N°44 | La beauté

Jean-Yves Jouannais

Encyclopédie des guerres : la « beauté »

Ce qui s’intitule L’Encyclopédie des guerres, c’est d’abord une collection : je cherche, trouve, copie et classe des citations. Ensuite, j’ai trouvé le moyen de faire vivre et de partager cette collecte sous la forme d’un cycle de conférences au Centre Pompidou. Un jeudi par mois, depuis septembre 2008, je lis et commente en public les entrées de cette encyclopédie en expansion constante. Je l’envisage comme une entreprise littéraire, laquelle, n’ayant aucune destinée éditoriale, aurait l’ambition de s’inscrire – même si le terme semble ici paradoxal – dans la mémoire de ses spectateurs, réguliers ou occasionnels, à la manière d’un musée imaginaire.

Mais mon premier travail est de lire des « livres de guerre », d’y prélever des citations, qui vont venir nourrir des entrées existantes ou en créer de nouvelles. Il en existe aujourd’hui mille deux cent vingt-quatre. La première étant « Abattre (mort) », la dernière « Zouave », en passant par « Abracadabra », « Boum », « Camping », « Hydrographie », « Langueur (monotone) », « Mignardise », « Mouche (faire) », « Pâtisserie », « Silence (réduire au) », « Triperie », « Ultima (Ratio) », « Vadrouille (la très grande) », « Ypres »… Je recherche également tous types d’images, extraits de films, documents d’archives ou œuvres de fiction, afin d’y prélever des séquences qui vont venir « commenter » à leur manière les entrées. Et ce sont ces entrées que je déroule sur scène, l’une après l’autre, classées par ordre alphabétique. Tandis que s’achève la dixième saison au Centre Pompidou, j’en suis à la lettre N. Ce qui me fait penser, ou calculer, que j’en ai encore pour environ une douzaine d’années avant d’atteindre le terme du projet.

Donc, pour résumer – ce que je trouve, entre nous, compliqué ; on ne demande pas à un équilibriste de décrire ce qu’il fait sur son fil, soit on va au cirque, soit on n’y va pas –, je lis mes entrées constituées de citations, je montre des images, animées ou non, je les commente ou non. Et à partir de là, je me lance, ou non, dans de bizarres tentatives de gloses improvisées. Cela commence alors à dériver, pour le meilleur ou pour le pire. Cela ressemble, me dit-on, à quelqu’un qui réfléchirait en direct, ou qui parlerait en dormant, livrant le mécanisme de sa pensée, le fil plus ou moins souple de ses associations d’idées. C’est parfois payant en termes de sens ou de poésie, d’intensité et d’émotion, et parfois cela ne produit rien que de l’ennui. Alors je passe à l’entrée suivante sans demander mon reste.

Au moyen de L’Encyclopédie des guerres, je tente de répondre à la question de mon intérêt pour le phénomène guerrier. De fait, je n’ai jamais accepté l’idée que le sujet de la guerre m’intéresse. En quoi cela pourrait-il mériter le moindre intérêt ? Le bon et naïf Pierre, comte Bezoukhov, désirant si ardemment assister à la bataille de Borodino, s’empêtre également dans cette difficile définition du type de curiosité éprouvée pour les faits de la guerre : « Je suis venu… comme ça… vous savez… je suis venu… cela m’intéresse, dit Pierre qui avait déjà répété tant de fois toute la journée ce mot dénué de sens “cela m’intéresse”. » L’épigraphe choisie par Malaparte en exergue de son roman La Peau est une phrase de Paul Valéry : « Ce qui m’intéresse n’est pas toujours ce qui m’importe. »

Tout est évidence au fil de cette formule. À ceci près qu’elle se trouve être plus convaincante un peu au-delà de sa logique relativiste, lorsqu’elle tend à signifier que rien ne nous importe de ce qui nous intéresse. De fait, ce qui nous intéresse n’est jamais important. Et puis, en termes de finance, l’intérêt est la rémunération offerte en retour d’un prêt d’argent. Cela sonne comme « avoir des intérêts dans quelque chose ». On attend un retour sur investissement. Comme s’il devait y avoir un intéressement au fait de s’intéresser, un calcul à plus ou moins long terme qui corrompt ce que l’on entend par curiosité.

