« La gueule des gens, c’est ce qu’il y a de plus intéressant à filmer et à montrer », disait Pierre Schoendoerffer, premier réalisateur embarqué1. La gueule et l’âme, ajouterais-je. Depuis plus de vingt ans, je filme régulièrement des militaires, en « immersion », pour des reportages et des films documentaires incarnés, consacrés à leurs formations et à leurs missions, avec toujours en filigrane cette quête personnelle qui consiste à sonder l’âme de ces hommes et femmes qui ont choisi de servir dans l’armée. Quels que soient leur âge, leur arme d’appartenance, leur grade, leur origine sociale, leur expérience des conflits, en leur donnant la parole et en les accompagnant dans leur quotidien professionnel, je tente de relater au mieux la réalité du métier de soldat. C’est devenu pour moi une sorte de quête. Plus j’apprends sur le militaire, plus je veux comprendre encore davantage le sens de son engagement, dans l’expression la plus large du terme : l’engagement contractuel, l’engagement personnel, l’engagement au combat.
- Un genre en soi
Être un journaliste ou un réalisateur « embarqué » signifie s’immerger au cœur de la nature humaine du combattant. Une exploration dont il est difficile de « débarquer ». De nombreux journalistes, reporters et documentaristes ont ainsi une relation particulière avec les militaires. Le temps d’une opération, d’une formation ou d’un entraînement, ils recueillent leurs témoignages dans l’action, vivent des aventures communes, nouent des amitiés dans des contextes parfois extrêmes et complexes, et appréhendent ainsi un univers fait de dépassement de soi, de courage, de cohésion et de fraternité, mais également de danger et de tourment.
Chaque journaliste ou documentariste qui se spécialise dans les sujets consacrés aux forces armées a sa propre motivation. Au-delà du désir d’informer, de décrypter ou de témoigner d’un événement, je pense que cette motivation, sans être de même nature, est de l’ordre de celle de ces jeunes gens qui s’engagent : l’aventure, les voyages, la confrontation à ses propres limites physiques et psychologiques, au risque. La mienne est aussi liée à mon histoire familiale. Je suis fils, petit-fils et arrière-petit-fils de militaires, qui ont combattu lors des deux guerres mondiales, en Indochine et en Algérie. Ce que je sais d’eux, ce ne sont pas eux qui me l’ont appris, ils en parlaient peu. Ce qu’ils ont vécu, et qui me fascinait adolescent, m’a été raconté par d’autres, le plus souvent sous la forme d’anecdotes qui exaltaient leur bravoure. Eux, quand je les pressais de questions, me parlaient de leurs camarades, de l’admiration et du respect qu’ils avaient pour eux, y compris pour certains adversaires contre lesquels ils avaient mené bataille. Pudiques, ils trouvaient toujours le moyen de se dérober lorsque l’évocation de leurs souvenirs aurait pu les faire basculer dans le « moi je » ou l’émotion. L’époque était peut-être moins propice aux confidences. Devenu journaliste et réalisateur alors qu’ils avaient disparu, je pense que j’ai eu envie de découvrir comment ils avaient acquis cette capacité de dépassement et ce qu’ils avaient pu vivre.
Mes sujets abordent la question militaire par le témoignage de l’individu. À l’entraînement, je cherche à comprendre la motivation du soldat qui se forme au combat. En opération, je décris ses conditions de vie et ses missions. Si j’informe sur un conflit, je ne le décrypte pas au sens géostratégique ou politique du terme. Mon travail est davantage d’ordre sociologique et psychologique. Il est aussi pédagogique, notamment pour les reportages consacrés à la formation.
Souvent je choisis l’immersion totale, avec des périodes de tournage qui s’étalent entre deux et six semaines. Lorsque je réalise des reportages au Centre d’entraînement en forêt équatoriale en Guyane, au Centre national d’entraînement commando dans les Pyrénées-Orientales, ou en opération extérieure (opex), je vis « h24 » avec les militaires. Pour cette raison, je suis dépendant de l’armée pour le logement, la nourriture et la protection quand il s’agit d’une zone de guerre. Certains confrères journalistes peuvent se montrer critiques sur cette trop grande proximité. Je l’assume totalement. C’est pour moi le principe même de l’immersion. Pour décrire l’existence et le ressenti d’une communauté, quelle qu’elle soit, il m’apparaît primordial de partager son quotidien de façon à se fondre en elle. Se fondre, et non pas se confondre. Je suis civil, je marque ma différence en ne portant jamais de treillis (un casque et un gilet pare-balles cependant en opération), et si je comprends désormais le langage militaire, je n’use pas d’expressions, d’acronymes ou d’attitudes propres aux soldats. Je demeure un observateur.
