Écrite à l’extrême fin du xiie siècle, alors même que le système féodal commençait à entrer en crise, la Chanson de Raoul de Cambrai exprime la force de l’engagement vassalique et sa primauté absolue sur tout autre lien, y compris biologique. Bernier est un jeune chevalier, issu du lignage des Vermandois. Il est vassal non chasé de Raoul de Cambrai, c’est-à-dire qu’il vit dans le château de son seigneur et non pas dans un fief. Il est doublement uni à Raoul, dont il est l’écuyer, par les liens de l’amitié – ils ont grandi ensemble – et du serment de fidélité. Lorsque Raoul entre en guerre contre la famille paternelle de Bernier, celui-ci fait le choix de servir son seigneur contre sa propre parentèle. De même, lorsqu’au cours de l’expédition, Raoul, ivre de colère, incendie l’abbaye d’Origny où Marsent, la mère de Bernier, s’était retirée pour achever ses jours, le jeune vassal doit encore ravaler sa rage. Sans se révolter, il adresse toutefois des reproches à son seigneur en se conformant aux usages du droit féodal. En revanche, lorsque Raoul l’insulte et le frappe devant ses hommes jusqu’à effusion de sang, le serment de fidélité de Bernier est rompu. Les excès de son seigneur, son injustice et sa violence sur un homme qu’il était censé protéger ont brisé le pacte que garantissait la parole donnée. L’ancien vassal quitte alors le camp de Raoul et va rejoindre les troupes de son père pour assouvir sa vengeance. Elle sera terrible.
La littérature épique médiévale, abondamment relayée par l’iconographie, et de nos jours par le cinéma et les séries, a donné une vision magnifiée du code de l’honneur féodal, fait de dévouement absolu, de cavalcades enivrantes, d’amitiés viriles, de défense des plus faibles et de furieuses batailles. Dans cette tradition chevaleresque plus ou moins fantasmée, le serment féodal est devenu le modèle d’une forme extrême d’engagement, fondé sur le respect réciproque des guerriers, la fidélité inébranlable du vassal et la foi commune en Dieu, soulignée par la présence d’un exemplaire de la Bible, d’un évangéliaire ou de quelques reliques lors du rituel d’entrée en vassalité. À l’inverse, dans la civilisation médiévale, la rupture unilatérale de la parole donnée radicalisait l’opprobre qui faisait du parjure le criminel par excellence. La traîtrise de Ganelon dénoncée par la Chanson de Roland ou le parjure d’Harold mis en scène par la tapisserie de Bayeux ne firent paradoxalement que confirmer en creux la force du serment : l’écartèlement de l’un, la défaite et la mort de l’autre à Hastings montraient ce qu’il en coûtait de trahir son engagement et de subvertir de la sorte l’ordre fondé sur la parole jurée.
Hors contexte féodo-vassalique, le serment demeura une affaire sérieuse pendant l’ensemble du Moyen Âge, au plan des organisations politiques comme entre les particuliers, du haut en bas de l’échelle sociale1. C’est le serment que l’on mobilisait lorsqu’il s’agissait de sceller un pacte politique, c’est lui qui servit de ciment au mouvement communal et de prélude au couronnement des rois, c’est lui qui marquait l’entrée dans une corporation ou accompagnait la parole des témoins au tribunal. Au cours des dix siècles de cette « époque moyenne », la parole jurée joua un rôle structurant, et à certains égards matriciel, tissant la trame du pouvoir politique comme de l’ordre social.
Est-ce à dire que, pour cette période tout au moins, on peut enregistrer une relation simple d’équivalence entre la valeur « engagement » et le rituel « serment » ? Ce serait aller un peu vite en besogne, et cela pour au moins deux raisons. En premier lieu parce que les domaines du serment et de l’engagement ne coïncident pas. Certains engagements, parmi les plus radicaux, ne furent jamais portés par des serments, précisément parce qu’ils supposaient une absolue liberté de la part de ceux qui les prenaient, là où le serment accompagnait plus volontiers l’entrée en dépendance. La profession religieuse, par exemple, se marquait par un vœu, non par un serment. De même, le sacrement de mariage, indissoluble en régime catholique, était matérialisé par de simples paroles. Tout engagement radical n’était donc pas assermenté au Moyen Âge. Réciproquement, tout serment n’était pas nécessairement un engagement. À partir du xiie siècle au moins, avec les progrès de la scolastique, les médiévaux firent en effet de plus en plus nettement la différence entre le serment promissoire, qui manifestait une volonté de faire ou de s’abstenir de faire valable pour le futur (je jure d’être fidèle à mon roi ; je jure de ne plus guerroyer contre toi), et le serment assertoire, qui attestait une parole liée à un fait passé, connu du locuteur (je jure que je dis la vérité).
