In medias res (« au milieu des choses »). C’est par ce procédé stylistique qu’Horace, au Ier siècle av. J.-C., explique comment Homère invite son lecteur à entrer dans le récit de l’Iliade1. Les mots se substituent aux actes, produisant sonorité et visions de l’assaut. La bataille s’inscrit alors comme objet littéraire.
Sans d’emblée l’ériger en arme, la littérature du champ de bataille transcrit une finalité, malheureuse ou victorieuse. Celle-ci peut immédiatement être transposée au réel au travers des écrits journalistiques (Bulletins de la Grande Armée), plaquée après action (chroniques des rois de France, avec Joinville ou Froissart), mythifiée (gestes et épopées), réaliste (la bataille a existé, mais elle se peuple de personnages issus de l’imaginaire du romancier), voire rêvée (exemple de la science-fiction et de la mythique bataille de la Néva dans Game of Thrones). Dans tous les cas, elle accouche d’un avatar. Même si Fabrice del Dongo ne voit que les poussières de la bataille, au final, c’est bien Wellington qui gagne.
Le phénomène guerre semble propre à la nature humaine ; il ne faudrait pas en déduire, par pur sophisme, que la vision dépeinte par la littérature serait identique, nonobstant quelques effets de style liés à la sensibilité de tel ou tel artiste. En tant qu’expérience paroxystique, la guerre ne fournit pas seulement aux écrivains un matériau flamboyant, elle les pousse aussi à s’interroger sur le combattant, ses motivations, les passions qui l’animent. Cela peut aller du bellicisme le plus incandescent au pacifisme le plus viscéral2. En effet, la littérature du combat oscille entre ces deux aspects, l’exaltation (l’héroïsme pour schématiser) et le rejet (les horreurs et les bassesses), sans pour autant se figer dans l’une de ces postures. L’Iliade, déjà, est maintes fois sibylline, jouant sur le double registre de la célébration des guerriers et de la déploration du carnage. Alors que l’une et l’autre de ces facettes se sont entremêlées, il convient de s’interroger sur ce qu’évoque la littérature lorsqu’elle traite du choc des armes.
Il existe de nombreuses façons d’aborder le champ de bataille sous le prisme littéraire. Pour autant, se dégagent deux modes principaux pour décrire l’imaginaire qu’il revêt. Sans faire de polémologie, nous pourrions dire qu’il existe une approche directe et une plus indirecte. La première relève du témoignage, de la citation, quasiment du journalisme. La seconde tiendrait à un naturalisme que Zola résume de cette manière : « Nous voyons la création, dans une œuvre, à travers un homme, à travers un tempérament, une personnalité. » Néanmoins, les deux approches ont leurs limites. Les étudier de manière croisée, c’est d’abord reconnaître leurs défauts. L’ensemble des témoignages, des citations, bien que sources primaires, demeure parfois éloigné du combat3. Ce serait comme décrire les scènes pixélisées de cnn durant la première guerre du Golfe. La focalisation narrative, quant à elle, marque également une forme de distension. Un exemple romancé serait la vision d’observateur qu’occupe Fabrice del Dongo « au milieu des longues crinières pendantes que portaient à leurs casques les dragons de la suite de l’Empereur », ce que Jean Norton Cru nomme « le paradoxe Stendhal ». Le combattant ou l’observateur averti serait trop près du combat pour bien le voir, l’écrivain trop loin. Seul l’historien aurait le recul nécessaire pour écrire justement.
En ce qui concerne le phénomène belliqueux, l’étude se résumera à une analyse des perceptions autour de l’imaginaire du choc des armes, sur le champ de bataille. Elle sera centrée sur son aspect terrestre, au niveau du fait d’armes4. Il sera également principalement question de la prose en général, des romans en particulier (majoritairement de langue française)5.
La littérature, support de l’imagination humaine, a rêvé le choc des armes et l’a construit au travers d’une dualité objectivée-subjectivée. Elle continue de se nourrir d’une vision caricaturale de la bataille. Celle-ci navigue entre deux écueils. Le premier est celui du mythe du héros6, faisant du choc le point focal de toute bataille, quitte à retourner le phénomène guerre à ce bruit. Le second est celui du rejet pur et simple de l’engagement, se limitant presque à nier le combat.