En 1996, Jean-Dominique Merchet2 recueillait les propos de Pierre Schoendoerffer quant à son film La Section Anderson : « Nous avons vécu sept semaines vingt-quatre heures sur vingt-quatre avec les trente-trois hommes de la section, presque tous des appelés. Pendant les quatre ou cinq premiers jours, nous avons filmé sans arrêt, mais sans pellicule. Les soldats regardaient la caméra, faisaient des grimaces, prenaient des poses. Puis ils se sont habitués à notre présence et sont redevenus naturels. Alors, nous avons commencé à filmer vraiment. » Schoendoerffer résume parfaitement le contexte du travail du réalisateur embarqué en reportage long format ou en film documentaire : il faut d’abord convaincre du bien-fondé de notre présence, se faire accepter, se faire oublier, partager le quotidien des soldats et raconter une histoire.
Mon tout premier reportage date de 19963. Six mois de tournage au sein d’une unité combattante particulière de l’armée de terre : les soldats du feu de la brigade de sapeurs-pompiers de Paris (bspp). J’avais vingt-huit ans, j’étais nourri des écrits de Joseph Kessel, des films de Pierre Schoendoerffer… et je souhaitais à mon tour m’immerger dans les forces armées. J’avais effectué quatre ans plus tôt mon service national à la bspp et il n’existait pas alors de reportage au long cours sur l’exigeante formation de ces soldats. J’ai réussi à convaincre Jean Bertolino, patron de l’émission « 52 sur la Une », que je saurais raconter l’histoire de ces jeunes engagés qui choisissent de « sauver ou périr ». Le tournage débuta fin 1996 à Villeneuve-Saint-Georges, au centre de formation des recrues. C’était la première fois que la bspp accueillait une équipe de tournage aussi longtemps. Je n’ai cependant eu aucun mal à être accepté car l’un des instructeurs était l’un des formateurs que j’avais eu quatre ans plus tôt, lors de mon service national, et que je retrouvais d’anciens appelés de mon contingent qui avaient fait le choix de s’engager. Un atout pour le reportage. J’ai pu rendre compte de la réalité de l’instruction, parfois très dure, car tous étaient en confiance. Cette première expérience m’a donné en quelque sorte le « mode d’emploi » de mes reportages suivants.
Si, depuis, j’ai traité de nombreux sujets, je reviens régulièrement aux thématiques militaires. Depuis quelques années, je me suis même « spécialisé ». Ces tournages sont toujours la promesse de riches expériences. Ce sont aussi des rencontres qui en entraînent d’autres. J’ai ainsi retrouvé, volontairement, les mêmes militaires d’un reportage à un autre. J’ai par exemple recueilli le témoignage d’Antonio Lopez, adjudant-chef instructeur de la Légion étrangère, lors de deux reportages en Guyane réalisés à un an d’intervalle. Puis je l’ai filmé une troisième fois dix ans plus tard, devenu civil, dans un film documentaire consacré au rapport du soldat à la mort4. Il ne s’agit pas d’une solution de facilité ou de passer du bon temps avec un ami, mais d’aborder une thématique grâce à une parole libre fondée sur une relation de confiance qui s’est construite au fil du temps, au fil de l’embarquement.
Les chaînes historiques comme France 2, France 3, tf1 ou m6 s’intéressent depuis longtemps à la thématique militaire. Depuis les années 1990, des magazines comme « 52 sur la Une » (tf1), « Le droit de savoir » (tf1), « Appels d’urgence » (tf1), « Zone interdite » (m6), « Enquête exclusive » (m6) ou « Envoyé spécial » (France 2) ont développé des reportages en immersion dans des unités réputées telles que la Légion étrangère5, les chasseurs alpins6 ou les commandos marine7. Autant de reportages tournés vers l’action, porteurs d’enjeux, qui décryptent la sélection des engagés, la formation et l’entraînement des soldats, et les opérations extérieures.
Depuis le début des années 2000 et les attentats du World Trade Center en 2001 jusqu’à Charlie Hebdo et le Bataclan en 2015, et parallèlement à l’opération Sentinelle et à l’engagement de l’armée française, notamment en Afghanistan et au Mali, ces mêmes chaînes ont aussi produit des films documentaires à caractère analytique, traitant des conséquences géopolitiques, sociologiques et psychologiques de ces conflits. Des films diffusés dans des programmes de France Télévisions8, du Groupe Canal 9, de Public Sénat ou de lcp.
Avec la multiplication des canaux de diffusion sur la tnt, en quelques années, le nombre de magazines d’information n’a cessé d’augmenter. « 90’ Enquêtes » (tmc), « Appels d’urgence » (tfx), « Enquête d’action » (w9), « Enquête sous haute tension » (c8)… Chaque chaîne possède désormais son émission de reportage long format, de cinquante-deux à quatre-vingt-dix minutes. Autant de « cases » qui mettent à l’antenne chaque semaine plus de cent heures de programme et qu’il faut alimenter avec des sujets synonymes d’audimat. Un grand nombre de ces magazines recherchent des thématiques liées à des métiers d’action comme les forces de l’ordre, les sapeurs-pompiers, le samu et les militaires. Ainsi, en 2018, le Service d’information et de relations publiques de l’armée de terre (sirpat) a traité plus de cent demandes de reportages de télévision, dont une trentaine pour du format long. Une seule a été refusée. S’y ajoutent les sollicitations radio, presse écrite et autres supports de diffusion, qui sont tout aussi nombreuses10.