D’autre part et surtout, même au cœur du Moyen Âge où ils furent si nombreux, l’histoire des serments d’engagement (promissoires) n’eut rien d’un long fleuve tranquille. Cette histoire commença d’ailleurs fort mal puisque, dans le Nouveau Testament, Jésus avait clairement interdit l’usage du serment lors du sermon sur la montagne : « Moi je vous dis de ne pas jurer du tout : ni par le ciel, car c’est le trône de Dieu, ni par la terre, car c’est l’escabeau de ses pieds, ni par Jérusalem, car c’est la ville du Grand Roi. Ne jure pas non plus par ta tête. […] Quand vous parlez, dites “oui” ou “non”. Tout le reste vient du Malin2. » Même si cette prohibition fut très vite contournée par de nombreux discours de justification, notamment chez les Pères de l’Église, elle eut au moins pour effet d’accréditer l’idée que le serment était une pratique dangereuse dont il fallait user avec parcimonie. Les importantes forces sacrales qu’il mobilisait le rendaient en effet en quelque sorte instable mais aussi redoutablement efficace. Paradoxalement, le tabou christique posé sur le serment aboutissait à renforcer son usage en raison de l’effectivité qui lui était prêtée. Cette valorisation fut d’autant plus marquée que l’ambiguïté du latin sacramentum tirait le serment du côté du sacrement et de l’action divine.
Par ailleurs, l’effacement puis la fin du pouvoir impérial en Occident en 476 favorisèrent l’essor du serment politique comme alternative au modèle institutionnel romain. Avec la mise en place des royaumes germaniques, des formes inédites de domination furent en effet déployées dans toute l’Europe, au sein desquelles le serment joua un rôle décisif de construction et de consolidation. Fort de son contenu religieux, l’acte juratoire pouvait favoriser l’agrégation de peuples issus d’origines diverses et garantir la permanence des engagements pris.
Ainsi, au moins jusqu’au xiie siècle, le serment assuma un rôle politique structurant, liant les sujets à leurs princes et les princes à leurs devoirs. À l’époque mérovingienne, les rois requéraient des aristocrates le leudesamium censé garantir leur fidélité. À partir du mitan du viiie siècle, avec le royaume puis l’Empire carolingien, le rôle politique du serment fut même installé et développé dans une matrice théorique très cohérente. À partir de 786, les capitulaires affirment que « les serments sont nécessaires » au gouvernement, et les exigent de tous les habitants. Systématiques, ils s’accompagnent même de l’enregistrement du nom des jureurs, tandis que le couronnement impérial de l’an 800 impose, en 802, la répétition du rituel par tous les hommes de plus de douze ans. À la différence du vieux leudesamium, le serment est cette fois général et n’est pas prêté qu’à la personne du prince : il englobe aussi « le royaume et son droit » dans l’obligation de fidélité. Surtout, Charlemagne veille à affirmer le monopole du serment non seulement à l’égard de l’Église, mais aussi de tous ceux qui pourraient être tentés d’imiter l’empereur et d’interposer des fidélités intermédiaires entre la base et le sommet de l’édifice carolingien. Serments de fidélité « privés » et conjurations (serments collectifs) étaient donc interdits par l’empereur et les peines encourues suffisamment lourdes pour être dissuasives.
Logiquement, compte tenu de la position centrale du serment dans son dispositif de gouvernance, la crise de l’Empire carolingien entraîna une altération du sens et de la portée de l’engagement juré, qui persista cependant comme outil politique, mais en mode dégradé, à partir des années 840. S’il ne permettait plus d’affirmer unilatéralement une domination politique, il conservait sa force organisatrice et agglutinante. En premier lieu, il n’est pas excessif de le considérer, plus encore que l’hommage, comme l’élément essentiel du rapport vassalique, à la fois parce qu’il est porteur d’une contrainte forte pour celui qui engage sa parole et parce qu’il constitue une « forme vide » apte à recevoir les contenus différenciés d’une foi que viennent manifester les paroles du serment. Comme le souligne Hélène Débax, « dans des sociétés caractérisées par la faiblesse du pouvoir central, [le serment] est fondateur des liens sociaux et politiques »3, d’autant qu’il crée des amitiés formelles hors des structures parentales. Or, avec le développement des principautés territoriales puis la généralisation du phénomène seigneurial à une grande partie de l’Europe, les entrées en dépendance se multiplièrent, scellant, sur l’engagement juré, les structures de la société féodale.