Je me découvrais effectivement écœuré par cette insipide antienne culturelle de l’intérêt que l’on serait censé porter à tout, aux choses, aux œuvres, aux artistes, aux sujets… Parce qu’on est tous susceptibles d’être « intéressés par » et que cette propension n’a d’autre horizon que la survie en apnée de nos derniers alibis intellectuels, toute cette petite curiosité mécanique devrait être rejetée. La faculté d’agression et d’énervement serait seule à même de signaler l’expérience artistique quand l’intérêt n’est que le terme, ambigu de surcroît quant à l’usure, dénotant le placebo des cataplasmes culturels. C’est selon ce prisme que devraient être appréhendées les constructions de l’esprit et les manifestations de l’art.

C’est ainsi que je compris n’avoir jamais été intéressé par la guerre, mais irrité, agressé, énervé, obsédé par elle, oui, jusqu’à l’indigestion, la maladie. Ce qui est passionnant, quand ça passionne, c’est que l’adhésion s’avère impensable, que tout est dans le heurt, le malentendu, l’empêchement, que tout concourt à interdire la pornographie des intuitions partagées, le kitsch du confort culturel.

Quant à la périlleuse question de la beauté à la guerre, ou de la guerre, je me propose de vous livrer, sans autre mode d’emploi que votre sensibilité, voire votre humour, l’entrée éponyme de L’Encyclopédie des guerres.

Beauté

Beau

  1. « Tu as vu les lance-flammes ? C’est assez beau, mais ça ne fait pas une lumière gaie. »

    Roger Nimier, Le Hussard bleu, Paris, Livre de poche, 1950, p. 164.

  2. « L’aspect de ce défilé, qui avait lieu à la lueur et au bruit des canons, était un spectacle magnifique. Braves cuirassiers ! Il me semble vous voir encore, l’arme haute et courant au combat ! Comme vous étiez beaux ! »

    Mameluck Ali, Souvenirs sur l’empereur Napoléon, Paris, Arléa, 2000, p. 110.

  3. « C’était un beau spectacle la nuit : des pots-à-feu illuminaient les ouvrages de la place, couverts de soldats ; des lueurs subites frappaient les nuages ou le zénith bleu lorsqu’on mettait le feu aux canons, et les bombes, se croisant en l’air, décrivaient une parabole de lumière. »

    François-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe,
    partie 1, Livre 9, chapitre 12, Paris, Garnier, 1861, p. 256.

  4. « Nous réussîmes à atteindre, avec quelques véhicules et quelques pièces antichars, une hauteur située à environ quinze kilomètres au nord de Bir el-Harmat, d’où l’on apercevait l’Afrika Korps. De cette éminence, se découvrait une image typique de la guerre au désert. Des nuages noirs roulaient dans le ciel, donnant au paysage une étrange et sinistre beauté. »

    Erwin Rommel, La Guerre sans haine, Carnets, Paris, Nouveau Monde, 2010, p. 213.

  5. « Quand Cléarque eut rangé l’armée de manière que la phalange bien serrée offrît de tous les côtés un beau coup d’œil et qu’on ne vît pas un homme hors de l’alignement, il manda les messagers et il s’avança lui-même à leur rencontre avec les mieux armés et les plus beaux de ses hommes et il pria les autres généraux d’en faire autant. »

    Xénophon, L’Anabase, Livre 2, chapitre 3, traduction Pierre Chambry,
    Paris, GF-Flammarion, 1996, p. 68.

  6. « Saint-Arnaud alla s’accouder au bastingage et, longuement, contempla les flottes en marche. Qu’elle était belle, cette armada de trois cents bâtiments, échelonnée en un ordre parfait sur plusieurs lieues carrées de mer, et glissant avec une sereine puissance vers la presqu’île à conquérir. »

    Maurice Garçot, Sébastopol, chapitre 1, Paris, Berger-Levrault, 1955, pp. 39-40.

  7. « Le jour était clair, le soleil éclatant. Belles sont les armées, puissants les corps de bataille. »

    La Chanson de Roland, chapitre CCXL, d’après le manuscrit d’Oxford,
    par Joseph Bédier, Paris, Édition H. Piazza, 1921, p. 106.

  8. « Eurypyle insulte Nérée à son trépas : “Gis maintenant dans la poussière ; ta beauté ne t’a pas servi comme tu l’aurais voulu. Je t’ai privé de la vie, malgré ton désir d’échapper. Insensé ! Tu n’as pas compris que tu affrontais un guerrier qui vaut mieux que toi. La beauté n’égale pas la force dans les combats”. »

    Quintus de Smyrne, La Fin de l’Iliade, ou Guerre de Troie, depuis la mort d’Hector jusqu’à la ruine de cette ville, Chant VI, « Eurypyle », trad. E. A. Berthault, Paris, Hachette, 1884.