- La bataille décisive, mythe imaginaire ?
La bataille a longtemps renvoyé à l’affrontement de deux généraux en chef et de deux armées entières lors d’un choc bref et violent7. Rares étaient les batailles qui, comme Marignan, duraient plus d’une journée. La bataille a aussi été souvent vécue comme décisive, résidant à un endroit précis du terrain, déterminant l’issue finale8. Cela a contribué à la sacraliser9. « Aujourd’hui encore il apparaît que l’idée même de bataille décisive garde toute sa pertinence dans le sens où elle s’inscrit parfaitement dans le spectre étendu des formes de la conflictualité10. »
Parce que la bataille met en scène deux adversaires, chacun faisant « la loi de l’autre »11, elle établit aussi une relation en littérature. Napoléon la comparait à une pièce de théâtre : « Une bataille est une action dramatique, qui a son commencement, son milieu et sa fin. » Elle dispose d’une unité de temps et de lieu. Elle a aussi un titre et des spectateurs. Le souverain y occupe même les premières loges, tel Louis XV à Fontenoy par exemple. L’affrontement est ritualisé : après le baptême des troupes dans la cité (défilé), les événements s’enchaînent, de la parade « nuptiale » qu’est la mise en place (organisation et mouvements préparatoires, les « marches et contremarches ») au discours des chefs avant l’assaut (harangues des barons médiévaux, discours de la Grande Armée, ordres du jour du maréchal Foch…), en passant par les mots célèbres (« Tout est perdu fors l’honneur », « La garde se meurt mais ne se rend pas »…). Les ingrédients qui font bataille se juxtaposent donc avec la théâtralité. Il en va de même de la disparition de l’un ou l’autre des adversaires, tant physiquement que symboliquement (remise des armes au vainqueur). La mort devient un « moment », une « scène », comme celle du chevalier d’Assas, de Montcalm ou du lieutenant-colonel Jeanpierre. Les premiers adorateurs de la bataille sont aujourd’hui les journalistes qui reprennent les mythes d’antan. Ils ont des noms (Kobané, Mossoul…), des figures (les combattantes kurdes, les moudjahidines afghans…) et sont autant d’éléments d’un affrontement bien souvent mis en scène.
En outre, la littérature donne naissance aux idiomes. Les récits de l’Iliade, de la Guerre des Gaules ou de La Chanson de Roland ont profondément imprégné notre langue comme notre imaginaire. La langue permet de représenter ce qui auparavant n’était encore que du domaine des idées. Parmi celles-ci, la figure du héros ressort comme intimement consubstantielle au choc des armes.
- Des héros de papier
Rares sont les sociétés qui n’ont pas produit de héros12. Les œuvres qui ont le plus intensément influencé la littérature occidentale sont l’Orlando Furioso (1532) et la Jérusalem libérée (1580) du Tasse. Elles s’inscrivent dans la continuité d’une production dense et ancienne, allant de La Chanson de Roland (xie siècle), en passant par les sagas scandinaves13 (xe-xiie siècle), les bylines russes (xiie siècle), des pesmes serbes, jusqu’à la légende du Cid, issue de la vie de Rodrigo Diaz (1043-1099) et dont la trace apparaît au xive siècle14.
Le héros inspire car il se mêle de près au combat. Le choc de la bataille est donc d’abord et avant tout une conception physique ; « je n’aime pas combattre un ennemi de loin » chante Homère. Les vers de l’Iliade adulent tout autant le puissant Idoménée, figure du lutteur grec, qu’Ajax, le « guerrier achéen, noble et grand, qui dépasse les Argiens de la tête et de ses nobles épaules, rempart des Achéens ». Au Panthéon, le rejoignent Gauvain mais aussi le lieutenant Torrens ou Brienne de Torth. Achille reste cependant à jamais le héros par excellence, son seul point faible réside en une fine bande de chair flasque, tournée vers l’ami, située derrière l’une des parties du corps humain les plus viles. Quand le héros ne peut user de ses armes ou de sa force « herculéenne », il se sert de la ruse pour terrasser des ennemis comme Goliath15 ou les Troyens.