En second lieu, la créativité politique du serment se manifesta également dans des formes collectives d’engagement, en particulier au travers des mouvements de paix et des associations communales qui firent leur apparition à partir de la fin du xe siècle et dans le courant du xie. Les premiers, pilotés par l’Église, étaient destinés à limiter la violence endémique des chevaliers, qui s’engageaient par serment à ne point attaquer les personnes vulnérables (paysans, marchands, femmes, enfants…) ; les secondes, souvent issues de révoltes, scellaient par des « conjurations » l’accord des habitants des villes en vue d’un projet politique commun, soustrait à la domination féodale. Dans l’un et l’autre cas, la sacralité cumulée des serments collectifs constituait le principe actif qui rendait stables et opératoires ces cadres sociaux inédits, permettant de produire un espace social pacifié (ou moins violent) et de donner corps à un droit commun.
Jusqu’à la fin du Moyen Âge, la diffusion sociale du serment d’engagement resta extrêmement forte : les sociétés européennes des xive et xve siècles sont fréquemment qualifiées de « sociétés jurées ». Il n’est pas une entrée en fonction, pas un acte juridique, pas une cérémonie qui ne s’accompagne de la prestation d’un ou de plusieurs serments. Bernard Guenée a pu parler à ce sujet d’une « inflation » des paroles jurées4, provoquant même, par contrecoup, une certaine dévalorisation de leurs effets : la force d’un engagement solennel se dissout inévitablement dans la routine de l’habitude. Seule une certaine rareté, voire la singularité d’un acte unique, peut enraciner l’engagement d’une vie.
Inaltéré comme pratique sociale, le serment vit au contraire son rôle politique décliner. La puissante transformation de l’Église amorcée à partir des années 1050 et connue sous le nom de « réforme grégorienne », puis la redécouverte des compilations juridiques de Justinien et du corpus aristotélicien au cours du xiie siècle changèrent durablement la donne. Empruntant aux catégories de la philosophie grecque et aux cadres du droit romain, un nouveau socle de l’autorité publique se formulait en termes de souveraineté, de majesté et de bien commun, non plus en termes de parole donnée. De cette nouvelle grammaire politique, le serment n’était certes pas exclu ; mais il avait cessé d’être central. L’Église, d’ailleurs, était parvenue à en assurer le contrôle quasi exclusif, de sa formation à sa dissolution, en passant par son interprétation et ses éventuelles dispenses.
Un épisode de la crise politique que traversa le royaume de France au cours du premier xve siècle illustre assez bien ces évolutions. Il s’agit de l’assassinat du duc Louis d’Orléans, frère du roi, en novembre 1407. Le crime, commandité par le cousin de la victime, Jean sans Peur, duc de Bourgogne, choqua les contemporains par sa violence, par la parenté liant les deux ducs, mais aussi par l’amitié réciproque qu’ils venaient juste de se jurer. À l’horreur de l’homicide s’ajoutait le déshonneur du parjure. Or le duc de Bourgogne, loin de s’en cacher, revendiqua au contraire hautement son forfait. Il sollicita Jean Petit, maître en théologie à l’université de Paris, pour rédiger une « justification » de ce crime. Le clerc en écrivit même deux, qui puisèrent largement à l’arsenal théorique de la souveraineté. Non seulement il était possible de tuer et de se parjurer pour protéger la majesté royale, mais cela était même souhaitable. Louis d’Orléans, coupable de lèse-majesté5, pouvait être tué par guet-apens sans jugement et au mépris de la parole donnée. La souveraineté « moderne », pensée à partir des catégories de l’extraordinaire du droit romain, s’affranchissait tranquillement des règles morales et de la réciprocité contractuelle du vieux serment. Le nouveau monde politique n’avait plus besoin de la parole jurée.
1 Pour une vision d’ensemble de la question, nous renvoyons à la somme magistrale de P. Prodi, Il Sacramento del potere. Il giuramento politico nella storia costituzionale dell’Occidente, Bologne, Il Mulino, 1992.
2 Matthieu. 5, 33-37. Voir aussi Jacques. 5, 12.
3 H. Débax, La Féodalité languedocienne xie-xiie siècle. Serments, hommages et fiefs dans le Languedoc des Trencavel, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2003, notamment pp. 99-231.
4 B. Guenée, « Non perjurabis. Serment et parjure en France sous Charles VI », Journal des savants, juillet-décembre 1989, pp. 242-256.
5 Voir C. Leveleux-Teixeira, « Du crime atroce à la qualification impossible. Les débats doctrinaux autour de l’assassinat du duc d’Orléans », in F. Foronda, C. Barralis et B. Sere (dir), Violences souveraines au Moyen Âge, Paris, puf, 2010, pp. 261-270.