Comme toute œuvre humaine, l’engagement est d’abord une décision personnelle et relève du libre choix de chacun. Il n’y a pas de déterminisme et c’est d’ailleurs le fondement même de cette démarche que de relever du libre arbitre et d’être le fruit d’un cheminement, d’une maturation intrinsèquement propre à chaque individu. Toute autre forme d’engagement serait d’emblée entachée et donc amoindrie par son manque de sincérité, d’authenticité, d’enthousiasme et donc aussi de continuité et de persévérance.
Ayant rappelé ce principe, je peux pour autant affirmer ma conviction que l’engagement des familles joue un rôle important, sinon déterminant, dans la démarche d’engagement de chacun des membres qui les composent. Cet engagement, c’est d’abord celui, passé et présent, des parents et la dimension de transmission qu’il révèle. Une transmission de valeurs et de principes à travers à la fois la parole, l’exemple et l’échange qui peut en résulter. Avant de préciser et d’illustrer mon propos à partir de mon expérience personnelle et familiale, je veux réaffirmer mon axiome de base : il n’y a jamais d’automaticité dans la transmission de valeurs ; on ne peut savoir ni quand elle se produit ni si elle a lieu ni quelle forme elle prend ; la complexité de l’âme humaine interdit tout raisonnement mécanique et toute conclusion hâtive dans un sens, « le message est passé », ou dans un autre, « nous avons échoué ».
Je vais prendre deux exemples contradictoires que nous avons vécus avec mon épouse et qui concernent chacun de nos enfants. Le premier, c’est le scoutisme, qui fut un engagement d’enfance et de jeunesse pour chacun de nous deux. Nous avons fait partie du mouvement scout catholique très tôt, à l’initiative de nos propres parents, et y avons persévéré jusqu’à l’âge adulte après avoir adhéré volontairement et progressivement à ses valeurs. Cette expérience partagée a compté dans notre engagement mutuel et a influencé l’éducation de nos enfants. Nous avons donné la possibilité, la chance selon nous, à chacun d’entre eux, de s’y engager à leur tour. Ils en gardent tous le meilleur souvenir. Certains ont persévéré et ont pris des responsabilités de chef et d’encadrement, en particulier notre fille aînée et notre plus jeune fils. S’agissant de ce dernier, mort pour la France en novembre 2019 au Mali, nous sommes persuadés, et il en convenait, que cet engagement dans le scoutisme a eu une incidence, en même temps que d’autres déterminants et motivations, dans son engagement dans l’armée au service de son pays.
Le second exemple concerne l’engagement spirituel. Là aussi il y a eu la volonté des parents que nous sommes, mon épouse et moi, de transmettre les fondamentaux de la foi chrétienne et de l’engagement au service du prochain qui en découle. Cela passe par les sacrements, l’éducation religieuse au sein de la famille, le catéchisme et l’enseignement religieux à l’école, et aussi une incitation dès le plus jeune âge à la pratique religieuse régulière dans une famille pratiquante de génération en génération. Le moins que l’on puisse dire est que le résultat, à ce jour, est mitigé, et que nous en ressentons parfois, sur ce plan en tout cas, un sentiment d’inachevé.
Pour autant, l’engagement des enfants, aujourd’hui adultes, issus d’une famille très engagée sur bien des plans, me semble un fil conducteur entre tous les membres de cette famille et un lien fort.
L’engagement, sous toutes ses formes, a ainsi toujours été au cœur de notre vie familiale et a eu une incidence sur les choix de vie, y compris professionnels, de chacun. Outre les engagements que je viens d’évoquer, et celui, professionnel, au service de la justice au sein du Barreau, ma femme y faisant toute sa carrière comme avocate spécialisée dans le droit de la famille, nous vécûmes ensemble un engagement militant et politique qui marquera forcément les années d’enfance et de jeunesse de nos enfants : j’ai commencé ma longue carrière politique dès l’âge de trente ans par ma première élection de député alors que nos trois aînés étaient nés, j’ai été maire de Mulhouse pendant vingt et un ans, deux fois ministre, à trente-quatre puis cinquante-six ans, et enfin sénateur, ce qui a signifié pour eux beaucoup de pression, de contraintes, d’absences, de campagnes électorales avec leurs lots de succès et d’échecs vécus ensemble. Cet engagement a profondément marqué notre famille sans qu’il n’y ait eu pour autant de véritable transmission d’une vocation politique à quiconque. Je me réjouis que cet engagement très dur, impitoyable et profondément déstructurant ne l’ait pas détruite. À cet égard, je suis convaincu que la notion et même l’idéal d’engagement des familles, de la nôtre en l’occurrence, aura été déterminant et salvateur. Il fut le fruit d’efforts mutuels et constants de nous tous.