La mêlée est aussi un entrechoc d’armes. « Arma virumque cano », le premier vers de l’Énéide (19 av. J.-C.) est explicite. L’usage de l’artefact, en créant une répartition tactique, produit une élite. Elle donnera naissance à la notion chevaleresque (mise en exergue de vertus sur le champ de bataille). L’évolution technologique que représenta l’apparition des armes à feu fut donc une rupture pour la chevalerie et ses normes. Déjà, Bayard faisait exécuter les arbalétriers qu’il dépréciait car tirant à distance. La question du droit à commander s’en trouvait aussi remise en question16. Montaigne avait beau défendre la noblesse d’épée – « Il est bien plus apparent de s’asseurer d’une espée que nous tenons au poing, que du boulet qui eschappe de notre pistolle, en laquelle il y a plusieurs pièces, la poudre, la pierre, le rouet, desquelles la moindre qui viendra à faillir vous fera faillir votre fortune »17 –, celle-ci disparaissait lentement. La littérature versera donc dans l’historicisme quand elle voudra reprendre les vertus des épéistes après la Renaissance. Les Trois Mousquetaires (1844), les passes d’armes des fleurettistes de La Reine Margot (1845) d’Alexandre Dumas ou de Cyrano de Bergerac (1897) d’Edmond Rostand sont de romanesques illustrations d’un doux anachronisme.
La figure du héros guide également la formation des chefs militaires. La littérature colporte à l’excès ses actions. Napoléon rêve ainsi d’égaler les protagonistes de l’Iliade. Il a lu leurs exploits et fait donc emporter dans ses malles de campagne les récits gréco-romains tout autant que les ouvrages de Pierre Corneille. Il y trouvait à la fois le culte de la gloire et celui de la maîtrise de soi, deux qualités qui lui semblaient indispensables à un chef de guerre. Le général de Gaulle agit de la sorte quand il évoque la culture générale comme véritable école du commandement car « au fond des victoires d’Alexandre se cache toujours Aristote ». Parfois, la figure du héros grime un personnage historique. Le cas du Grand Condé, chanté par mesdames de Scudéry et de Lafayette, innove : il devient Cyrus (1649), chef méthodique, expert des armes et de la poliorcétique. En temps de Fronde, il dépasse le cas (littéraire) d’illustres monarques. Charlemagne lui-même n’était présent dans les récits que par son épée ou à travers Roland, comte plus ou moins imaginaire.
Cependant, dans le réel, le champ de bataille est un carnage. La littérature ne le nie pas : « Quant à la somme de nos pertes, quand je prendrais dix jours pour en dresser le compte, je ne saurais l’établir. Jamais, sache-le, jamais en un seul jour on n’a vu périr pareil nombre d’hommes », déclame le messager à la reine Atossa dans Les Perses (472 av. J.-C.) d’Eschyle. Rien d’anormal à ce que Charles Ardant du Picq se récrimine contre le courage élevé au rang de première vertu du combattant ; « c’est au contraire la peur qui est la vraie compagne du guerrier », signale-t-il dans Études sur le combat (1880). Tolstoï précise également la sensation d’effroi qu’il ressentit lors du siège de Sébastopol auquel il participa durant la guerre de Crimée18.
Si les écrits versent dans la mythification du héros, c’est parce qu’encouragés par les sociétés et leurs élites ils se veulent éthiques, amenant le combattant à se surpasser pour survivre contre une réalité inverse, où rode la mort. Ils édulcorent les horreurs du champ de bataille, « la cuisine de la gloire », selon les termes de Théophile Gautier. La littérature se fait rempart contre la peur19. La foi contribue également à vaincre ses craintes ; on la retrouve donc dans les épopées comme Le Chevalier au papegau20 et celles de la légende arthurienne. Le martyr d’une certaine littérature extrémiste islamiste en est une version moderne, qui n’est pas l’apanage d’une religion.