  9. « Les ordres sont si bien donnés et exécutés que toutes les colonnes débouchent vers les huit heures du matin. Au même instant les têtes desdites colonnes, arrivées à un certain point de cette plaine, y font halte et de suite l’armée se forme en bataille sur deux lignes, ce qui s’exécute dans l’ordre le plus exact. Ce déploiement fut un des plus beaux qu’on eût vus jusqu’alors. »

    Jacques de Mercoyrol de Beaulieu, Campagnes, 1743-1763,
    Éditions H. Laurens, 1915, p. 57.

  10. « Ah ! Que la baïonnette et que la carabine sont belles dans ce champ où rougit la chaumine ! »

    Edgar Quinet, Napoléon, « Austerlitz », Paris, Éditions Pagnerre, 1857, p. 231.

  11. « Ç’a été la plus belle bataille que j’ai jamais vue, disait-il. Par ma foi, ç’a été splendide ! La beauté et la splendeur étaient attestées par une rangée de morts, disposés en bon ordre, et une rangée de blessés, placés avec beaucoup plus de fantaisie, agités, demi-nus, mais élégamment parés de plusieurs pansements. »

    Ambrose Bierce, « Combat d’avant-postes », Morts violentes,
    Paris, Grasset, « Les Cahiers rouges », 1957, p. 167.

Beau (merveilleusement)

  1. « Les morts paraissaient merveilleusement beaux. La nuit brillait paisiblement sur eux, leur donnant la douceur du nouvel ivoire. Les Turcs avaient la peau blanche là où ils avaient été vêtus, beaucoup plus blanche que les Arabes ; et ces soldats étaient très jeunes. Ils étaient léchés de près par la sombre armoise, maintenant lourde de rosée, où la pointe des rayons de lune scintillait comme de l’écume marine. »

    Thomas Edward Lawrence, Les Sept Piliers de la sagesse, Livre IV, chapitre LIV,
    traduction Julien Deleuze, Paris, Gallimard, « Folio », 1992, p. 436.

Beau (très)

  1. « Le commandant d’un char lourd Krivorotov Mikhaïl Pavlovitch, vingt-deux ans (un gars énorme, avec des yeux bleu foncé). Il travaillait comme conducteur de moissonneuse-batteuse dans un sovkhoze en Bachkirie depuis l’âge de vingt ans. En décembre 1940, il est allé à l’armée. “Je n’avais jamais vu de tanks de ma vie, dès le premier coup d’œil ils m’ont beaucoup plu, j’en suis tombé follement amoureux. Un tank, c’est vraiment très beau”. »

    Vassili Grossman, Carnets de guerre. De Moscou à Berlin, 1941-1945,
    textes choisis et présentés par Antony Beevor et Luba Vinogradova,
    Paris, Calmann-Lévy, 2007, pp. 125-126.

  2. « Le roi de France avait mis à son armée et à sa guerre si bonne ordonnance en ses gens d’armes, que c’était une très belle chose. »

    Gilles Le Bouvier, dit le Héraut Berry, Les Chroniques du roi Charles VII,
    Paris, Klincksieck, 1979, p. 234.

  3. « Mon régiment a passé aujourd’hui devant le Roy qui l’a trouvé très beau, et a dit qu’il l’était autant que le sien des gardes. »

    Vicomte de Turenne à sa mère, Lyon, 1er septembre 1630,
    cité dans Jean Béranger, Turenne, Paris, Fayard, 1987, p. 79.

Brillant

  1. « Le combat fut des plus brillants. »

    Jean-Christophe Petitfils, Le Véritable d’Artagnan,
    chapitre XX, Paris, Tallandier, « Texto », 2002, p. 221.

Délectable

  1. « L’éclat des armures réverbérant la splendeur du soleil, il semblait que fût doublée la clarté du jour. Les bannières déployées aux vents et disposées à leur souffle présentaient aux yeux un spectacle délectable. »

    Bouvines, Relation de Marchiennes, Monumenta Germaniae Historica, XXVI, cité dans Georges Duby, Le Dimanche de Bouvines. 27 juillet 1214, Paris, Gallimard, « Folio », 1973, p. 315.

Joliesse

  1. « Ce qu’est joli surtout ce sont les explosions, les mines qui viennent s’écraser là en géantes fleurs vertes… rouges et bleues… contre les pierres des deux remparts de chaque côté… à éclore du haut en bas et à travers le canal… rouges bleues vertes… »

    Louis-Ferdinand Céline, Rigodon, Paris, Gallimard, « Folio », 1969, p. 249.

