N°45 | L'échec

Ivan Gavriloff

Une source d’innovation

Le Petit Robert nous apprend que l’innovation nécessite qu’il y ait nouveauté (novation) et que celle-ci ait été adoptée (le préfixe in, « dans »). La créativité est l’art d’avoir des idées à la fois originales et pertinentes ; l’invention, celui de réaliser quelque chose d’original et qui fonctionne. L’innovation impose que cette invention soit adoptée (vendue, mise en œuvre), qu’elle soit un succès en somme.

Dans le langage courant, l’échec semble être le contraire du succès. En feuilletant différents dictionnaires, on découvre que c’est un sentiment, celui que l’on ressent quand il y a un écart entre l’objectif désiré et l’objectif atteint. Échouer au baccalauréat serait ainsi plus la déception d’avoir espéré l’obtenir que de ne pas l’avoir. L’ancien ministre de l’Éducation nationale Claude Allègre répondit à un journaliste radio qui l’interviewait sur l’existence d’une différence d’approche de l’innovation entre Orient et Occident : « En Occident, si un pommier se trouve de l’autre côté d’une rivière et que l’on a envie de pommes, on construit un pont. En Orient, on apprendrait plutôt à se passer de pommes. » C’est certes exagéré, mais il est exact que dans la tradition bouddhiste par exemple, le travail de l’esprit sur son désir est un réel apprentissage – l’esprit étant une machine à produire des désirs, nous ne serions finalement jamais pleinement satisfaits, donc nous serions malheureux.

L’innovation est donc quelque chose de très objectif ; l’échec un sentiment, celui ressenti quand le résultat obtenu n’est pas le résultat désiré. Réussir à innover tout en ayant eu la sensation d’échouer tout au long du parcours est alors, en toute logique, envisageable. Il arrive ainsi que cet échec conduise à des innovations inattendues. Plongeons-nous dans quelques exemples d’innovations fameuses et observons à quelles étapes le sentiment d’échec put s’inviter.

  • « Le hasard ne sert que les esprits préparés » (Pasteur)

Il y a un peu plus de vingt ans, le laboratoire Pfizer lançait le Viagra, avec le succès que l’on connaît. Pourtant, à l’origine, ce vasodilatateur fut imaginé puis testé pour soigner une maladie du cœur. Lorsqu’il demanda le retour de leurs boîtes aux patients sélectionnés en raison de l’interruption précoce de l’essai clinique, le laboratoire ne vit revenir que les placebos. Chacun des récalcitrants fut contacté et tous répondirent que « ça ne marche peut-être pas pour le cœur, mais un peu plus bas, ça fait beaucoup de bien ». De cet échec patent sur l’indication initiale est né un médicament qui a trouvé son utilité.

Deuxième innovation, largement connue : la découverte du vaccin contre la rage par Louis Pasteur. Parti en vacances, il ne put nourrir le virus responsable de cette maladie dans son laboratoire. À son retour, il injecta à ses poules ce virus amoindri et, à sa surprise, elles ne moururent pas. Mieux, en leur injectant une souche de nouveau virulente, elles restèrent en vie. Double échec ? À moins que Pasteur ait espéré après cette seconde injection qu’elles ne meurent précisément pas… La découverte de la vaccination (1880) lui revient, mais sans les travaux (1796) d’un prédécesseur, le Dr Edward Jenner, qu’il avait lus, il aurait seulement découvert comment s’immuniser contre la rage. Jenner avait en effet trouvé comment se prémunir de la variole après avoir constaté que « quand les vaches l’attrapent, les humains sont protégés », comme l’affirmaient les paysans. Pasteur a compris que ce principe fonctionnerait pour tous les virus. De la même façon, la découverte de la pénicilline par sir Alexander Fleming est issue d’une situation initialement perçue comme un échec : une boîte de Petri oubliée à l’air a été contaminée par un champignon, le penicillium, qui a détruit les bactéries en culture. D’un échec de stérilisation, il a fait une découverte majeure.

  • « Il est grave de croire à ce qui est faux.
    Il l’est tout autant de ne pas croire à ce qui est vrai » (Einstein)

Troisième histoire d’innovation, celle d’Ignace Semmelweis (1818-1865), obstétricien hongrois, est particulièrement éclairante : celui-ci découvrit l’utilité de se laver les mains avant de procéder à un accouchement. Il était en effet surpris par la différence de mortalité entre deux services d’obstétrique, l’un accueillant des étudiants qui réalisaient également des autopsies, l’autre des sages-femmes. L’autopsie qu’il réalisa d’un médecin mort après s’être blessé lors d’une autopsie révéla que les lésions constatées étaient identiques à celles que présentaient les femmes mortes de fièvre puerpérale. Il en conclut à la dangerosité des autopsies avant la pratique des accouchements. Le simple lavage des mains à l’hypochlorite qu’il proposa alors aux étudiants et aux médecins fit chuter cette mortalité de 18 à 2 % ! Cependant, l’académisme universitaire viennois refusa de se laisser convaincre et priva Semmelweis de carrière universitaire. Certes, il finit par triompher, mais c’est seulement après les découvertes bactériennes que les preuves causales en furent apportées. Lui-même sombra dans un état délirant et mourut des suites d’une septicémie. Si échec il y a eu, c’est bien de la non-reconnaissance de l’évidence clinique en raison de la sacralisation des théories anciennes. La corrélation ne suffisait pas à convaincre tant que la cause exacte n’était pas donnée.

