Les « événements » puis le « maintien de l’ordre » dans les départements français d’Algérie de 1954 à 1962 sont comme gommés de nos consciences et ne marquent pas les jeunes générations. Tout est si loin, tout est resté si épars et si conflictuel, que même le mot « guerre » ne leur a été attribué qu’en 1999. Les soldats de métier, les activistes politiques et les rapatriés du côté français, les harkis et les plus anciens immigrés du côté algérien en ont certes conservé, eux et leurs familles, la marque en mémoire, traumatique, particulière, acquise au prix du sang et des larmes puis transmise. Mais, malgré les commémorations officielles, il n’y a pas aujourd’hui chez les Français de mémoire constituée de cette « guerre sans nom ». L’une des causes principales de cette atonie aurait été le silence à leur retour du million et demi environ de jeunes appelés ou rappelés là-bas pour faire leur service militaire, prolongé jusqu’à vingt-huit mois. Cette singularité a piqué au vif l’historienne Raphaëlle Branche, déjà connue pour ses travaux sur le regroupement, la torture, les viols et l’omniprésence là-bas de la violence. Elle en a fait le livre qui nous manquait, après une longue enquête par entretien auprès de trois cents d’entre eux et leurs familles, complétée par les sources privées habituelles, les carnets de route, les photos innombrables et, surtout, les correspondances avec les proches, abondantes comme toujours en temps de guerre et de censure.
La force du livre est d’abord de montrer, en multipliant les points de vue, que ces jeunes ont fait à leurs familles « un récit qui ne se déploie pas », un compte rendu rassurant où l’euphémisme fleurit et l’exigence de vérité est cantonnée, où l’expérience individuelle prime et « la quille » est le meilleur espoir. L’un d’eux résume la situation à sa fiancée par un « tu veux que je te raconte tout cela, c’est laid et tu es trop jolie ». Sans doute derrière l’habituel « tout va bien ici » ou la litanie sur « la presse vous ment », « les politiques pataugent », « la caserne est triste » ou « le juteux aboie trop », leurs lettres trahissent une double découverte amère ou désabusée de l’armée avec ses travers et d’une Algérie qui n’a rien d’une carte postale. Le harcèlement d’une section sur son piton isolé, le suspect balancé de l’hélicoptère, la « gégène », le copain émasculé par les « rebelles », l’embuscade, la patrouille qui tourne mal, la fouille brutale d’un douar, le putsch des généraux en 1961 ou les drames de 1962 peuvent même être signalés. La déprime, la peur, la révélation de la mort ne sont pas absentes. Il aurait fallu pousser l’analyse en distinguant mieux des hommes de troupe de leurs officiers passés par les eor, en distinguant les missions auxquelles le contingent était affecté, notamment pendant les grosses opérations. Mais, tout compte fait, il est clair, au vu de leurs témoignages, que chez la plupart des appelés la lassitude et l’ennui l’ont largement emporté sur la compréhension ou le refus des buts de la guerre et des convulsions qui l’ont accompagnée.
Ensuite, Raphaëlle Branche explique pourquoi, à leur retour en métropole, l’immense majorité de ces jeunes se sont tus ou sont restés laconiques, se sont empressés de tourner la page en se mariant et n’ont porté aucun message. Nombre d’entre eux ont été désaxés et traumatisés, ce sera hélas bien visible dans les années 1990 jusqu’au fond des hôpitaux psychiatriques. Mais pour la plupart, ils ont été happés et ennoyés dans le tourbillon des atavismes et les nouveautés, qui tissaient encore mais retissaient déjà, jusqu’à au fond du dernier village et dès les années 1960, le lien local, la vie familiale et l’espoir conjugal. En somme, leur mutisme a été aussi celui de la France entière, prise dans une bousculade sociale et culturelle où la temporalité d’antan et les mécanismes de la transmission périclitaient, qui s’installait avec ardeur dans un mieux-être de consommations et de loisirs enfin à portée de main : deux déferlantes face auxquelles le souvenir et la transmission d’une expérience guerrière si atypique, si lointaine et si floue ne pouvaient pas avoir leur place