Nous avons également découvert ensemble la nécessité de prendre du champ, de faire la part des choses, de privilégier la qualité de présence, de se préserver des morceaux de week-ends, des bouts de vacances, des temps d’autant plus forts qu’ils étaient rares…
S’agissant de l’engagement militaire au service de la France qu’a choisi mon fils Pierre-Emmanuel, il me faut préciser que nous ne sommes pas issus d’une lignée de militaires de carrière, mais plutôt de réservistes engagés et que cela fait aussi partie du récit familial. Ainsi mon père, notaire stagiaire, sorti de l’École militaire d’infanterie de Cherchell comme aspirant en 1943, a participé au débarquement de Provence en tant que chef de section dans le génie de la 1re armée avant de perdre sa jambe en déminant le col de la Schlucht dans son Alsace natale en février 1945 ; son frère aîné, séminariste à Lyon, s’est engagé dans la Résistance dès 1940 puis a rejoint la brigade Alsace-Lorraine, commandée par André Malraux, comme aumônier catholique ; sa sœur a participé au corps expéditionnaire français en Italie dès 1943, puis à la campagne de France comme infirmière dans l’antenne chirurgicale mobile de la comtesse du Luart. Dans une époque moins héroïque, j’ai choisi d’être officier de réserve durant mon service militaire puis ai continué à servir dans la réserve de l’armée de terre durant trente-huit ans jusqu’au grade de colonel.
C’est dans cet environnement familial que Pierre-Emmanuel a pris la décision de s’engager dans l’aviation légère de l’armée de terre (alat), d’abord par passion du pilotage – il a passé son brevet de jeune pilote à seize ans –, mais aussi par choix de servir son pays comme soldat. Un choix qui nous a remplis de fierté et a aussi suscité un peu d’appréhension. Nous l’avons soutenu moralement dès le début, car c’était son choix et que c’était donc le bon. Ce soutien et cette fierté étaient partagés par ses grands-parents, par son frère et ses sœurs ainsi que par ses meilleurs amis, notamment ceux rencontrés chez les scouts. Plus tard, sa fiancée et future épouse, quoique issue d’une famille de sensibilité assez antimilitariste, a partagé et soutenu sa vocation et son engagement, comme elle en a témoigné de manière publique et admirable après sa mort. On peut dire aujourd’hui que l’engagement familial nous a tous soudés et que, pour lui, c’était important ; cela lui donnait de la force et de la sérénité, y compris dans le quotidien parfois difficile et dangereux de son métier de pilote d’hélicoptère, volontaire à quatre reprises pour des opex au Mali.
Pour ma femme et moi, l’engagement des familles, c’est d’abord le respect de la liberté de chacun de nos enfants de bâtir sa vie. C’est aussi un soutien inlassable et une forme de solidarité qui intègre, s’agissant de notre fils militaire, la dimension de grandeur, de servitude et de risque que comporte l’engagement si particulier au service des armes de la France. C’est enfin, quand hélas survient le drame, par-delà le chagrin inconsolable et le sentiment de révolte légitime, l’acceptation du décès de notre enfant, en union de douleur et de peine avec les autres familles des treize jeunes héros morts pour leur idéal et pour la France en cette nuit tragique du 25 novembre 2019.
Like every human action, commitment to a cause is first and foremost a personal decision, deriving from the free choice of the person concerned. There is no determinism dictating this decision. In fact, it can only be founded on free will and emerge as the fruit of a ripening purpose that is specific to each individual. Every other motive for commitment would be stained and diminished from the outset by its lack of sincerity, authenticity and enthusiasm—and therefore also of continuity and perseverance.
Having restated this fundamental principle, I can nevertheless affirm my conviction that the full commitment of families plays an important and possibly decisive role in the process of commitment of each family member. I am referring here mainly to the past and present commitment of the individual’s parents and the dimension of transmission involved—the transmission of values and principles by word, example and possibly the resulting exchange of views. Before going into detail and illustrating this point from my personal and family experience, I must again emphasize my basic axiom that there is nothing automatic about the transmission of values; we cannot know when or if this transmission will take place or what form it will take. The complexity of the human soul prohibits mechanistic reasoning and hasty conclusions of the type “the message has got through” or, conversely, “we have failed”.
I can mention two contrasting examples that my wife and I have experienced and that concern each of our children. The first example is the scout movement, which we both joined as children and continued through our youth. We were part of the Catholic Scout movement in France from a very early age, at the initiative of our own parents, and we persisted until adulthood, having voluntarily and progressively adhered to its values. This shared experience has played a role in our mutual commitment and influenced the education of our children. We gave each of our children the possibility—or the chance, in our view—to join the movement in their turn. They all have happy memories of this commitment. Some of them persevered and took on responsibilities as leaders and supervisors, in particular our eldest daughter and our youngest son. In the case of our youngest son, who died for France in November 2019 in Mali, we are certain—and he agreed—that this enrolment in the scouts had an influence, in combination with other factors and motivations—in his enlistment in the army in the service of his country.