  • « Ce n’est pas parce que vous avez tous tort que vous avez raison » (Coluche)

Rétrospectivement, de nombreux échecs semblent trouver leur origine dans un défaut d’explication convaincante ou de qualité d’écoute. L’analyse historique d’une maladie terrible, le scorbut, est en ce sens instructive.

En 1747, à bord du hms Salisbury, James Lind réalise une expérience montrant que les oranges et les citrons guérissent le scorbut ; c’est le premier essai clinique. Il a divisé les malades en trois groupes : ceux qui consomment les fruits frais, ceux qui boivent du cidre et ceux qui prennent d’autres remèdes de l’époque. L’état des patients du premier groupe s’améliore rapidement, bientôt suivi par celui du deuxième, alors que celui du troisième ne progresse pas. Lind publie ses résultats en 1754 dans son Traité du scorbut – les historiens discutent de la valeur de cette expérience, car on ne trouve pas de vitamine C dans le cidre moderne, mais selon la fabrication traditionnelle, celui du xviiie siècle aurait pu en contenir (cidre du Devon). Ces résultats n’ont pas été confirmés à l’époque, car Lind lui-même n’a pu reproduire son expérience. En choisissant de concentrer le jus de citron par chauffage et de le transformer en sirop pour un meilleur stockage, il détruisait sans le savoir la vitamine C.

En 1766, l’Anglais Samuel Wallis est l’un des premiers à mettre en pratique les idées de Lind à bord du hms Dolphin en y embarquant des aliments d’origine végétale et des agrumes. En 1795, le chirurgien naval Gilbert Blane, administrateur de la Royal Navy, réforme entièrement l’hygiène à bord des navires. Il préconise pour chaque marin une ration quotidienne de trois quarts d’once (environ vingt et un millilitres) de jus de citron additionné de 10 % d’alcool. Cette boisson restera un secret militaire jusqu’en 1840 ; elle sera disponible pour la marine marchande britannique de façon officielle en 1844. Sans le savoir là aussi, Blane provoquait la cristallisation de l’acide ascorbique en présence d’alcool, ce qui assurait une conservation efficace.

On le voit, une somme d’essais-erreurs fut nécessaire pour arriver à un résultat admis par tous : la vitamine C guérit du scorbut.

Toute innovation passe par les cinq étapes du deuil, comme s’il fallait faire celui de la théorie précédente : surprise, déni, colère, recherche d’alternatives, acceptation. Quand une nouvelle théorie, ou expérience, invalide les croyances de toute une population, elle commence par être rejetée. Les dix années perdues par la France sur les États-Unis en matière de drones en est une parfaite illustration – « un aéronef doit avoir un pilote à bord ». Lorsque nous proposons à nos clients, à leur demande, une innovation de rupture, il nous arrive souvent d’entendre « ça ne marchera jamais » ou « on se tire une balle dans le pied en lançant notre propre concurrence ». Nous posons alors une autre question : « Que se passera-t-il si un de vos concurrents, ou un nouvel entrant, lance cette innovation ? » Le raisonnement change tout à coup. Et quand notre client répond « alors là, nous sommes morts », il en conclut que c’est à lui de prendre le risque. Autrement dit, « ne vous demandez jamais ce que l’ennemi va faire, mais ce qu’il peut faire ».

  • « L’intuition trouve, la raison démontre » (Poincaré)

Le célèbre mathématicien français Henri Poincaré, qui aurait écrit e = mc2 avant Albert Einstein sans le publier tellement le résultat stupéfiait sa conception de l’univers, a réussi à décomposer le processus de l’invention : s’informer (beaucoup, de tout), incuber (ce sont les milliers d’hypothèses que le cerveau formule, annule, transforme, jusqu’à ce que…), crier « eurêka » puis valider. Entre l’eurêka et l’innovation, il y a encore beaucoup d’étapes pour s’assurer que « ça » fonctionne : comprendre pourquoi, convaincre d’autres personnes de le mettre en œuvre avec vous, ce qui nécessite souvent de l’argent, puis, s’il s’agit d’un produit commercial, le mettre sur le marché, faire de la publicité… L’échec peut survenir à chaque étape. Néanmoins, sauf manque de temps ou de moyens financiers, toute entreprise solide peut analyser les causes de chaque échec et revenir « plus forte », jusqu’au succès.

