sont des actes : parler, agir, raconter, se raconter, s’imputer ses propres actes dans l’attestation du sujet responsable. Cette réflexion, qui constitue le fil conducteur de Soi-même comme un autre5, culmine dans l’« attestation-injonction », qui correspond à la voix de la conscience, à laquelle nous répondons par nos engagements et nos actes. Selon Ricœur, la structure intime du sujet humain est constituée par le fait de se reconnaître enjoint.
Le fait que le philosophe associe la voix de la conscience à la notion de dette apporte un éclairage décisif sur la composante relationnelle qui déclenche l’engagement. La dette dont il s’agit ici n’implique aucune culpabilité, car il s’agit explicitement d’une « dette sans faute ». Ricœur y voit un fait universel et un invariant culturel. Dans certains textes, ce fait est mis en relation avec l’économie du don théorisée par l’anthropologue Marcel Mauss6. Pour le philosophe, la dette signifie la reconnaissance de l’héritage reçu des humains qui nous ont précédés, reconnaissance qui entraîne dans l’accomplissement d’une tâche : celle de continuer l’élan de vie. La notion d’héritage renvoie à la conscience d’un sujet affecté par l’histoire, qui reçoit d’elle et qui donne à son tour7. Cette capacité de réponse fait naître un sentiment de responsabilité. D’une manière générale, il se manifeste dans l’agir, qu’il permet de comprendre à sa racine comme un acte venant en réponse au fait d’être né.
De manière plus spécifique, Ricœur considère que la rencontre de la fragilité suscite un sentiment qui nous émeut et nous met en mouvement, afin de secourir l’être ou le bien qui se trouve menacé ou diminué. D’où un engagement, ponctuel ou plus durable, qui peut être d’ordre humanitaire, professionnel, civique, politique ou autre. Il s’observe aussi bien face au nouveau-né, dont la fragilité nous oblige à en prendre soin, que dans la considération éprouvée pour un blessé, devant une injustice, ou en réaction aux dérèglements climatiques.
Sous ces divers aspects, l’engagement relève de la catégorie de l’initiative. Intervention dans le cours du monde afin d’y causer des changements, celle-ci fait arriver quelque chose de neuf. En ce sens, on voit qu’elle réitère l’avènement du neuf et constitue une réponse au fait d’être né. L’initiative s’inscrit dans la durée en faisant surgir par la suite l’enjeu de la responsabilité de ce dont l’agent aura été cause, mais aussi en soulevant la question de la persévérance dans l’action. C’est là qu’intervient la promesse.
- La promesse
« Toute initiative est une intention de faire et, à ce titre, un engagement à faire, donc une promesse que je fais silencieusement à moi-même et tacitement à autrui, dans la mesure où celui-ci est, sinon le bénéficiaire, du moins le témoin. La promesse, dirai-je, est l’éthique de l’initiative. Le cœur de cette éthique est la promesse de tenir mes promesses8. » Il en est ainsi à plus forte raison quand la promesse qui accompagne l’engagement est explicite, voire prononcée devant témoins. La fidélité à la parole donnée offre ainsi une garantie que le commencement aura une suite et que l’initiative inaugurera effectivement un nouveau cours des choses. La promesse permet à l’engagement de traverser la durée. Elle est un défi lancé au caractère accidentel du temps, car elle ignore ce qui l’attend, en même temps qu’à la passivité temporelle de son auteur. Autrement dit, à l’aléa que, qui que nous soyons, nous sommes pour nous-mêmes, dans l’épreuve que constitue l’écoulement du temps. Il est donc question ici, non de prévision, mais de pari. Sont en cause, non seulement l’engagement lui-même et son éventuel destinataire ou bénéficiaire, mais aussi son auteur. Plus précisément, sa capacité à demeurer fidèle à une direction choisie, en dépit du temps qui passe : ce que Ricœur appelle « maintien de soi ». Une telle capacité est constitutive de l’identité, j’y reviendrai en terminant.