The second example concerns spiritual commitment. Here again, my wife and I had the desire as parents to transmit the fundamentals of the Christian faith and the consequent “enlistment” of the individual in the service of others. This process involves the sacraments, religious education in the family, the catechism and religious teaching at school and also, from a very young age, encouragement to engage in religious practice in a family that has many generations of practising Christians. The least I can say, at this stage, is that the result has been mixed, and we sometimes feel, on this particular point at any rate, a sense of unfulfilled duty.
However, the individual commitment of each of our children, who are all now adults and belong to a family that has always been committed on action on many different fronts, seems to be a common thread and a strong bond uniting every member of the family.
Commitment, in all its forms has always been at the heart of our family life and has affected the life choices of each of us, including in our professional lives. Besides the commitments that I mentioned above, and my wife’s professional life in the service of justice at the French Bar, as a lawyer specializing in family law, we have shared a life of political and activist commitment that will forcibly have marked our children’s childhood and teenage years. I started my own long career in politics when I was thirty, with my first election to the French National Assembly, when our three eldest children had already been born, and I was mayor of Mulhouse for twenty-one years, a minister twice, for the first time at age thirty-four and then again aged fifty-six, and, finally, I was senator. All this has meant a lot of pressure, constraints, absences and election campaigns for our children, with a fair share of successes and failures experienced together. This political commitment has profoundly marked our family, even though there was no real transmission of a political vocation to anyone. I am glad that this commitment, which is very rough, merciless in many respects and deeply destructive has not destroyed the family. In this respect, I am convinced that the notion—even the ideal—of family commitment, in this case the dedicated commitment of our own family, has had a decisive and saving effect. This commitment is the fruit of the constant mutual effort of each of us.
We also discovered together the need to stand back, put things into perspective, focus on the quality of our rime together and to preserve bits of weekends and pieces of holidays as moments that were all the more precious because they were rare.
With regard to military enlistment in the service of France, as chosen by my son Pierre-Emmanuel, I must add that we do not come from a long line of career servicemen and servicewomen, but we do stem from a line of committed reservists. This also is part of our family history. For example, my father, when he was an apprentice notary public, after finishing Cherchell infantry school as a cadet in 1943, took part in the D-Day landings in Provence as section commander in the engineers of the 1st Army, before losing a leg in February 1945 clearing mines from Schlucht Pass (Col de la Schlucht) in his native region of Alsace; his elder brother, a seminarian in Lyon, joined the Resistance in 1940 and then enlisted as Catholic chaplain in the Alsace-Lorraine brigade, commanded by André Malraux; his sister was with the French expeditionary corps in Italy in 1943 and then took part in the liberation campaign as a nurse in the Mobile Surgery Battalion of the Countess Leila du Luart. In a less heroic period, I chose to be an officer in the reserves during my year of mandatory military service and then continued to serve as a reservist in the army for thirty-eight years, reaching the rank of colonel.
This was the family background when Pierre-Emmanuel took the decision to enlist in the French Army Light Aviation (alat - Aviation Légère de l’Armée de Terre), primarily because of his passion for flying—he obtained his young pilot’s certificate aged sixteen years old—, but also because it was his choice to serve his country as a soldier.. This choice filled us with pride but also caused us some anxiety. We gave him our full moral support from the start, because it was his choice and therefore the right choice. This support and pride were shared by his grandparents, his brother and sisters and by his best friends, especially those he had met through the scouts. Later, his fiancée and future wife, although from a family with a more anti-militaristic outlook, shared and supported his vocation and commitment, as she admirably testified publicly after his death, Today, we can say that this “family enlistment” bonded us all together, and this was important to him: it gave him strength and serenity, including in the sometimes difficult and dangerous aspects of his professional life as helicopter pilot and a 4-time volunteer for “opex” external operations in Mali.
For my wife and I, family commitment means first and foremost respect for the freedom of each of our children to build their own lives. It means untiring support and a form of solidarity that, in the case of our serviceman son, shares in the dimension of nobility, service and risk demanded by that particular form of commitment, namely enlistment in the French armed forces. Finally, when tragedy did strike, beyond the inconsolable grief and legitimate sense of revolt, it means the acceptance of the passing of our child in unity with the pain and grief of the other families of the thirteen young heroes who died for their ideal and for France on that tragic night of 25 November 2019.