Inflexions : Le 25 novembre 2011, Arte diffuse Le Piège afghan. Comment et pourquoi êtes-vous arrivée à la coécriture de ce téléfilm ?
Pauline Rocafull : Avec Didier Lacoste, mon coscénariste, et le producteur Quentin Raspail, nous venions de terminer Une femme à abattre, un téléfilm pour Arte qui portait sur l’assassinat de la journaliste russe Anna Politkovskaïa. C’était notre premier téléfilm engagé, avec un point de vue sur le monde et une certaine prise de risque dans l’écriture, au sens propre. Pour être le plus réaliste possible, nous étions en effet allés en Russie rencontrer les journalistes de Novaïa Gazetta, la rédaction d’Anna, et notamment ceux qui menaient l’enquête sur sa mort. Une fois ce film terminé, nous avons tous trois souhaité renouveler l’expérience et nous nous sommes mis à la recherche d’un nouveau sujet aussi fort. Rapidement, l’envie d’écrire sur l’engagement des troupes françaises en Afghanistan s’est imposée comme une évidence. Avec l’embuscade d’Uzbeen, nous venions de réaliser, comme des millions de Français, que la France était en guerre et que certains de nos jeunes compatriotes avaient accepté l’idée de mourir pour la patrie. La France entière a alors commencé à s’intéresser aux questions militaires, au sort de ses soldats. Ce décalage complet entre le vécu de ces derniers et la représentation que s’en faisait la majorité des Français nous a interrogés. Au même titre que les journalistes, nous avons eu la conviction qu’il fallait parler de cette réalité, et en particulier de ce conflit qui racontait tant de choses sur la géopolitique et la place de la France sur la scène internationale. Restait à trouver l’angle qui nous permettrait d’être dans la fiction sans pour autant perdre notre envie d’être, tels des documentaristes ou des journalistes, au plus proche de la vérité. C’est Quentin Raspail qui a eu l’idée du point de départ : une jeune femme retrouve en Afghanistan un Afghan et sa sœur qu’elle a bien connus lorsqu’elle était enfant. Aujourd’hui, tout les sépare : elle est médecin militaire engagée dans les troupes françaises, lui est chef pachtoune aux côtés des taliban.
Inflexions : Quelle a été la nature de vos relations avec les armées pour l’écriture et pour le tournage de ce film ?
Pauline Rocafull : D’emblée il était clair pour tout le monde que ce film ne pourrait pas se faire sans l’aide de l’armée. Nous devions avoir cette assurance avant même de nous lancer dans l’écriture du scénario. En effet, écrire un film qui se passe en Afghanistan sans être sûr de bénéficier de la collaboration de l’armée pour des conseils techniques, la mise à disposition de lieux et de matériels de tournage aurait été vain. Par ailleurs, hormis peut-être le système de valeurs, nous ne connaissions rien à cet univers. Il nous fallait absolument apprendre, lire, mais aussi et surtout enquêter. C’est donc très naturellement que nous nous sommes tournés vers le bureau d’accueil des tournages du ministère de la Défense. Les premiers contacts n’ont pas été simples. Tout d’abord parce qu’à ce stade nous n’avions qu’une intention de film et pas de scénario déjà écrit. Or ce bureau a pour habitude d’intervenir une fois que le scénario part en production. Son rôle est surtout de conseiller le réalisateur, et de négocier avec le producteur la mise à disposition de matériel militaire et de lieux de tournage. Autre difficulté : nous souhaitions faire un film sur une guerre en cours. À cette époque, on ne comptait que quelques rares films militaires français, qui plus est souvent historiques. Le dernier, Les Chevaliers du ciel, avait laissé un goût amer à l’armée qui avait beaucoup misé sur lui. En effet, la réception par le public et les critiques n’ont pas du tout été à la hauteur de ses attentes. Enfin, le climat était à une grande défiance de la part des médias et des Français vis-à-vis des autorités militaires. L’embuscade meurtrière d’Uzbeen avait eu lieu quelques mois plus tôt et l’armée devait répondre aux attaques quant à la formation des jeunes envoyés sur le terrain. Il a donc fallu convaincre, et surtout rassurer, en mettant en avant les spécificités de notre travail : nous ne sommes pas des journalistes, mais des raconteurs d’histoires ; le film sera diffusé a minima dans un an ; les personnages, bien qu’inspirés de la réalité, n’existent pas dans la « vraie vie » ; ce sera une façon de montrer la réalité du terrain…
Une fois ce passage obligé passé, nous avons commencé à travailler sur l’histoire. Nous avons rencontré des médecins militaires femmes pour nous aider à caractériser notre personnage principal (joué par Marie-Josée Croze), nous avons pu nous rendre sur la base militaire de Canjuers (Draguignan), où les troupes s’entraînent avant de partir en Afghanistan, Didier Lacoste et Quentin Raspail se sont même rendus en Afghanistan dans la fob de Tora ! Au final, une grande partie du tournage a eu lieu à Canjuers ; le film a ainsi pu bénéficier de figurants qui sont de vrais soldats, de la présence à l’image de matériel militaire, y compris d’hélicoptères Tigre. On ne le savait pas à ce moment-là, mais nous étions en train d’expérimenter ce qu’allait être la Mission cinéma de la Délégation à l’information et à la communication de la Défense (dicod) : un accompagnement d’un projet de fiction, de l’écriture jusqu’au tournage. Ce n’est pas un hasard si notre principal interlocuteur de l’époque était Mickaël Molinié, celui-là même qui pilote aujourd’hui cette mission. Il a joué un rôle clef dans notre relation avec l’armée. C’est lui qui nous a ouvert les portes de la Grande Muette. Son modèle, sans surprise, était l’armée américaine et sa capacité à s’emparer du cinéma comme d’un outil de communication à part entière : « Si on était organisé comme les Américains, avec un vrai service dédié, il y aurait beaucoup plus de films sur l’armée ! »
Inflexions : Que vouliez-vous raconter ?
