N°44 | La beauté

Arnaud Briganti

Même en opération !

République centrafricaine, 2013

« Nous le devons à la guerre, ce besoin de plonger les moindres fibres de notre être dans la vie pour l’appréhender dans sa splendeur intégrale. Pour cela, il faut connaître la pourriture, car seul qui connaît la nuit peut apprécier la lumière1. »

Ernst Jünger soulignait déjà comme expérience intérieure le contraste inhérent à la guerre, entre la pourriture et la vie. Pour ce combattant de la Grande Guerre, une odeur de linge propre, un décor élégant, rappelaient que la vie existait loin de la violence des combats et du climat de mort qui y régnait. Cette expérience paradoxale de la douceur et de la beauté renvoie le soldat à son humanité, et lui permet de se plonger profondément dans la vie. Un premier pas sur le chemin de la beauté.

L’opération Sangaris, intervention récente de l’armée française en République centrafricaine, illustre ce contraste entre la noirceur de la violence et les signes encore perceptibles d’une beauté fragile. Étrange association entre un pays connu au pire moment de son déchirement interne et les images d’une beauté porteuses d’espoir. Pourtant, la perception de la beauté, dans un pays livré à ce que l’humanité a de pire en elle-même, permet au soldat de prendre du recul vis-à-vis de la mort qui l’entoure. Lien ténu mais essentiel pour garder confiance en la vie. Un regard, un paysage ou un geste peuvent marquer profondément les esprits et redonner de l’espoir alors que les circonstances de la guerre l’interdisent. En outre, toutes les perceptions sont plus intenses : les couleurs, les sons, les odeurs…

Même dans la laideur et la folie du moment, quelles que soient les circonstances de la guerre, le soldat ne reste pas insensible à l’expérience de la beauté lorsqu’il la croise. Et elle lui laisse une empreinte indélébile, qu’il en ait conscience ou non.

  • Voir

Voir la misère humaine. Décembre 2013, M’Poko. Le paysage qui s’offre au soldat à peine débarqué de l’avion est sordide. Toute la nuit a été consacrée à la relève de la garde sur l’aérodrome de Bangui ; le matériel n’est pas encore complètement arrivé. Depuis les postes de combat, on peut observer le camp de réfugiés et sa misère extrême aux portes de la base. La proximité avec le camp français paraît choquante. L’exiguïté des lieux rend impossible la mise à distance physique de ces milliers de personnes. La surveillance quotidienne pourrait faire croire que le regard s’habitue au fur et à mesure des semaines mais la gêne face à cette situation reste présente.

  • Toucher

Premier contact avec la violence. Les premières patrouilles à pied aux sorties de l’aéroport sont lancées. La ville porte les traces des tensions au sein d’une population habitée par le sentiment de vengeance entre les différents quartiers. Mes soldats interviennent pour stopper les pillages, les exactions et tentent de maintenir le niveau de violence au plus bas. Un soir, de retour vers le camp, la nuit est tombée depuis plusieurs heures quand une silhouette étendue au bord de la route attire nos regards. Alors que je retourne le corps, ma main s’engouffre dans une plaie béante, stigmate des affrontements de l’après-midi – les échoppes du quartier ont été prises d’assaut par des pillards armés de machettes à la recherche de nourriture ; un commerçant a tenté de les arrêter en ouvrant le feu et a abattu l’homme qui gît désormais sur le sol.

À présent déployé en ville, mes soldats, harassés par la température et la marche, peuvent souffler à la belle étoile, aux sons des lointains claquements de balles et des déflagrations inconnues qui peuplent la nuit. Depuis les ruines des bâtiments qui nous abritent, la lueur des affrontements offre une vision en ombre chinoise de la poursuite des violences de la journée.

  • Entendre

La colère gronde. La violence de la foule use durant des heures nôtre patience. Devant nous, un premier rideau de manifestants, des adolescents ou de jeunes adultes, téléphone au poing, filmant nos réactions. Un peu plus loin, un magasin de meubles a été pillé dans le but d’alimenter les barricades élevées pour isoler ma compagnie qui fait face. La hauteur du bûcher dépasse maintenant les poteaux électriques. La fatigue se fait sentir. La chaleur des flammes et la fumée des pneus attaquent les corps et les esprits. L’un de nous fait un malaise après plusieurs heures sur sa position. Des armes de petits calibres circulent parmi les manifestants. La foule est alcoolisée et survoltée – un manifestant brandit son coupe-coupe devant la bouche du canon d’un véhicule blindé. J’ai conscience que la situation peut à tout moment dégénérer.

