N°44 | La beauté

Gilles Malvaux

Réflexion sur le style

« Pétrir son esprit d’après les règles de l’ordre classique »

Charles de Gaulle

Une victoire n’est belle qu’autant qu’elle est bien représentée. Or sa première expression est son compte rendu. Le style de celui-ci est le sujet qui nous intéresse ici, car une victoire est particulièrement belle lorsqu’une certaine forme de simplicité en assure la postérité. Ainsi, la lettre du maréchal de Luxembourg adressée à Louis XIV juste après Neerwinden (29 juillet 1693) : « Sire, vos ennemis ont fait des merveilles, vos troupes encore mieux. Pour moi, Sire, je n’ai d’autre mérite que d’avoir exécuté vos ordres. Vous m’aviez dit d’attaquer une ville et de livrer une bataille ; j’ai pris l’une et gagné l’autre. » On imagine ces quelques lignes écrites au bivouac, au soir de la bataille, sur un papier froissé et maculé de poudre. Leur authenticité embellit le succès. Ces mots, où transparaît l’habileté du courtisan à autant flatter son souverain qu’à se mettre en valeur lui-même, demandent davantage d’être déclamés que lus. De la théâtralité mais point d’affectation, de la grandeur mais pas de grandiloquence : ce compte rendu est une vraie réplique de théâtre.

Outre-Manche, Churchill était friand de ce style, qui correspond assez bien au personnage et à sa prédilection pour l’understatement. La lecture de ses Mémoires de guerre laisse deviner le plaisir qu’il éprouve à faire connaître au public certains documents dont il était destinataire. Des milliers de rapports, télégrammes, mémos, câbles dont il fut destinataire, lesquels a-t-il choisis pour être cités in extenso ? Sans nul doute ceux qui susciteront le sens du beau chez le lecteur. Par exemple, un message du général Alexander, le 13 mai 1943 (les forces de l’Axe ont été anéanties en Afrique du Nord) : « Sir, it is my duty to report that the Tunisian campaign is over. All enemy resistance has ceased. We are masters of the North African shores1. » Celui-ci aurait pu être écrit par le maréchal de Luxembourg tant la ressemblance est frappante : « Sir, the orders you gave me on August [10] 1942 have been fulfilled. His Majesty’s enemies, together with their impedimenta, have been completely eliminated from Egypt, Cyrenaica, Libya, and Tripolitania. I now await your further instructions2. » Ou celui de l’amiral Cunningham à l’Amirauté, le 11 septembre 1943 (après le débarquement en Sicile) : « The Italian battle fleet now lies at anchor under the guns of the fortress of Malta3. » Quelques mots qui ont la puissance évocatrice d’un tableau que l’on se représente bien : la flotte italienne soumise, Malte définitivement à l’abri, la Grande-Bretagne maîtresse des mers. C’est le même style que celui employé par Richelieu lorsqu’il faisait parvenir à Louis XIII, après la prise de Perpignan, une dépêche avec ces seuls mots : « Sire, vos ennemis sont morts et vos armes sont dans Perpignan. »

Ce « je ne sais quoi » de simplicité puise dans le style classique. C’est celui du Grand Siècle, du classicisme incarné par Corneille, Boileau et Racine, où exprimer la grandeur revient à dire la vérité en jouant de naturel et de sincérité, où la théâtralité se manifeste avec des mots simples sentant encore la chaleur du combat. Tous ces comptes rendus pourraient être des répliques de tragédie. « Et le combat cessa faute de combattants » : n’oublions pas que le classicisme est né du théâtre, non de la littérature, et que ce théâtre était destiné à la Cour. Heureux dosage entre imperatoria brevitas et sancta simplicitas, la tournure de ces répliques est digne, leur simplicité éloquente et leur postérité assurée. Rome est leur modèle.

L’esthétique qui se dégage de ces comptes rendus de victoire se rapproche de celle d’un défilé ou d’une cérémonie militaire. La rigueur de la cadence, la précision de la mise en scène et la sobriété de l’ensemble expriment la puissance et inspirent la grandeur : l’esprit du classicisme se retrouve dans celui de l’armée. On a dit que Turenne s’était demandé un jour où Corneille avait appris l’art de la guerre. André Gide apporte une réponse quand il explique que « la perfection classique implique, non point certes une suppression de l’individu (peu s’en faut que je ne dise : au contraire), mais la soumission de l’individu, sa subordination, et celle du mot dans la phrase, de la phrase dans la page, de la page dans l’œuvre. C’est la mise en évidence d’une hiérarchie »4. N’est-ce pas la définition de l’armée ?