Récemment, le mythe du héros a connu un regain de vitalité au travers des ouvrages de science-fiction et d’heroic fantasy. On peut citer La Guerre éternelle (1974) de Joe Haldeman, publiée en quatre parties, qui présentent quatre phases de la vie du héros, William Mandella, tout en suivant sa progression dans la hiérarchie militaire (soldat, sergent-chef, lieutenant, commandant). Le temps du récit est double, divisé en une phase réelle (telle qu’elle s’écoule sur la Terre au méridien de Greenwich) et un temps subjectif (temps biologique raccourci par les sauts collapsars et ralenti par les voyages interstellaires effectués à une vitesse proche de celle de la lumière). Cette double échelle temporelle permet à l’auteur d’étaler le récit de la guerre sur mille cent quarante-six ans terrestres (entre 1997 et 3143), tout en ménageant l’âge de son héros, qui n’a que trente-deux ans à la fin du roman. Le titre fait écho à la durée de la guerre, interminablement prolongée par les distorsions temporelles. Avec des auteurs tels que Fritz Leiber, les héros sont musclés, amoraux et violents, en lutte contre le surnaturel (autre forme de la mort). Conan le barbare (1932) de Robert E. Howard en est une illustration parallèle. La catégorie des « champions vertueux », défendant le Bien contre le Mal, est aussi prégnante, à l’image d’Aragorn de J. R. R. Tolkien. La populaire et très médiatique série Game of Thrones (1996) de George R. R. Martin renouvelle les stéréotypes en se fondant sur des champions pas tout à fait purs ou des personnages féminins de premier ordre.
Ce mouvement de renouveau se couple aussi de l’expansion de l’archétype du force spéciale (fs) ou de l’espion de guerre. Les romans d’espionnage de Gérard de Villiers avec ses sas ou ceux de Tom Clancy, du genre techno-thriller ou thriller politique, sont très documentés et tournent autour du milieu du renseignement, sur fond de guerre froide ou de terrorisme.
Cependant, ces ouvrages ne sont plus centraux dans la publication générale. Le héros, conquérant, fort et puissant, maître du champ de bataille, s’éloigne de la littérature. Théodore de Banville a beau s’en plaindre, il ne peut que le déplorer dans L’Épée21 : « Ô mâle compagne des hommes ! / Un bon arithméticien / Dédaigneux des récits épiques / A détruit tes honneurs anciens / Par des calculs mathématiques. » En effet, au fil des combats, sans cesse plus déshumanisés, le héros littéraire se détache du fracas des armes. Il quitte une posture idéalisée, quasi surhumaine, pour se rapprocher de la condition terrestre. En cela il montre des signes de faiblesse. Pour demeurer fort, il doit donc user de substituts tels que l’alcool, comme décrit dans la littérature militaire de la Grande Guerre. Le héros tend donc à être de moins en moins un champion, mais celui qui, fondu dans un groupe, permet à l’ensemble de transcender ses crises et ses peurs. Il fait plus acte de camaraderie qu’usage du feu, comme le poilu de Gabriel Chevallier dans La Peur (1925) : « Entre soldats [la notion de devoir] se ramène à une simple solidarité d’homme à homme, dans le trou d’obus ou la tranchée, une solidarité qui n’envisage pas l’ensemble ni le but des opérations, ne s’inspire pas de ce qui est convenu d’appeler l’idéal, mais des nécessités du moment. Telle, elle suscite des dévouements et des hommes risquent leur vie pour secourir des camarades. »
- De l’estampe du choc des armes…
Stendhal débute La Chartreuse de Parme (1839) quasiment in medias res, jetant son héros en marge du champ de bataille, le réduisant à n’en apercevoir qu’un halo de poussière. Fanatique de Napoléon, lorsque le bruit lui parvient qu’une importante armée se regroupe, après le retour de celui-ci de l’île d’Elbe, Fabrice quitte immédiatement l’Italie et se retrouve, sans trop savoir comment, sur le théâtre de ce qui sera la dernière bataille de l’Empereur. Il sait que son temps est compté et tente donc de se rapprocher du combat, mais à cause « de quelques mauvais verres d’eau-de-vie », le loupe. En cette même période romantique, Chateaubriand verse ses méditations mélancoliques sur les lieux de l’hostis : « Plaine de Sparte que le soleil embrase en silence et dévore incessamment le marbre des tombeaux22. » Dans ses Mémoires d’outre-tombe (1848), il évoque ses combats, menés au sein de « l’armée des princes » de 1795. La mort y est un fait banal, censé ne laisser aucune émotion. Le procédé stylistique employé contraste avec la description tout en beauté du bucolique paysage : « Si les combats avaient lieu à l’aube, il arrivait que l’hymne de l’alouette succédait au bruit de la mousqueterie, tandis que les canons qui ne tiraient plus nous regardaient bouche béante, silencieusement par les embrasures. » L’inanimé devient humain et vice versa.
