N°44 | La beauté

Pierre-François Mitton

Une esthétique de la guerre est-elle encore possible ?

Wilhelm Apollinaris de Kostrowitzky, dit Guillaume Apollinaire, aristocrate russe d’origine polonaise, a tenté de s’engager dans la Légion étrangère avant d’être affecté comme canonnier-conducteur au 38e régiment d’artillerie de campagne de Nîmes. Envoyé en 1915 sur le front de Champagne, il nous a légué les vers suivants :

« Ah Dieu ! que la guerre est jolie,

Avec ses chants ses longs loisirs,

Cette bague je l’ai polie,

Le vent se mêle à vos soupirs.

Adieu ! voici le boute-selle,

Il disparut dans un tournant,

Et mourut là-bas tandis qu’elle,

Riait au destin surprenant1. »

Ces rimes du poète-soldat sont aussi célèbres qu’incomprises. Le ton n’y est pas ironique : pour Apollinaire, la guerre constitue un tableau fascinant, ébranlant les sens, provoquant les émotions les plus intenses.

De son côté, Henri Barbusse affirme que « ce serait un crime de montrer les beaux côtés de la guerre, même s’il y en avait »2. Cette opposition entre deux présentations possibles du fait guerrier montre à elle seule toute la complexité existante à vouloir conjuguer guerre et esthétique : est-il possible de trouver une forme de beauté dans la guerre ? N’est-ce pas honteux ? En exposant une vision positive de la guerre, le risque n’est-il pas de justifier toutes les horreurs ? Les romanciers ou les poètes ne devraient-ils pas se contenter de rappeler uniquement la laideur du phénomène guerre ?

Ces derniers ne sont pas les seuls à se poser ces questions : le vétéran qui a connu les théâtres d’opérations, le théoricien, le stratégiste, tous croient apercevoir dans la guerre une forme de grandeur au milieu de sa difformité. Mais, face à la sensibilité contemporaine, il leur semble difficile, voire inconcevable de l’exprimer. Pourtant, n’y a-t-il pas danger à ne laisser ces sentiments contradictoires qu’aux bellicistes ou autres extrémistes ?

  • L’esthétique de la guerre

« Il y a de la beauté dans le sentiment de conquête » affirme Antoine de Saint-Exupéry3, que l’on ne peut accuser d’être un va-t-en-guerre. Quelle pourrait être la source de cette sensation contradictoire ? Il semble que la beauté de la guerre vient du fait que l’acte guerrier est un art, aux œuvres grandioses, au sein desquelles les soldats sont magnifiés.

Dans la dialectique art/science de la guerre, un argument est accepté par tous : le phénomène guerrier engendre des œuvres uniques. Si des principes semblent se dégager4, il n’y a pas de « recettes » que le chef militaire peut suivre sans réflexion préalable, quel que soit le niveau considéré, stratégique, opératif ou tactique. Chaque confrontation diffère de la précédente suivant le contexte, les protagonistes ou l’emplacement géographique de l’affrontement. La dimension esthétique jaillit de l’inspiration des commandants, de leur « génie » d’adaptation. Clausewitz parle de « cette faculté mentale que l’on nomme imagination »5 rendue possible car « la guerre n’est pas une activité de la volonté appliquée à une matière inerte, comme les arts mécaniques, ou à un sujet vivant mais passif et qui s’abandonne, comme l’esprit humain et la sensibilité humaine dans les beaux-arts ; elle s’applique à un objet vivant qui réagit ». Les chefs-d’œuvre de stratégie militaire sont pléthoriques dans l’histoire, riche de siècles d’affrontements : les batailles de Cannes (216 av. J.-C.), de Marathon (90 av. J.-C.), de Poitiers (732), de Crécy (1346), d’Austerlitz (1805) ne sont que quelques exemples dans la longue litanie des hauts faits d’armes qui suscitent l’admiration de tous.

Au milieu de ces déchaînements de violence l’homme semble comme absorbé, envoûté. Le grandiose des champs de bataille possède son esthétique propre. Comme le note le philosophe Jesse Glenn Gray : « Certaines scènes de bataille, tout comme une tempête sur l’océan, ou un coucher de soleil dans le désert, ou encore le ciel nocturne vu à travers un télescope, peuvent frapper de stupeur un individu isolé et le tenir sous leur charme6. » La littérature a souvent tenté de saisir la puissance esthétique de ces violences guerrières. Dans son roman Normance, moins connu que Voyage au bout de la nuit, Céline réussit ainsi à décrire, sur plus de cinq cents pages, le spectacle du bombardement des usines Renault observé depuis la butte Montmartre.