Mais cette hiérarchie n’est pas seulement fonctionnelle. Dans l’avant-propos de La Discorde chez l’ennemi, Charles de Gaulle rapprochait classicisme et armée grâce à l’image du jardin à la française, « où la règle imprime au jardin sa magnifique harmonie ». Jean d’Ormesson ne définissait pas autrement le classicisme, « dominé par une certaine idée de l’ordre, de la grandeur, de l’harmonie et de la nécessité de règles fixes. […] Discipline, hiérarchie et ordre sont consubstantiels au classicisme »5. N’est-ce pas la définition de la beauté militaire ?

Le style de ces comptes rendus est finalement celui d’une époque où l’Europe se nourrissait de culture classique et où la gloire comptait autant que la victoire. Churchill s’en inspire, et on aime à croire que cela l’aida à obtenir le prix Nobel de littérature. Quand il écrit « Before Alamein we never had a victory. After Alamein we never had a defeat6 », on peut se demander s’il n’avait pas lu Montesquieu : « Après l’abaissement des Carthaginois, Rome n’eut presque plus que de petites guerres et de grandes victoires, au lieu qu’auparavant elle avait eu de petites victoires et de grandes guerres7. »

Aujourd’hui, tout ceci est désuet. La manière d’écrire un compte rendu se rapproche davantage de celui de la bataille de Magenta : « Une grande victoire : cinq mille prisonniers ; quinze mille ennemis tués ou blessés ; à plus tard les détails8. » Ce style à proprement parler télégraphique trouve évidemment sa justification dans l’« infobésité » qui caractérise notre époque. Mais il est surtout celui de l’efficacité et du rendement. Pourquoi nous semble-t-il plus familier ? Parce que c’est celui d’un outil militaire et que le propre d’un outil est d’être utile. Un outil n’a pas besoin d’être beau, mais efficace. Il n’a pas besoin d’être grand, mais optimisé. L’instruction relative à la correspondance officielle au sein des armées précise ainsi que « dans un écrit professionnel, l’objectif est l’efficacité »9. Le style d’un outil militaire est celui d’un « technicien du combat », qui est « expert » dans son « spectre » ou dans son « segment » et qui d’ailleurs préfère s’exprimer en anglais car l’efficience est plus chic que l’efficacité. C’est un meilleur « vecteur de communication ».

Finalement, la différence d’esthétique entre ces deux styles est la même que celle entre une plume et un clavier azerty. La plume est un objet symbolique dont l’esthétique est puissante, même à la guerre. Au sens propre, et de manière assez universelle, c’était un attribut de chef sur le champ de bataille. Au sens figuré, elle représente encore aujourd’hui les belles lettres. Son héritage demeure : on dit d’un texte bien écrit qu’il est d’une « belle plume », tous les grands chefs ont leur « plume »…. Et Boileau reste encore cité dans l’instruction sur la correspondance. La plume rend belle l’action militaire car elle la transcende. Elle voit une épée au lieu d’un « outil producteur d’effets ». Imagine-t-on le général de Gaulle s’exclamer : « Qu’il est court, l’outil militaire de la France ! » ? Et c’est bien une plume qui figure sur la couverture de la présente revue, pas un clavier azerty.

1 « Monsieur, j’ai le devoir de vous rendre compte que la campagne tunisienne est terminée. Toute résistance ennemie a cessé. Nous sommes maîtres des rives de l’Afrique du Nord. »

2 « Monsieur, les ordres que vous m’avez donnés le 10 août 1942 ont été exécutés. Les ennemis de Sa Majesté, avec leur matériel, ont été complètement éliminés d’Égypte, de Cyrénaïque, de Libye et de Tripolitaine. J’attends maintenant de nouvelles instructions. »

3 « La flotte italienne est maintenant à l’ancre sous les canons de la forteresse de Malte. »

4 Revue critique des idées et des livres, tome XXXI n° 182, 10 février 1921, p. 366.

5 J. d’Ormesson, Une autre histoire de la littérature française, tome I, Paris, Gallimard, « Folio », 2005, pp. 47 et 55.

6 « Avant Alamein, nous n’eûmes jamais de victoire. Après Alamein, nous n’eûmes jamais de défaite. »

7 Grandeur et décadence des Romains.

8 Dépêche de Napoléon III à Eugénie. Mémoires du comte Horace de Viel Castel, tome V, Paris, 1884, p. 63.

9 Instruction n° 11766/def/ema du 26 octobre 2012 relative à la correspondance officielle au sein des armées.

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