Ainsi, progressivement, le choc des armes se décale. Honoré de Balzac est assurément un auteur de combats. Il a voulu brosser l’ensemble des heurs de la « comédie humaine » dont l’incontournable figure du militaire23. Au travers de deux ouvrages « militaires », nous observons une métamorphose s’opérer dans son écriture. Il existe un fossé entre Les Chouans (1829), qu’il considère comme une œuvre de jeunesse, où les batailles sont contées, et le Colonel Chabert (1832). Le héros devient désabusé de la bataille, s’il n’est pas estompé il est en fuite. En quelque sorte, ces textes préfigurent Le Comte de Monte-Cristo (1844) de Dumas. Il n’est plus le centre unique de l’action principale, noble par essence, mais plutôt un « centre décalé » qui pourrait tourner autour des malheurs personnels. On tient ici une posture romantique, bien plus axée sur l’individu que sur le reste du monde.
L’étude de quelques pages de Guerre et Paix permet de saisir l’aboutissement descriptif des batailles selon le procédé de la singularisation. À l’image de Fabrice del Dongo, Pierre Bézoukhov erre sur le champ de bataille de Borodino, vêtu d’habits incongrus, chapeau blanc et veste verte, qui le distinguent des soldats, alors que, candide, il songe à sa destinée. Tout comme Chateaubriand, Pierre ne se concentre pas sur les combats ; « il n’apercevait que des cultures, des prairies, des troupes, des forêts, des feux de bivouac, des mamelons, des ruisseaux »24. Pourtant, Borodino fut une des batailles les plus sanglantes du xixe siècle, qui marqua profondément les consciences. Le héros de Guerre et Paix préfère observer sur son cheval « les rayons obliques du soleil levant, épandant dans l’air matinal une lumière dorée et rose. L’ensemble du spectacle était plein de majesté et d’imprévu ». Sa présence déplacée au cœur de la tuerie est à l’image de sa conscience décalée.
De l’estampe il n’y a qu’un pas vers la dénonciation. Émile Zola le fait. Dans La Débâcle (1892), ses personnages sont défaits. Ce sera aussi le cas de ceux de La Route des Flandres (1960) de Claude Simon ou de La Semaine sainte (1958) de Louis Aragon ; ils ont un goût d’étrange défaite. Il est à noter que la littérature commence à diverger alors grandement avec l’art pictural (charges de cavaleries mythifiées) ou avec le cinéma hollywoodien.
- … à sa disparition : le tournant 1425
Si Charles Péguy et Paul Déroulède peuvent encenser la guerre sous son aspect martial, leurs paroles ne résonnent qu’au début du conflit. Bien vite les bataillons sont « fleuris comme de grands cimetières » selon Roland Dorgelès dans Les Croix de bois (1919)26. Car « les soldats contemplaient cela qui n’a pas de nom »27. En effet, les traductions des horreurs de la guerre vont profondément marquer les consciences et la littérature. Le premier chapitre de Clavel soldat (1917) de Léon Werth est édifiant : « Puis très vite on marche… on longe la lisière d’un bois… on entend le canon… on voit des champs et des soldats, comme en manœuvres. […] C’est une bataille. Clavel entend bien le canon, mais il ne voit rien, rien… » La tranchée devient le symbole de cette impuissance. Dans La Comédie de Charleroi (1934), Drieu La Rochelle écrit : « À jamais enfoui dans la terre. Je ne connaîtrai plus le monde qu’à l’échelle du pissenlit. » Puis : « Autrefois la guerre c’était des hommes debout. La guerre aujourd’hui, ce sont toutes les postures de la honte. » La déréliction psychique et morale des combattants est aussi forte qu’est dévasté le champ de bataille.