Pauline Rocafull : Le but premier était de parler de la guerre aujourd’hui. Qu’est-ce que faire la guerre ? Quel est le but de la présence de la France en Afghanistan ? Quelle y est sa place ? On voulait mettre les pieds dans le plat, dire les choses, et les incarner afin d’amener le plus de monde possible à s’y intéresser. Les articles de journaux ou les reportages ne sont parfois pas suffisants pour appréhender une réalité. Ils ont souvent une approche politique, polémique ou tout simplement macro. Nous, nous voulions parler des gens qui étaient impliqués : les militaires français et les Afghans. Notre intention est clairement montrée dès le début du film avec cette femme afghane qui vient accoucher dans la fob. Elle sait qu’elle peut y bénéficier d’un encadrement médical afin de mettre au monde son enfant en toute sécurité. Or, pour les militaires français, elle peut être une menace : est-elle vraiment enceinte ? Est-elle une simple civile ou est-elle engagée du côté des taliban ? Et en même temps, c’est de la responsabilité de nos forces armées de lui venir en aide. Notre but était donc de raconter une histoire militaire en partant de l’intime et de la complexité de la situation de chacun des personnages, selon qu’il appartient à un camp ou à un autre.
Inflexions : Qu’a représenté cette expérience dans votre parcours ?
Pauline Rocafull : Cette expérience a été extrêmement forte sur le plan humain. Grâce à elle, j’ai fait la connaissance de personnes hors normes, aux qualités humaines rares, à commencer par Mickaël Molinié et Pierre Ansseau, qui a été consultant et figurant sur le tournage du film. J’en ai gardé une amitié avec un point d’orgue : la signature de l’accord entre le ministère des Armées et la Guilde française des scénaristes alors que j’en étais la présidente. Comme pour boucler la boucle, à cette occasion, j’ai eu l’honneur de présenter Mickaël Molinié et Pierre Ansseau à la ministre des Armées Florence Parly. Ce fut un moment émouvant car c’était comme une opportunité qui m’était offerte de leur rendre tout ce qu’ils avaient donné au film !
Inflexions : Avez-vous été marquée par des films français qui racontent les destins militaires ? Lesquels ? Pourquoi ? Et des films étrangers ? Lesquels ? Pourquoi ?
Pauline Rocafull : Pour écrire Le Piège afghan, j’ai été amenée à parfaire ma culture cinématographique. Le premier constat fut qu’il y avait pléthore de films américains sur ce sujet et beaucoup moins de productions françaises. Parmi celles-ci, L’Ennemi intime (2007) et Indigènes (2006) m’ont marquée. Je retiens surtout le premier, car il porte un regard cru sur le rapport du soldat à la guerre : son illusion et sa désillusion permanentes. On dit que la guerre est le prolongement de la politique par d’autres moyens. Cependant, une fois sur le terrain, on est forcément confronté aux doutes, et j’imagine que l’on doit passer son temps à essayer de les évacuer. Or le doute est l’antichambre de la peur…
Cette lutte avec soi-même est incarnée jusqu’à la folie dans The Deer Hunter (Voyage au bout de l’enfer, 1978), écrit par Deric Washburn et réalisé par Michael Cimino. Je ne me lasse pas de revoir ce film qui a été un choc. En plus de trois heures, il montre la vie telle qu’elle est avant et après un engagement sur le terrain. C’est clairement un manifeste contre la guerre… Et pourtant, on en ressort comme fasciné par le pouvoir graphique des scènes de combat et l’obsession jusqu’au-boutiste de ces guerriers.