Confronté à la beauté paradoxale du fait guerrier, l’homme ressent « un sentiment de plénitude et de surhumain »7. Il se voit magnifié, peut-être parce que la guerre est « ce qui convient le plus à l’esprit humain »8. En partie parce que les conflits offrent la possibilité d’un dépassement de soi, d’une lutte pour une cause plus grande que sa propre personne. Hélie de Saint Marc disait simplement que « la guerre débarrasse du souci de soi ». « Le “je” se change insensiblement en “nous”. […] L’apogée de la fraternité se gagne au combat », conclut Glenn Gray9.

Mais cette esthétique de la guerre semble également conduire aux pires dérives. Dans Les Soirées de Saint-Pétersbourg, Joseph de Maistre affirme ainsi que « la guerre est d’essence divine. Elle est la saignée qui rétablit la santé du monde congestionné de mauvais désirs. Elle est encore l’exutoire par quoi se rétablit l’équilibre de la surproduction de l’espèce chez les races saines et bien portantes ». En magnifiant la guerre, le risque semble donc grand de justifier ses horreurs et ses excès.

  • La récupération maléfique de la beauté guerrière

L’esthétique de la guerre paraît donc conduire à des voies dangereuses. En effet, en proposant des représentations classiques esthétisantes de la guerre, une vision positive du fait guerrier peut être alimentée sans cesse, conduisant aux pires dérives.

L’histoire montre que l’écriture possède une part de responsabilité dans le déclenchement des conflits, notamment par l’imaginaire belliciste et les représentations positives de la guerre qu’elle contribue à perpétuer. Maurice Barrès compte sur cet héritage : « L’esprit surtout sera élargi, ennobli, soulevé. Nous aurons des livres issus des plus graves expériences humaines et des poèmes chargés des vertus des batailles. J’entrevois une haute culture virile, savante et limpide pour tous10. » Littérature et poésie travaillent donc à rappeler la beauté de la guerre, la seule à même de magnifier un peuple, et de lui rendre vitalité et unité.

La recherche de la beauté dans la guerre peut également conduire à la surenchère des sentiments guerriers et destructeurs. La bataille de Berlin à la mi-avril 1945 en témoigne, comme le souligne Jean-François Muracciole11 : face à trois cent cinquante mille hommes de l’Armée rouge, quatre-vingt-dix mille Allemands ont défendu leur capitale dans un combat « inutile militairement, mais politiquement et symboliquement décisif » pour Moscou. Les généraux du Reich voulaient déclarer Berlin ville ouverte, mais Hitler, recherchant une « fin apocalyptique et esthétique » le posant en « héros wagnérien », a imposé une dernière bataille titanesque et meurtrière. La recherche de cette fin grandiose a prolongé les malheurs du peuple allemand dans un objectif purement esthétique.

Cette recherche du beau dans le fait guerrier pourrait finalement être le principal moteur de la guerre. Le philosophe Alain, dans le troisième chapitre de Mars ou la guerre jugée, simplement intitulé « Du beau », met en évidence qu’à l’instar du Führer personne n’est protégé face à l’esthétisme guerrier : « Nul n’est à l’abri de cet enthousiasme prodigieux qui fait que l’on veut marcher sans savoir jusqu’où, à la suite d’une troupe bien disciplinée et résolue. » Cet enthousiasme ne pourrait être freiné, car « proprement esthétique », « ni fortifié ni même modifié par les pâles idées qui l’accompagnent, concernant le devoir et le sacrifice ». Il insiste : « Par ces caractères, je dis que la chose militaire est proprement esthétique. Et je remarque qu’il n’y a point d’autre art populaire en ce temps-ci, ni même d’art qui soit comparable à celui-là par la puissance et la perfection. Chacun y est pris. Chacun y sera pris. Oui les morts seront oubliés ; et les erreurs aussi ; et les mensonges ; et les froides et tristes réflexions nées de solitude. »

Il semble donc que promouvoir une esthétique de la guerre mène aux pires atrocités, aboutissant ainsi à une situation paradoxale : soit il faut nier la réalité, à savoir qu’il existe indubitablement une forme de beauté dans la guerre, pour ne pas contribuer à sa promotion, soit il faut se l’avouer et risquer ainsi d’en banaliser les horreurs. Dès lors, comment répondre au devoir de vérité qui s’impose ?

  • Quelle esthétique de la guerre aujourd’hui ?

Les dangers de la récupération maléfique de la beauté guerrière forcent soit à ne pas admettre une esthétique de la guerre, soit à justifier cette dernière. Cependant, pour dépasser cette impasse, il semble qu’il ne faille pas reconnaître une beauté de la guerre, mais une beauté dans la guerre, à la fois source d’efficacité, d’éthique et de limitation des horreurs engendrées par les conflits.