Parvenu à ce point, Ricœur s’attache à dissuader tout ce qui pourrait envelopper la promesse tenue dans une sorte de raideur admirable : la constance à soi. Dans Soi-même comme un autre, il se réfère à ce propos à l’analyse de la disponibilité chez Gabriel Marcel. Au moment où je m’engage, dit en substance ce dernier, soit je pose arbitrairement une invariabilité de mon être qu’il n’est pas, en réalité, en mon pouvoir d’instituer, soit j’accepte par avance d’avoir à accomplir, le moment venu, un acte qui ne reflètera pas nécessairement mes dispositions intérieures quand je l’accomplirai. Alors, dans le premier cas, je me mens à moi-même et, dans le second, je consens par avance à mentir à autrui. Gabriel Marcel sort du dilemme en énonçant que tout engagement est une réponse. « C’est à l’autre que je veux être fidèle, conclut Ricœur. À cette fidélité, Gabriel Marcel donne le beau nom de disponibilité9. »
Dit autrement : Ricœur se refuse à une approche abstraite de la promesse et de la fidélité. C’est d’abord l’autre, par la confiance qu’il me porte, qui me donne la force de tenir ma promesse. Ensuite, il y a « la promesse d’avant la promesse », c’est-à-dire la forme qui, dans une culture donnée, donne à chaque promesse son caractère d’engagement. Pacta sunt servanda, disait-on déjà en droit romain. À ce titre, la promesse consolide la dimension fiduciaire du langage, la pratique courante de celui-ci englobant une clause tacite, d’un côté, de sincérité et, de l’autre, de confiance. Dans Parcours de la reconnaissance, Ricœur ajoute un dernier conseil, qui mise sur les ressources de la gratitude : « Replacer les promesses dont je suis l’auteur dans la mouvance des promesses dont j’ai été et suis encore le bénéficiaire10. » D’où une promesse décentrée par rapport à elle-même, qui s’engage avec reconnaissance. Il peut s’agir aussi des promesses dans lesquelles des cultures et des époques ont projeté leurs ambitions et leurs rêves, dont beaucoup sont des promesses non tenues. De ces utopies, Ricœur nous invite à nous considérer comme les continuateurs endettés.
Sur un plan critique, le rôle de la « promesse d’avant la promesse » est important, car il arme la critique que Ricœur adresse à l’individualisme. Le principe de fidélité, en vertu duquel il faut tenir ses promesses, « ne dérive pas de la promesse elle-même », mais de la culture au sein de laquelle celle-ci a été articulée. L’individualisme en tant qu’idéologie peut ainsi être caractérisé par la prétention de deux interlocuteurs à faire reposer sur eux seuls la force de tenir sa promesse. Or la promesse est une réalité « non seulement duelle, mais encore triangulaire », insiste Ricœur11.
Revenons à la dimension identitaire, pour terminer12. Lorsqu’on se tourne vers le passé, avons-nous dit, l’engagement suscite la question de la responsabilité : peut-on imputer à tel agent les effets constatés aujourd’hui ? La réponse en appelle à la mémoire du passé et à une modalité de l’identité personnelle que Ricœur appelle la « mêmeté ». La mémoire atteste alors que l’agent est bien même que lui-même et non un autre. Si l’on se tourne vers le futur, l’engagement suscite la question de la confiance. La promesse mise alors sur cette autre modalité de l’identité personnelle que Ricœur appelle « ipséité ». Il s’agit alors d’une identité qui n’est pas faite d’invariants et de constance, mais de fidélités. Quoi qu’il soit advenu dans l’intervalle, la reconnaissance de soi par soi établit alors une continuité du sujet au travers même de ses variations, par le fil conducteur du récit de vie qu’il en fait rétrospectivement. De la sorte, c’est dans la fidélité à une direction choisie qui nous a transformés que nous trouvons le fil de notre continuité.
1 Voir O. Abel, Le Oui de Paul Ricœur, illustré par Eunhwa Lee, Paris, Gallimard, « Les petits Platons », 2011.
2 P. Ricœur, préface à la première édition [1955] d’Histoire et Vérité, Paris, Le Seuil, « Points », 2001, pp. 10-11.
3 P. Ricœur, « Le chrétien et la civilisation occidentale » [1946], repris dans Autres Temps, « Paul Ricœur. Histoire et civilisation », nos 76-77, printemps 2003, p. 24.
4 P. Ricœur, Philosophie de la volonté. T. I, Le Volontaire et l’Involontaire [1950], Paris, Le Seuil, « Points », 2009 (« Du refus au consentement », pp. 582-600).
5 P. Ricœur, Soi-même comme un autre [1990], Paris, Le Seuil, « Points », 1996.
6 Voir par exemple P. Ricœur, « La lutte pour la reconnaissance et l’économie du don » [2003], repris dans P. Ricœur, Politique, Économie et Société. Écrits et conférences 4, textes choisis, annotés et présentés par P.-O. Monteil, Paris, Le Seuil, 2019, pp. 313-327.
7 Voir notamment P. Ricœur, Temps et Récit. T. III. Le Temps raconté [1985], Paris, Le Seuil, « Points », 1991, pp. 374-433 (le chapitre intitulé « Vers une herméneutique de la conscience historique »).
8 P. Ricœur, « L’initiative » [1986], repris dans P. Ricœur, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II [1986], Paris, Le Seuil, « Points », 1998, p. 301.
9 P. Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 311.
10 P. Ricœur, Parcours de la reconnaissance, Paris, Stock, 2004, p. 197.
11 P. Ricœur, « Individu et identité personnelle » [1985], repris dans P. Ricœur, Anthropologie philosophique. Écrits et conférences 3, textes rassemblés, établis, annotés et présentés par J. Michel et J. Porée, Paris, Le Seuil, 2013, p. 353.
12 Voir notamment P. Ricœur, « La promesse d’avant la promesse », in M. Crépon et M. de Launay (dir.), La Philosophie au risque de la promesse, Paris, Bayard, 2004, pp. 25-34.