  • « Le succès est d’aller d’échec en échec sans perdre son enthousiasme » (Churchill)

Un exemple. Depuis environ vingt ans, tout le monde connaît Nespresso. Or cette entreprise a plus de quarante ans. Les dix premières années de son existence furent consacrées à inventer une « petite » machine capable de produire une pression de quarante bars sans exploser (les cafetières de bar-restaurant pèsent quatre-vingts kilos, ce qui les rend impossibles à commercialiser dans des bureaux ou à domicile). Il faut imaginer les ingénieurs, toutes les semaines, semaine après semaine, expliquer au directeur de Nestlé que « ça ne marche toujours pas ». De la même façon, il aura fallu dix ans à Gillette pour mettre au point son rasoir trois lames, et pas moins de deux milliards d’euros. Le pdg de l’époque demandait une fois par an « où en est-on ? » puis « est-on sûr que cela se vendra ? ».

Toujours est-il que ces deux entreprises ont eu la persévérance de créer le produit, de déposer les brevets qui les protégeraient quelques années, puis de tenter la mise sur le marché. Pour Gillette, le succès fut presque instantané : tout le monde s’est dit que si deux lames rasaient deux fois mieux qu’une seule lame, trois lames raseraient trois fois mieux qu’une, et donc une fois et demi mieux qu’une double lame. Pour Nespresso, ce fut autrement difficile. Les capsules valaient si cher qu’il était impossible de les mettre en vente dans les magasins de la grande distribution, qui multiplient en moyenne le prix par deux. La décision fut alors prise de les vendre en direct. Pour Nestlé, dont le chiffre d’affaires est d’environ quarante milliards dans le monde et qui réalise 80 % de ses ventes avec cinq clients par pays – les cinq plus gros distributeurs (en France : Carrefour, Leclerc, Intermarché, Auchan, Super U) –, passer à ce type de distribution, c’était un peu comme si un châtelain décidait de tondre son gazon avec une paire de ciseaux et à quatre pattes.

Le pdg de Nestlé prit alors la décision de sortir du capital de Nespresso pour lui permettre de réussir : « Nos habitudes de pensée vont tellement à l’encontre de ce qu’il va falloir accomplir que nous ne prendrions que de mauvaises décisions. » Bien sûr, Nestlé demanda aux banques qui accompagneraient Nespresso dans cette phase critique de lui rétrocéder les actions en cas de succès (avec la marge qui permettait aux banquiers de trouver un bon retour sur investissement). Dix ans plus tard, Nespresso franchissait la barre symbolique du milliard d’euros de chiffre d’affaires. Mais sa progression fut très lente : seulement deux cents machines vendues en France la première année ! Mais chaque client faisait tellement de pub autour de lui que les ventes furent bientôt exponentielles. Cela reste aujourd’hui un tour de force commercial, car Nespresso réussit à vendre son kilo de café moulu quatre-vingts euros au lieu de vingt pour le kilo de café moulu le plus cher, et moins de cinq pour les plus économiques…

  • « Dieu, parfois, pour nous punir, exhausse nos prières »

L’échec peut aussi venir de l’excès de succès. L’exemple le plus souvent cité est celui de Kodak. Pour tout le monde, Kodak est le leader mondial de la photographie. Il est même l’inventeur de l’appareil numérique. Mais dans son esprit, c’est un leader mondial de… l’argentique, autrement dit du dépôt « minimal » de molécule d’argent sur une pellicule pour un effet maximal. C’est en fait un leader mondial de chimie fine – une pellicule se crée sur une chaîne de plus de quatre kilomètres ! Jamais ses dirigeants n’ont trouvé comment générer quatorze milliards de dollars de profits annuels avec la photographie numérique. Ils ne sont pas les seuls : onze des quatorze entreprises citées en 1990 dans le best-seller mondial « le prix de l’excellence » ont aujourd’hui déposé le bilan.

  • « Le succès ne s’explique pas, l’échec ne s’excuse pas » (Napoléon Bonaparte)

Dans le civil, l’échec n’est souvent que financier et blessure d’amour-propre. Il en va tout autrement dans celui de la médecine et de la défense, où la vie elle-même est engagée. Se réinventer tous les jours n’est pas à la portée de tout le monde, encore moins d’organisations qui réussissent. Le biologiste Henri Atlan a très bien expliqué que la vie se tenait « entre le cristal et la fumée ». La fumée ne ressemble à rien, mais s’adapte aussitôt à un poing qui viendrait essayer de la détruire. Le cristal est magnifique, mais tout bruit peut venir le casser. Tout être humain, toute organisation, commence plutôt du côté de la fumée, évolue, se perfectionne et tend à devenir cristal. Selon notre stade de développement, nous devrions savoir ajouter de l’ordre, ou au contraire, et cela est contre-intuitif, du désordre ! L’humilité restera la meilleure boussole de tout homme sage et l’échec contribuera à lui rappeler où est le Nord.

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