Tous les livres de la Grande Guerre, avec en tête les plus célèbres comme Méditations dans la tranchée (1916) d’Antoine Redier, La Flamme au poing (1917) d’Henry Malherbe, La Main coupée (1946) de Blaise Cendrars, font vivre la tranchée comme un boyau organique, un labyrinthe où les héros se perdent28. Même le lyrisme qui peut encore émaner de certains esprits est méphistophélique. Le journaliste Jacques Péricard lance ainsi son appel « Debout les morts » (il en fait un livre en 1918) : « Et les morts me répondirent. Ils me dirent “nous te suivons” et leurs âmes se mêlèrent à mon âme et en firent une masse de feu, un large fleuve de métal en fusion. » Celui qui résume le mieux cette posture reste encore Louis-Ferdinand Céline, qui fait dire à Princhard dans Voyage au bout de la nuit (1932) : « Quand les grands de ce monde se mettent à vous aimer, c’est qu’ils vont vous tourner en saucisson de bataille. »
Les ouvrages qui suivront seront tous marqués par cette horreur qui a transformé le champ de bataille, rendant la « friction » clausewitzienne boucherie. De la Grande Guerre ressort l’idée que l’on est tué plus que l’on ne tue. Les écrivains qui se pencheront par la suite sur la période continueront de l’affirmer. Jean Rouaud, dans Les Champs d’honneur (prix Goncourt 1990), rappelle que « nous n’avons jamais vraiment écouté ces vieillards de vingt ans dont le témoignage nous aiderait à remonter les chemins de l’horreur ». L’homme, le combattant, est donc ressorti déshumanisé du combat, comme le narre Jean Giono dans Le Grand Troupeau (1931), comparant le peuple entier, envoyé au front, à des bêtes en partance pour l’abattoir. Seule la lucide dérision d’un Pierre Lemaître dans Au revoir là-haut (prix Goncourt 2013) permet d’en sortir, non verticalement ou horizontalement, mais par une métaphore transversale, impropre à la réalité.
N’en déplaise à Jean-Paul Sartre, qui considérait que « la littérature de la Résistance n’a pas produit grand-chose de bon », les écrivains de cette période tourmentée ont mis en scène « leur » conflit, le plaçant dans sa dimension tragique. Ils se sont aussi fondés sur le socle établi par les écrivains de la Grande Guerre. Ainsi, dans L’Armée des ombres (1943), Joseph Kessel reproduit la bataille faite de coups de main et où résister à la torture est un acte de combat. Malgré leur grandeur, ses héros disparaissent quasiment tous, du « masque » au « bison », en passant par Luc Jardie. Les Partisans de son neveu, Maurice Druon, lui sont à jamais attachés. Dans L’Espoir (1937), André Malraux avait déjà dressé quelques portraits de scènes de combat désabusées. Lors des sièges de Tolède, de Madrid ou de Malaga par les républicains, les villes sont en sang. « Le soir sans soleil couchant et sans autre vie que celle du feu, comme si Madrid eut été portée par une planète morte, faisait de cette fin de journée un retour aux éléments. Tout ce qui était humain disparaissait dans la brume de novembre crevée d’obus et roussie de flammes. »
La mise en abîme du carnage, sur tous les plans (le feu nucléaire en sus) et à une échelle planétaire, va déboucher sur le refus même de représenter la bataille. Ce sera la disparition totale du choc29 ; Le Désert des Tartares (1940) de Dino Buzzati en serait le pinacle. Le xxe siècle a produit l’idée de la bataille supprimée, qui va avec la guerre inutile ; si elle ne pouvait avoir lieu ce n’en serait que mieux, comme La Guerre de Troie n’aura pas lieu (1935) de Jean Giraudoux. Un rejet aussi présent sous la plume d’Albert Camus : dans La Peste (1947), la guerre est présente sans être abordée « de front ». Julien Gracq fait de même dans Le Rivage des Syrtes (1951). Pierre Boulle, lui, va plus loin en faisant combattre les hommes contre les animaux (La Planète des singes, 1963). Tandis qu’au travers de la science-fiction, H. G. Wells tranche le nœud gordien du problème, allant jusqu’à supprimer l’homme de sa Guerre des mondes (1898).