Green Zone (2010) m’a également marquée. Lorsque le film est sorti, nous étions en train de finaliser Le Piège afghan. Je me suis précipitée pour le voir et je me souviens avoir quitté la salle de cinéma un peu déprimée pour deux raisons. La première concernait les moyens du film : comment rivaliser avec les scènes d’explosions incroyables présentes dès les premières minutes et qui représentent certainement à elles seules l’équivalent du budget du Piège afghan ? La seconde raison tenait à la capacité qu’ont les Américains à faire leur examen de conscience. Le film se passe en 2003 et porte sur la recherche d’armes de destruction massive en Irak. Le héros, joué par Matt Damon, ne les trouvera jamais alors que leur existence a servi de prétexte au bombardement américain. Sans aucun détour, le film dénonce un mensonge d’État et invalide les raisons qui ont engendré la guerre. Arriver à combiner une telle liberté de parole dans le cadre d’un blockbuster, qui plus est un film militaire, est un exercice d’équilibriste impossible à imaginer en France.
Inflexions : Scénaristes, réalisateurs, acteurs, producteurs… Pour les militaires, existent souvent des « milieux du cinéma » mal connus et un peu flous, voire hostiles. Constatez-vous une évolution dans la manière dont ils perçoivent et comprennent votre travail ?
Pauline Rocafull : Oui, et c’est fascinant à constater. Cette évolution a été impulsée par les politiques. D’abord par le ministre de la Défense Jean-Yves Le Drian, qui est à l’origine de la création, en 2016, de la Mission cinéma, puis par la ministre des Armées Florence Parly, qui a signé l’année suivante un accord avec la Guilde française des scénaristes afin de promouvoir davantage les sujets en lien avec la Défense. Lors de la signature de cette convention cadre, la ministre a fixé la barre très haut en s’adressant aux scénaristes : « Votre imagination sera notre seule limite. » Autrement dit : notre porte est grande ouverte, il n’y aura aucune censure ! Cette volonté politique était l’impulsion. Il fallait ensuite la mettre en œuvre. Cela est passé par un long travail culturel au sein de l’armée. Il a fallu rassurer, donner confiance, montrer l’intérêt qu’il y a à communiquer. Ensuite, c’est la preuve par l’exemple : la fierté que suscitent les films qui sortent, le succès critique, les couvertures médiatiques associées…
Inflexions : Vous connaissez bien le milieu des scénaristes français. Quel regard portent-ils sur le fait militaire français ? Que connaissent-ils des armées ?
Pauline Rocafull : Il est très difficile de répondre à cette question. Je dirais que le regard que portent les scénaristes sur le fait militaire est très varié. Certains sont dans le rejet, d’autres dans la fascination. Le regard que l’on porte sur le fait militaire relève presque de l’intime, au même titre que l’appartenance politique. Une chose est sûre : à moins d’avoir un goût personnel pour la chose militaire, le niveau de connaissance est assez faible. Pour plusieurs raisons à mon sens, à commencer par le fait que l’armée était jusqu’à récemment un monde clos et de nature peu bavarde sur ses activités. Ensuite, le vieillissement et la disparition des personnes ayant vécu la Seconde Guerre mondiale et/ou la guerre d’Algérie rend compliqué le travail de mémoire et de transmission aux jeunes générations. Enfin, la guerre prend aujourd’hui des formes tellement complexes et a recours à une technologie telle, que même un public averti est loin d’avoir une connaissance suffisante pour écrire un film sans l’aide d’experts.
Inflexions : Percevez-vous une plus grande curiosité de ces « milieux » pour les sujets militaires ? Quels sont les moteurs de cette curiosité ?
Pauline Rocafull : Oui, la curiosité est là sans conteste. Déjà, parce que l’armée est un monde en soi, complexe, vivant, riche en intrigues humaines, que ce soit sur le terrain ou dans l’intimité d’un foyer. Ensuite, parce que les personnages que l’on y croise sont des héros en puissance : ils font un métier qui implique le fait d’accepter de mourir ! De plus, l’armée est par essence très cinématographique. Cela inspire. Enfin, le contexte actuel accroît cette curiosité. En effet, notre vivre ensemble, on l’a vu ces dernières années, repose sur un équilibre fragile. Les films étant un écho de ce que vit la société, cette situation de fragilité amène les créateurs à s’interroger sur la liberté, la fraternité, la sécurité et, de façon plus générale, à se confronter à la complexité du monde dans lequel on vit. Le prisme de l’armée, de la défense, de la sécurité intérieure est idéal pour cela. D’autant plus que depuis les attaques terroristes, l’armée, à travers l’opération Sentinelle, fait partie du quotidien des Français. Elle n’est donc plus une entité lointaine et cachée. Cette proximité autorise les créateurs à en faire des sujets de film ou de série.
