« Les gens engagés sont passionnants. » Ce constat, je n’ai eu de cesse de me le répéter, à chaque retour de mission, lorsqu’officier rédactrice à Terre information magazine (tim), je rapportais le quotidien de nos forces en France ou à l’étranger et, dans une moindre mesure, je contribuais au tissage des liens de cohésion si essentielle au fonctionnement de nos armées.
Avec le recul, je me dis que j’ai été immensément chanceuse de pouvoir vivre de tels moments, dans des endroits si particuliers et avec de telles personnes. Oui, les soldats, sous-officiers et officiers que j’ai pu croiser et interviewer étaient pour la plupart passionnants, passionnés, engagés… Engagés pour une cause, pour une vie, pour une institution. Je n’ai eu de cesse d’essayer d’en saisir les raisons. Et finalement, je me rends compte qu’en les interrogeant sur ce qui les avaient incités à embrasser une carrière militaire, je m’éprouvais moi-même. Qu’est-ce qui nous pousse à endosser l’uniforme pour quelques années ou pour toute une vie, à accepter un statut exigeant (d’aucuns le décriraient même comme ultra-contraignant), à imposer à nos proches un rythme professionnel hors normes, à sacrifier des moments avec notre famille et nos amis, à risquer de devoir un jour ôter la vie d’un ennemi… et potentiellement à perdre la sienne ?
Lorsque je me suis engagée en tant qu’officier sous contrat (osc), spécialiste de communication, pour être honnête, je ne connaissais rien au monde militaire. Et ce ne sont pas les deux mois de formation, à marche forcée, qui m’ont inculqué les principes de l’armée de terre. Je le dois plutôt à tous ceux que j’ai rencontrés par la suite.
Issue d’une famille dite « de gauche », avec des parents « soixante-huitards » antifamille, anticléricaux et antimilitaristes, me voici, après quelques années dans le journalisme, milieu qui n’est pas non plus connu pour son amour immodéré des militaires, en train de signer un engagement de cinq ans. Que m’est-il donc passé par la tête ? Après réflexion, la véritable raison se trouve en partie dans mon histoire familiale : un grand-père sous-officier des troupes de Marine que je n’ai jamais connu, un passé « aux colonies » resurgissant avec la découverte de vieilles photos, des questions qui, laissées sans réponse, ont lentement mais sûrement cultivé une attraction pour la « chose » militaire. J’en suis arrivée à la conclusion que mon inconscient collectif familial a eu une incidence évidente sur mon engagement.
Pour autant, cela aurait pu mal se passer. J’aurais pu ne pas supporter les principes et les devoirs que m’imposait le port de l’uniforme. J’aurais pu, comme certains, claquer la porte au bout de six mois. Mais j’ai découvert que, sous une apparente uniformité, les forces armées permettaient l’épanouissement d’une multitude de profils et de personnalités, avec des raisons d’engagement tout aussi diversifiées. Un engagement qui se forge également avec les années d’exercice du métier, façonnant l’adhésion aux valeurs de l’institution lorsque celles-ci ne sont pas d’emblée intégrées par l’individu. Ce fut mon cas.
Mon passage au sein de l’armée de terre aura donc été riche d’enseignements grâce aux rencontres marquantes que j’ai pu y faire. Je ne peux oublier ce brigadier-chef féminin du 35e rap qui, à Djibouti, voyant que je n’étais absolument pas équipée pour plusieurs jours d’exercice dans le désert, m’a prise sous son aile. Sa vie, c’était son régiment ; son credo, l’entraide. Je me souviens d’un capitaine de la Légion qui m’a appris la tolérance ; avec autant d’hommes d’horizons différents à commander dans sa compagnie, il ne pouvait se permettre de juger à l’emporte-pièce, comme je le faisais si facilement à l’époque. Lorsqu’il me décrivait patiemment ce que servir à la Légion impliquait pour tous, je touchais petit à petit du doigt les notions de cohésion, de fraternité d’armes, d’exemplarité, mais aussi de sacrifice. Je me remémore la « force tranquille » de quelques soldats du 13e rdp en République démocratique du Congo lors de l’opération eufor, près de Bunia ; une attitude à l’image de leur engagement déterminé, sans faille, en toute discrétion. Je ressentais de l’admiration, mais aussi une certaine perplexité tant, à l’évidence, mon quotidien d’officier en état-major était aux antipodes du leur. Et que dire des combattants que j’ai pu rencontrer en Afghanistan, dont l’aguerrissement était une seconde nature ? Et de ces chasseurs alpins, côtoyés lors d’un exercice en Norvège, pour qui la rusticité dans des conditions extrêmes n’était pas un vain mot… Logisticiens, transmetteurs, sapeurs, fantassins, cavaliers… À leur contact, j’ai reçu des leçons de vie, petite touche par petite touche.
Tous, sans exception, étaient capables de mettre des mots précis sur leur engagement. Si, pour certains, il se fondait initialement sur le goût de l’action, la recherche d’une franche camaraderie ou l’envie de voir du pays, il prenait une tout autre saveur au fil des mois : fierté d’appartenance, dévouement envers leurs frères d’armes, dépassement de soi, défense des valeurs de la France, protection de leurs concitoyens. Je ne compte plus les longues discussions avec mes compagnons de route, binômes de mission au passé régimentaire ou supérieurs hiérarchiques, officiers des armes, sur cette notion d’engagement et les valeurs incluses qui, aux yeux de certains de nos compatriotes, peuvent paraître complètement désuètes : l’attachement à son pays, l’accomplissement ultime de la mission, la loyauté envers ses chefs, le sens du sacrifice, le prix du sang versé… Si j’écris ces lignes, c’est pour exprimer toute ma reconnaissance envers mes anciens camarades qui m’ont tant apporté. Leur engagement, exemplaire, reste encore pour moi une référence.
Mais, avec le durcissement des conflits ces dernières années, j’ai le sentiment que l’engagement de nos soldats a pris une autre tournure. Il est devenu extrême, dans tous les sens du terme. Nos armées doivent faire face à un ennemi déterminé qu’il leur faut combattre sans relâche, ici ou ailleurs. Et j’ai toujours une pensée émue pour nos soldats qui poursuivent âprement la lutte contre le terrorisme dans le cadre des opérations Barkhane ou Chammal. Leur bravoure et leur courage les honorent et nous engagent, nous aussi, mais cette fois-ci envers eux.