« Engager » ou « s’engager ». Deux verbes qui claquent et qui inspirent l’homme. Le premier renvoie à la notion de commencement. On engage en ouvrant le feu, en faisant entrer le ballon dans la mêlée ou en déridant les convives lors d’un dîner. Mais engager, c’est aussi, pour un chef, recruter, un soldat dans un contexte militaire ou un collaborateur dans un contexte civil. C’est finalement créer un lien entre celui qui offre la fonction ou l’emploi, et celui qui l’honore en s’engageant à servir dans le respect de son contrat ou plus largement de la cause à laquelle il choisit délibérément d’adhérer.
« S’engager », c’est ainsi prolonger le commencement d’une action pour se mettre soi-même au service d’une cause, d’une collectivité ou de son pays. Le travailleur humanitaire, l’employé, le soldat s’engagent par promesse, liant leur action à celle de leurs collègues ou camarades. Ils engagent aussi de façon plus abstraite des idées personnelles, une recherche de sens, dont ils acceptent les contreparties de disponibilité, d’inconfort voire de risque. De la même façon, le jeune qui fait le choix de rejoindre le service militaire volontaire (smv) fait la démarche de débuter une nouvelle vie, une vie d’adulte et d’actif, qui suppose qu’il soit capable de dépasser ses échecs antérieurs, souvent liés à son milieu social, familial, scolaire.
La famille est souvent perçue comme un pilier de l’engagement du jeune, parce qu’elle est, dans bien des cas, l’élément déclencheur du commencement de sa nouvelle vie, positif ou négatif. Ce lien conduit généralement à une réconciliation globale et de long terme du concept de famille au sein de la vie de la société et de la nation, réhabilitant ainsi un pilier institutionnel essentiel et dépassant la cohabitation forcée de simples individus sans lien mutuel.
Le smv, c’est tout d’abord l’opportunité pour le jeune de se repositionner par rapport à sa famille, marquant l’acceptation de se dépasser, ou sa distance, voire son arrachement à elle. Les volontaires sont souvent de jeunes personnes qui n’ont pas reçu, lorsqu’ils étaient enfants, l’autorité familiale nécessaire pour accepter les règles sociales de vie en collectivité, des règles, présentes à l’école puis dans le monde professionnel, mais auxquelles ils peinent ou même renoncent à adhérer.
Aux yeux des parents, le discours tenu par les armées, au travers entre autres du smv, est souvent perçu comme un salut, une bouée de sauvetage, qu’elles seules sont à même d’offrir à leurs enfants, grâce à leurs règles claires et sans équivoque ainsi que par le sens de l’engagement qu’elles procurent. Le smv propose en effet une alternative à de jeunes adultes qui ont grandi dans un monde où il n’y en a plus vraiment.
La chance qui n’a pu être saisie enfant en famille ou à l’école ne se représente plus aussi facilement une fois la majorité atteinte pour ceux qui ont perdu foi en l’avenir. Ceux qui ont « raté » cette chance entrent alors souvent dans un désert sans perspective. Ils ont entre dix-huit et vingt-cinq ans, ils sont oubliés des bancs de l’école, impréparés au monde professionnel, et parfois mal protégés par les pouvoirs publics pour s’insérer. Les parents ont parfois failli, trop laxistes par facilité ou au contraire parce qu’ils étaient en excès d’amour. Dans des cas plus extrêmes, ils ont même pu représenter une menace. Les cadres identifient ces jeunes rapidement : ce sont ceux qui ne rentrent pas chez eux le week-end et préfèrent l’austérité d’un dortoir à une atmosphère étouffante ou à la violence. Le smv leur permet de s’arracher à leur famille, de retrouver le droit de vivre sereinement dans leur intégrité mentale et physique.