Inflexions : Quels sont les freins, en France, que rencontrent les scénaristes, les producteurs et les réalisateurs qui souhaitent s’intéresser, dans des genres très divers, aux « gens de guerre » ?
Pauline Rocafull : Le principal frein tient aux lignes éditoriales des chaînes et aux budgets des films ou des séries. Si on regarde bien, seule la Seconde Guerre mondiale et la guerre d’Algérie ont réussi à exister dans le paysage audiovisuel et cinématographique français. Et encore, il s’agit davantage de films sur la société civile que sur le fait militaire. Cela tient d’abord au coût d’un film de guerre, qui peut paraître à première vue beaucoup plus cher et peut refroidir des producteurs. Mais aussi à la frilosité historique des chaînes à traiter de sujets politiques en général. Ces sujets, comme ceux qui touchent à la religion, sont encombrants pour elles, comme si la dimension politique du sujet prenait le pas sur la fiction : si notre héros est un militaire, ne va-t-on pas croire que l’on est pro-militaire ? Les Américains n’ont pas ce problème. Ils sont capables de faire des séries politiques avec un président démocrate ou des séries d’action avec un président afro-américain sans se prendre les pieds dans le tapis et sans mettre de côté la dimension romanesque de leur histoire. En France, c’est beaucoup plus compliqué. Il existe cependant un contre-exemple à tout ce que je viens de dire : la série Loin de chez nous (France 4, 2016) créée par Fred Scotlande et produite par Calt Production. Elle met en scène des militaires sur le terrain et adopte un ton presque de comédie. Elle vaut le détour !
Inflexions : Avec la Guilde des scénaristes, vous avez signé une convention avec la Mission cinéma du ministère des Armées. Que s’est-il passé depuis ? En voyez-vous les effets ? Quels sont les projets en cours ?
Pauline Rocafull : Le 26 septembre 2017, j’ai en effet signé une convention liant la Guilde française des scénaristes et le ministère des Armées, dont l’objet est de favoriser le développement de scénarios traitant de la défense. Cette signature se situe dans la droite ligne de la création de la Mission cinéma. Il s’agit pour l’armée de se rapprocher des créateurs, notamment des scénaristes, afin de les accompagner dès les premières lignes de leur histoire, notamment en leur donnant accès à un maximum d’informations possible. Cela passe par un accès à la conférence de presse hebdomadaire du ministère, par la possibilité de rencontrer des experts, par la mise en place d’opérations découvertes (masterclass de l’armée) autour de thématiques précises comme, par exemple, la cyberdéfense, la dissuasion nucléaire, le renseignement militaire, les jeunes dans l’armée… À l’époque, cette signature a été médiatisée et elle est rappelée à chaque sortie de film traitant de sujets de défense. Par cet accord, le ministère des Armées s’est mis dans les pas de l’armée américaine en utilisant l’audiovisuel et le cinéma comme outils de soft power. En échange, cette convention donne les moyens aux scénaristes de raconter des histoires toujours plus surprenantes et réalistes. Un an et demi après cette signature, les résultats sont là. Plusieurs films ayant reçu le concours de la Mission cinéma, à l’écriture et au tournage, sont déjà sortis en salles : Volontaire (2018) d’Hélène Fillières, Le Chant du loup (2019) d’Antonin Baudry. Plusieurs séries sont en cours d’écriture à des stades plus ou moins avancés et sur des sujets variés : les forces spéciales, l’armée de terre, la Marine nationale… Il y a également deux longs-métrages en cours de production : J’accuse de Roman Polanski et De Gaulle de Gabriel Le Bomin. Sans conteste, il n’y a jamais eu autant de films et de séries militaires dans les tuyaux en France. La volonté politique des ministres Jean-Yves Le Drian puis Florence Parly a donc trouvé un écho favorable auprès de notre profession. Cela est d’autant plus satisfaisant que je connais certains des scénaristes aux commandes de ces projets et que je sais qu’ils jouissent d’une totale liberté dans leurs choix éditoriaux. La collaboration avec l’armée se fait donc en bonne intelligence. À suivre…
Propos recueillis par Bénédicte Chéron.