- Entre rejet de la bataille et fascination,
une impossible synthèse ?
La vision née de la Première Guerre mondiale se perpétue, compilant toutes les strates de l’horreur que le « second xxe siècle » a produite. En France, Alexis Jenni propose une synthèse dans L’Art français de la guerre (prix Goncourt 2011). Jonathan Littell dans Les Bienveillantes (prix Goncourt 2006) ou le prix Nobel de littérature 2014 Patrick Modiano dans Dora Bruder (1997) ne produisent guère de récits de bataille, du moins directement. Cependant, ils rendent compte d’effets militaires, ou du moins d’un aspect de la guerre et de ses ravages30. Face au catastrophisme et à la persistance des conflits, les affrontements sont aussi vus de manière elliptique. C’est une sorte de « bataille détachée » qui se déroule. Cette posture se retrouve dans Check-point (1995) de Jean-Christophe Rufin, lorsque celui-ci évoque la guerre en Bosnie vue par les humanitaires, nouveaux acteurs du conflit. S’y croisent sur les routes des camions autant de l’onu que d’ong et de militaires, quelque part entre Bihac, Gorazde ou Mostar.
Fait nouveau, les descriptions de batailles ou de chocs présentes dans la littérature ressurgissent avec plus d’éclat au cinéma. Probablement, le déclin de la lecture est-il une raison de la diffusion de ce vecteur. Parmi la myriade de films proposant des scènes de combat, et en se cantonnant aux livres de langue française, on peut citer Les Centurions (1960) de Jean Lartéguy, porté à l’écran en 1966, le puissant Capitaine Conan (1934, porté à l’écran en 1996 par Bertrand Tavernier) de Roger Vercel, La 317e section (écrit en 1960 et produit en 1963) de Pierre Schoendoerffer, Week-end à Zuydcoote (1949, 1964) de Robert Merle, Un long dimanche de fiançailles (1991, 2004) de Sébastien Japrisot. Le procédé est le même avec la bande dessinée, notamment La Bataille (1997) de Patrick Rambaud, qui restitue avec précision le déroulement de la bataille d’Essling de 1809 ou d’une façon plus imagée la Première Guerre mondiale dans les opus de Jacques Tardi, notamment Le Trou d’obus (1984).
En somme, la vision littéraire de la bataille est tiraillée entre une vision subjectivée, qui en fait une sorte de mythe, et un rejet progressif et violent. Cependant, alors que la dilution de l’expérience directe de la société avec la guerre, la mort en général, la littérature continue de produire des stéréotypes. L’apparition de nouvelles formes de la bataille, telles les actions cybernétiques ou de haute technologie, pourrait amener un renouvellement du genre. Car, in fine, la littérature du champ de bataille nous rappelle une de ses fonctions, celle d’une arme politique. « Que les armes cèdent à la toge », affirme un célèbre hémistiche de Cicéron. Même contrôlée, la représentation du combat n’est jamais neutre et toujours actuelle. Vue sous ce prisme, elle appelle probablement à de futurs débats.
1 Quintilien, Institution oratoire, 92. Il existe des exemple célèbres d’utilisation de ce procédé : Molière ouvre Tartuffe (1664) sur une dispute ; Le Mariage de Figaro (1784) ou Lorenzaccio (1834) sont deux autres exemples fameux.
2 A. Joxe, Voyage aux sources de la guerre, Paris, puf, 1991.
3 A. Jenni, « Les témoins suffisent-ils à raconter la guerre ? Roman ou littérature du témoignage », leçon au Collège de France, 25 janvier 2014.
4 Il y aurait matière à traiter des actions de guerre maritime au travers des ouvrages de Pierre Loti, plus encore d’écrivains anglais comme Cecil Scott Forester, Alexander Kent et surtout Patrick O’Brien. Ce dernier a inspiré le populaire Master and Commander (1969) avec son héros Jack Aubrey (interprété à l’affiche par Russell Crowe en 2003). Les exploits aériens sont aussi légion, comme dans Le Grand Cirque (1948) de Pierre Clostermann.
5 Cela exclut donc le témoignage journalistique, la poésie, la bande dessinée, l’histoire, la philosophie ou la psychologie.