  2. « Notre artillerie ne peut tirer sur l’entrée de ce tunnel placé en contre-pente, mais elle exécute dans l’après-midi un très joli tir sur les casernes. Flammes et fumées se détachent sur le fond bleu marine de la falaise boisée. »

    Pierre Lyautey, Carnets d’un goumier. Campagne d’Allemagne 1945,
    chapitre 11, Paris, Éditions René Julliard, 1945, p. 133.

Magnifique

  1. « Dès l’aube suivante, le 27 mai 1942, un bruit de bataille lointaine monte du Sud ; l’horizon est plein de fumée, gonflé d’une intense canonnade : c’est une division hindoue qui se fait magnifiquement massacrer. »

    Jean D’Esme, Leclerc, Paris, Hachette, 1949, p. 95.

  2. « Bientôt la colonne tout entière, dont le camp dessine un vaste croissant, ouvre le feu – et c’est un spectacle superbe que les éclairs de milliers et de milliers de décharges. L’artillerie, à son tour, entre en action ; les obus éclatent en gerbes lumineuses sur le flanc de la montagne. C’était magnifique ! Pourquoi la guerre n’est-elle pas toujours ainsi ! »

    Bennett J. Doty, La Légion des damnés, traduction M. Prevost, Paris, Stock, 1930, p. 135.

  3. « Ce magnifique sacrifice de la compagnie anglaise du régiment de Kent constitue un des plus beaux faits d’armes de la guerre. »

    Général Mordacq, Le Drame de l’Yser, surprise des gaz (avril 1915),
    chapitre 5, Paris, Éditions des portiques, 1933, p. 125.

  4. « Dès le 16 novembre, le 8e zouaves, engagé au nord de Boesingue, reprend dans un geste magnifique le Bois Triangulaire (bataillon Randier). »

    Pages de gloire de la Division marocaine, 1914-1918, Paris, Éditions Chapelot, 1919, p. 19.

  5. « Le 8 messidor (26 juin), un peu avant l’aurore, nous nous réveillons aux sons de la diane et prenons rapidement les armes. Les premières lueurs du jour éclairent notre armée rangée en bataille. L’aspect de nos bataillons et escadrons est magnifique, avec les figures pâles et hâlées de nos soldats, empreintes d’une fierté menaçante, leurs vêtements déguenillés, leurs chapeaux déformés. »

    Dick de Lonlay, Nos gloires militaires, Tours, Éditions A. Mame et fils, 1901, p. 40.

  6. « Jean était à la tête de la grande cohue féodale du ban et de l’arrière-ban, qui faisait bien cinquante mille hommes. Il y avait les quatre fils de Jean, vingt-six ducs ou comtes, cent quarante seigneurs bannerets avec leurs bannières déployées ; magnifique coup d’œil, mais l’armée n’en valait pas mieux. »

    Jules Michelet, Histoire de France, volume III, Livre 6, chapitre 2,
    Paris, Éditions des Équateurs, 2008, p. 244.

Superbe

  1. « C’est alors qu’apparut, tout hérissé de flèches,
    Rouge du flux vermeil de ses blessures fraîches,
    Sous la pourpre flottante et l’airain rutilant,

    Au fracas des buccins qui sonnaient leur fanfare,
    Superbe, maîtrisant son cheval qui s’effare,
    Sur le ciel enflammé, l’Imperator sanglant. »

    José-Maria de Heredia, Les Trophées, Paris, Éditeur F. Ferroud, 1914, p. 86.

  2. « En mai, le 3e bis de marche de zouaves combat à l’ouest de Reims, à Hermonville et à Villers-Franqueux, à la cote 248. Il est cité pour la deuxième fois à l’ordre de l’armée : “Régiment superbe de fougue et d’allure”. »

    Lieutenant-colonel Louis Garros, Historama,
    hors-série n° 10, « Les Africains 1830-1960 », p. 70.

  3. « On ne pouvait pas rappeler Brayle qui galopait, tranquille, parallèlement à l’ennemi, à moins de deux cents mètres de ses lignes. Il était superbe à voir ! Un coup de vent ou une balle ayant fait tomber son chapeau, ses longs cheveux blonds se dressaient et retombaient au rythme de la course de son cheval. »

    Ambrose Bierce, « Tué à Resaca », Morts violentes,
    Paris, Grasset, « Les Cahiers rouges », 1957, p. 94.

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