Le smv, c’est ensuite un relais qui, au-delà du repositionnement d’un individu par rapport à sa propre famille, permet d’offrir plus largement une meilleure image de la famille dans la société française, par la preuve et l’efficacité de l’engagement. Le jeune qui s’engage fait l’apprentissage, sous contrainte consentie et toujours dans le dépassement de soi, de valeurs sociétales reposant sur la confiance en soi et dans le collectif, l’effort, mais aussi des codes de vie en société, pas toujours maîtrisés selon son origine sociale. Il offre une occasion aux volontaires de reprendre attache voire racine dans la vie publique, au sens originel de vie dans la cité, la polis. Pour certains, c’est une opportunité de se réconcilier plus largement avec la vie en société et de se confronter à l’altérité par le dialogue plutôt que par la violence. Lorsqu’elle assiste à la cérémonie de remise de calot, qui symbolise l’entrée dans le monde militaire, la famille constate que son enfant est devenu un adulte, un homme ou une femme émancipé(e), disposant d’un emploi, d’un permis de conduire, d’un logement, d’un réseau de connaissances professionnelles, bref d’une posture sociale qui fait honneur à ses parents, à ses frères ou sœurs plus jeunes qui regardent leur aîné(e) comme un exemple à suivre. C’est une mère heureuse et épanouie de voir la réussite de ses deux filles après de multiples échecs, ou une jeune fille recevant son calot les larmes aux yeux et disant en toute simplicité : « Je viens de trouver ma famille. »
Quant à ceux qui ne croyaient plus en la notion de famille, parce que la leur les a bafoués, ils en trouvent provisoirement une nouvelle, qui leur redonne goût au lien social et les incite à repartir du bon pied pour construire éventuellement la leur ou tout au moins à reconnaître l’intérêt de cette institution, constitutive de la Nation, comme nous le rappelle par exemple le Code Napoléon, quelle qu’en soit la forme. D’une certaine façon, la famille est au cœur de l’engagement. La famille de transition, qui accueille et accompagne le passage dans la vie d’adulte, c’est celle des cadres militaires qui mettent leurs compétences, leur ancrage de terrain dans une société mondialisée devenue « liquide »1, sans repère, et leur expérience de vie en général pour combler des manques et permettre aux volontaires d’être « armés pour l’emploi », mais aussi armés pour vivre mieux dans une « hyperdémocratie », selon les propos de Pierre-Henri Tavoillot dans Comment gouverner un peuple-roi ?2. La famille qui accepte de se retirer puis de se réjouir du chemin parcouru, c’est la famille de sang, celle de l’attachement filial qui reste à l’origine de tout, pour le meilleur ou pour le pire, mais qui, grâce à l’engagement au smv entre autres, peut permettre à de jeunes gens combatifs de s’arracher en partie au déterminisme social dénoncé par Pierre Bourdieu dans Les Héritiers (1964). Enfin, la nouvelle famille, c’est celle qui se construit pas à pas, celle des camarades de stage, celle des nouveaux collègues en formation d’apprentissage ou en entreprise. C’est parfois aussi celle du volontaire, déjà mère ou père sans avoir réussi à incarner son rôle de parent avant le passage au smv, ou celle de celui qui deviendra un jour parent.
Finalement, les jeunes adultes engagés au smv non seulement s’intègrent au sein de la société, dans le monde de l’entreprise, dans celui de l’apprentissage, dans la vie active, mais aussi, grâce à l’exemplarité de leur parcours, permettent de réhabiliter le modèle de la famille au sens large, dans la Nation. Le concept de famille, à travers l’engagement de ces jeunes adultes, déclenché par les meilleures ou les pires intentions, se réconcilie avec celui de l’individu au sein de la société, passant d’un pis-aller éparpillé d’individus à un modèle cohérent de citoyens. C’est alors une réussite collective, grâce à la famille de sang comme à celle du cœur et de l’effort. Alliées, elles forgent un homme ou une femme, prêt ou prête à affronter tous les obstacles de la vie. Une idée si chère au maréchal Lyautey qui écrivait déjà en 1891 « la faculté d’allumer le feu sacré dans les jeunes âmes : ces âmes de vingt ans prêtes pour les impressions profondes, qu’une étincelle peut enflammer pour la vie ». La famille est alors au cœur de l’engagement de ces jeunes âmes. Elle est un moteur, un socle, un besoin vital.