6 L’anthropologue Claude Lévi-Strauss précise : « Un mythe est perçu comme mythe quand il l’est par tout lecteur dans le monde entier » (Anthropologie structurale, 1958).
7 « La bataille, qui jusqu’à une époque récente pouvait conduire directement au succès politique, n’est plus suffisante, ni le signe de la victoire ou de l’échec final pour les protagonistes. Sa place est réduite à celle d’une première étape, violente et brève », Forces terrestres. T. I, Gagner la bataille, conduire la paix, armée de terre, 2007. Les autres aspects en sont les nouveaux visages de la guerre, les nouveaux centres de gravité et les milieux multiples.
8 « La bataille est le lieu où se rencontrent, d’une part la dimension la plus sacrée de la politique, d’autre part la trivialité tactique ; et elle est le cadre dans lequel cette trivialité s’impose avec la plus grande évidence », C. de Lajudie, « La bataille, sujet essentiel de tactique et moyen essentiel de la politique », Revue de tactique générale n° 1/2019, Centre de doctrine et d’enseignement du commandement (cdec).
9 Ce qu’évoque Georges Duby dans Le Dimanche de Bouvines (1973). Cela est le cas de nombreuses batailles comme celles de Pharsale, du pont de Milvius ou de Tolbiac. Les tableaux de la Galerie des batailles, au château de Versailles, retranscrivent assez bien cette notion.
10 G. Haberey, « La bataille décisive, mythe ou réalité ? », Revue de tactique générale n° 1/2019, Centre de doctrine et d’enseignement du commandement (cdec).
11 La citation est de Clausewitz.
12 Peut-être pourrait-on citer les sociétés précolombiennes, encore que fauchées trop tôt et disposant de divinités martiales comme Huitzilopochtli, dieu de la guerre (qui ressemble étrangement à Gilgamesh).
13 Les sagas scandinaves, comme la saga de Sigurdr, ont inspiré Richard Wagner pour son Siegfried.
14 En ce qui concerne le « reste du monde », voir G. Chaliand, Le Temps des héros, Paris, Robert Laffont, 2014.
15 La Bible est un réservoir de héros et de combats, notamment dans les Psaumes de guerre (psaume 20, 68) ou le Psaume des batailles (79, 83).
16 J. Keegan, A History of Warfare, Londres, 1993, trad. Dagorno, 1996.
17 M. de Montaigne, Essais, 1580.
18 L. Tolstoï, Récits de Sébastopol, 1855.
19 J. Delumeau, La Peur en Occident (xvie-xviiie siècle), 1978, ou G. Le Bon, Psychologie des foules, 1895.
20 L’ouvrage, datant de la fin du xive-début du xve siècle, met en scène Arthur Pendragon affublé d’un papegai à l’épaule, oiseau quelque peu mythique, de type perroquet, prisé des seigneurs. Il évoque l’histoire des amours du preux chevalier avec sa belle aux cheveux blonds.
21 Poème tiré du recueil Idylles prussiennes, 1871.
22 F.-R. de Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, 1811.
23 On pourrait aussi citer Alfred de Vigny, Servitude et Grandeur militaires, 1835.
24 L. Tolstoï, Guerre et Paix, 1869. Les extraits suivants sont également tirés de ce roman.
25 Antoine Compagnon parle de « rupture géologique » dans ses leçons au Collège de France.
26 On peut aussi citer la vision lyrique de la guerre, dans le critique Prélude à Verdun (1938) de Jules Romains.
27 M. Genevoix, Ceux de 14, 1949.
28 Je ne cite ici que des exemples français. On trouverait d’autres cas chez l’adversaire allemand, avec autant de nuances, dans À l’ouest rien de nouveau (1929) d’Erich M. Remarque ou dans Orages d’acier (1920) d’Ernst Jünger.
29 Les militaires eux-mêmes développent alors le rejet de la bataille traditionnelle : le général Gallois évoque La Guerre de cent secondes (1985) et le commandant Brossolet parle d’un Essai sur la non-bataille (1975).
30 La démarche est assez similaire dans l’œuvre de J. M. Coetzee, prix Nobel de littérature 2003.