Au sein des armées, l’esthétique est gage d’efficacité, car la beauté participe à la transformation du citoyen en soldat, en permettant notamment la prise de conscience du sens profond de l’engagement. Le cérémonial militaire, avec son esthétisme propre, permet en partie cette compréhension. L’ancien chef d’état-major des armées, le général Pierre de Villiers, soutient ainsi que la prise d’armes, « manifestation de cohésion, d’esthétique, de rigueur, est un moment fort, essentiel pour les militaires, où se construisent au travers d’un cérémonial millimétré, la fraternité, le sentiment d’appartenance commune. […] Quand l’étendard défile devant les troupes ou quand La Marseillaise retentit dans la nuit, ce sont des moments indispensables pour la vraie efficacité de nos armées »12. L’efficacité découle ainsi directement de l’esthétique du fait guerrier.

De plus, la conformité au droit des conflits armés amène à l’idée d’une certaine esthétique de la guerre. « Il est […] des moments dans la vie où l’esthétique rejoint l’éthique »13, rappelle le général de Villiers. La guerre conduite dans le respect de ce droit a quelque chose d’admirable, où le soldat est transcendé et dépasse son statut de simple guerrier : « On peut discuter, autant que l’on voudra, en comparant l’homme d’État et le chef de guerre, pour savoir lequel des deux mérite, plus que l’autre, le respect ; le jugement esthétique décide en faveur du dernier. La guerre elle-même, lorsqu’elle est conduite avec ordre et respect sacré des droits civiques, a quelque chose en elle de sublime14. » Si on venait à renier cette beauté induite, on renierait également l’éthique associée, justifiant ainsi les pires exactions.

Enfin, la beauté donne du sens à la vie, du sens à l’individu et donc du sens à l’engagement militaire. Dans ses méditations sur la beauté, François Cheng complète : « Il faut racheter le monde par la beauté : beauté du geste, de l’innocence, du sacrifice, de l’idéal15. » Sans la beauté, il n’y a pas de gratuité du don au combat, pas d’héroïsme, pas de dépassement de soi. « La beauté sauvera le monde »16, car « la beauté porte à aimer » tant ses camarades que ses ennemis. Elle permet au soldat de conserver sa dignité, sa générosité et sa noblesse d’âme.

Et Apollinaire de conclure, en montrant que la beauté demeure l’accomplissement du devoir :

« C’est pourquoi faut au moins penser à la Beauté,

Seule chose ici-bas qui jamais n’est mauvaise,

Elle porte cent noms dans la langue française,

Grâce Vertu Courage Honneur et ce n’est là,

Que la même Beauté17. »

À la suite d’Alessandro Baricco, il semble possible de conclure que « dire et enseigner que la guerre est un enfer et s’arrêter là est un mensonge dangereux. Aussi atroce que cela paraisse, il est nécessaire de rappeler que la guerre est un enfer, oui : mais beau »18. Face à la sensiblerie contemporaine, il ne faut pas laisser le pouvoir grandiose d’évocation du phénomène guerrier aux extrémistes et aux bellicistes, qui semblent l’avoir confisqué. S’il faut craindre l’esthétique puissante de la guerre, il ne faut pas nier la beauté dans la guerre, source d’éthique et de sens.

De la capacité de la société contemporaine à comprendre ce constat dépendra sa capacité à lutter contre une forme de radicalité qu’embrasse une partie de la population, avide de sens et de beau dans un monde désenchanté.

1 G. Apollinaire, « L’adieu du cavalier », Calligrammes, Paris, Gallimard, 1918.

2 H. Barbusse, Le Feu, Paris, Flammarion, 1916, p. 437.

3 A. de Saint-Exupéry, Écrits de guerre. La morale de la pente, Collection, estimé à fin 1939-début 1940.

4 Voir F. Foch, Les Principes de la guerre, Paris, rééd. Economica, 2007, ou le TTA 106 qui définit les trois principes retenus par l’armée de terre : liberté d’action, concentration des efforts, économie des moyens.

5. C. von Clausewitz, De la guerre, Livre I, rééd. Rivages poche, « Petite Bibliothèque », 2006, p. 90.

6 J. Glenn Gray, Au combat. Réflexions sur les hommes à la guerre, rééd. Paris, Tallandier, « Texto », 1959, p. 77.

7 P. Teilhard de Chardin, La Nostalgie du front, 1917.

8 C. von Clausewitz, op. cit., titre du chapitre 2.

9 J. Glenn Gray, op. cit., p. 90.

10 Voir M. Barrès, L’Âme française et la guerre, 1916.

11 J.-Fr. Muracciole, Encyclopédie de la Seconde Guerre mondiale, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 2015.

12 P.  de Villiers, Qu’est-ce qu’un chef ?, Paris, Fayard, 2018.

13 Ibid.

14 E. Kant, Critique de la faculté de juger, § 28, trad. Alexis Philonenko, Paris, Vrin, 1993, p. 144.

15 F. Cheng, Cinq Méditations sur la beauté, Paris, Albin Michel, 2006.

16 P. de Villiers, op. cit..

17 G. Apollinaire, Calligrammes, Paris, Gallimard, 1918.

18 A. Baricco, postface à Homère, Iliade, Paris, Gallimard, « Folio », 2007, p. 242.

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