  • Ressentir

Ressentir la mort. Le soldat est alors confronté à une réflexion sur la vie et la mort qui diffère de celle qu’il peut mener lorsqu’il est dans son pays. Là, un cadavre peut rester plusieurs jours à la vue de tous, abandonné. Personne n’ira le déplacer. L’odeur de la mort ne dérange plus personne. Un jeune homme a été battu alors qu’il essayait de retourner dans sa maison. Notre regard se porte vers son corps sans vie, lapidé en pleine rue. Il aura traversé le mauvais quartier au mauvais moment. Le soldat, dans son rôle impassible, ne peut rester indifférent à la passion meurtrière.

  • Percevoir

Percevoir la beauté. Mais la lumière finit toujours par chasser la nuit. Il ne faut désespérer. Même le malheur cesse un jour. On peut aussi chercher, sur les traces de Camus, à découvrir en soi un invincible été, au milieu de l’hiver2. Le soldat peut trouver cette énergie en son for intérieur. Il peut aussi puiser dans les parcelles de beauté qu’il croisera malgré tout, comme ces retrouvailles entre un père et son fils.

Il fait nuit à Yaloké, village traversé par un long convoi composé de familles fuyant les incidents incessants entre communautés. Un compte rendu à la radio vient rompre l’atmosphère d’une soirée étonnement paisible. Le convoi s’est arrêté devant le corps d’une jeune fille allongée et immobile. Inanimée, elle tient dans ses bras un enfant en bas âge. Le médecin du détachement français estime qu’il ne lui reste plus que quelques heures à vivre. L’enfant, lui, est indemne. Tous deux sont transportés jusqu’au dispensaire non loin de là. Bien que le sort de la jeune femme soit scellé, le permanent de garde refuse d’accueillir l’enfant, d’un air gêné. Les soldats, incrédules et révoltés, comprennent alors.

L’arrivée du véhicule militaire a réveillé une partie des réfugiés. La curiosité crée un attroupement de femmes. L’une des « mamans » reconnaît l’ethnie de l’enfant et hurle « c’est un terroriste, il faut le tuer », accompagnant ses paroles d’un geste explicite. Autour d’elle, parmi les autres chrétiens du village ayant dû fuir les violences, la tension monte très rapidement. Mes soldats font barrage de leurs corps pour protéger l’enfant. Je décide de l’exfiltrer rapidement en direction du « quartier musulman » pour le confier à mon contact, une autorité religieuse, qui se porte garant de sa sécurité. Nous apprendrons quelques heures plus tard que le père de l’enfant a été retrouvé : il a récupéré un fils, mais a perdu une fille, morte en protégeant son jeune frère lors de leur chute du véhicule censé les amener en lieu sûr, cette jeune femme mourante recueillie par la patrouille.

  • Victoire de la vie

Une victoire de la vie malgré tout. Le soldat fait face à l’irrationalité de cette violence qu’il parvient difficilement à mettre à distance, d’autant plus dans ces situations où les codes de sa société d’origine sont absents. Une femme s’occupant en journée de son nouveau-né, incarnation de douceur et de tendresse, pourra le soir arborer un tout autre visage. Au moment où l’enfant s’est retrouvé en danger, les soldats ont agi par réflexe, guidés par leur instinct. Je n’ai pas eu besoin de lancer un seul ordre. Par leur geste déterminé, toujours proportionné et expression de leur force, ils ont extrait cet enfant de l’arbitraire qui le menaçait. Interlude lumineux, affirmation de la victoire de la vie après plusieurs mois au contact de la mort.

  • Retour à la noirceur

Sangaris a été, à certains égards, une mission plus difficile que celle menée en Afghanistan où deux camps identifiables s’opposaient. Le soldat savait à quoi s’en tenir. En Centrafrique, il se retrouve plongé dans un bain de violence touchant de manière indifférenciée la population. Si le déchainement de haine n’est pas dirigé contre lui, le contrôle de foule impose de se rapprocher de la violence. Cette mission aura laissé assurément des traces chez nombre d’entre nous. Ces traces seront d’autant plus douloureuses que l’opération n’aura pas été comprise dans les médias3. Pour autant, le contrôle permanent dans l’usage de la force prouve que notre détermination et notre conviction n’auront pas été atteintes.

Quelques semaines après son retour de mission, je m’arrête devant la vitrine d’un kiosque parisien où la couverture d’un journal satirique montre l’adjudant Kronenbourg faisant sécher des préservatifs sur un fil à linge devant des enfants centrafricains. Je me remémore alors les mots du commandant de l’opération avant mon retour en France, soulignant l’utilité de notre action et son efficacité. La beauté était présente dans l’action des soldats français en Centrafrique, si ce n’est dans leur geste, dans la fidélité à leurs principes.

1 E. Jünger, Le Combat comme expérience intérieure, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 2008.

2 A. Camus, L’Étranger, Paris, Gallimard, 1942.

3 B. Chéron, « La médiatisation de la violence totale en Centrafrique : récit par les images, récit par les mots », Inflexions n° 31, 2016, pp. 55-63.

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