Pour capter l’attention des téléspectateurs, les responsables des programmes se livrent donc à une compétition d’audience. Pour garantir celle-ci, les chaînes fonctionnent en termes de « marques ». La Légion étrangère est la marque par excellence, à égalité avec la bspp, d’où une forte sollicitation de ces deux corps. Les reportages sur les troupes d’élite, type commandos marine, forces spéciales ou gign, sont également plébiscités. Mais le floutage désormais obligatoire des membres de ces unités complique leur réalisation.
Sur la tnt, ce sont davantage les reportages axés sur la formation qui motivent les diffuseurs, rarement ceux sur l’opérationnel. Question d’audience. Un reportage sur des jeunes recrues qui ont pour objectif de décrocher le graal de telle qualification commando ou de telle spécialité est riche en situations et en enjeux. On y raconte une histoire, une aventure humaine, avec un début et une fin, avec ses gagnants et ses perdants. Ces reportages empruntent certains codes de la fiction : musique, montage dynamique, climax… Le genre est plébiscité par de nombreux téléspectateurs. Pour l’armée, il véhicule des valeurs telles que la cohésion et le dépassement de soi, et suscite de nombreuses vocations chez les jeunes.
- Sur le terrain
Avant tout tournage avec une unité militaire, avant tout contact avec les futurs protagonistes, un réalisateur doit obtenir l’aval de l’armée. Cette démarche passe par la sollicitation des services de communication concernés : les sirpa terre, air, mer ou gendarmerie, la Délégation à l’information et à la communication de la Défense (dicod) ou le service de communication de l’état-major des armées (emacom). Le réalisateur expose l’angle de son reportage, exprime ses desiderata sur le type de séquences qu’il souhaite filmer, sur la durée de tournage nécessaire selon le minutage demandé par le programme… Si ces services estiment que le sujet est envisageable, ils contactent les responsables des unités concernées et vérifient la faisabilité du projet. Une fois l’autorisation obtenue débute la phase de repérage, de rencontres avec les témoins potentiels, sans caméra. Il s’agit de se présenter, de se faire « identifier », de vérifier que les situations que nous souhaitons filmer et les sujets que nous désirons aborder sont possibles.
En tant que réalisateur, je dois avant le tournage discerner mes « personnages ». Pour un cinquante-deux minutes, je m’attache à quatre ou cinq militaires qui seront en quelque sorte les fils rouges de l’histoire que je vais raconter au téléspectateur. Mais je n’isole pas pour autant ces individus. Un soldat agit en interaction avec ses camarades, il fait partie intégrante d’une section : il est donc important de sélectionner des personnes qui soient légitimes pour le sujet, mais aussi pour le groupe. Généralement, la hiérarchie militaire m’oriente sur telle ou telle personne, mais ce n’est pas toujours la bonne. Les critères de sélection d’un réalisateur sont différents. J’ai par exemple réalisé un reportage au sein d’une section de saint-cyriens confrontés à un stage commando de quatre semaines. J’avais pu rencontrer la direction des écoles avant le tournage, mais je n’avais pas eu la possibilité d’échanger avec l’ensemble des élèves-officiers. Un cadre avait sélectionné trois jeunes gens très sympathiques, compétents, mais réservés. Peut-être avaient-ils été mis en garde, façon « attention aux questions du journaliste », d’où leur réserve et leur manque de spontanéité… Dès le premier jour de tournage, j’ai rapidement repéré des élèves qui s’exprimaient mieux devant la caméra, ce qui n’est pas donné à tout le monde. J’ai fait en sorte qu’ils soient à proximité de ceux initialement sélectionnés. Après quelques jours, j’ai expliqué à l’officier responsable des élèves, qui m’avait vu travailler et me connaissait désormais mieux, pourquoi je souhaitais m’attacher à eux plutôt qu’à ceux désignés à l’origine. Il a compris et m’a laissé faire. Au final, la hiérarchie a apprécié ce reportage.
Il est important que ce soit le réalisateur qui choisisse son ou ses témoins. Il ne s’agit pas de faire un casting comme en fiction, de faire passer des essais, mais plutôt de rencontres et d’échanges pour trouver la ou les personnes qui accepteront de témoigner, de confier une part d’intime sur une question précise, et donc de s’exposer. Pour ma part, je ne sollicite pas les extravertis qui auraient tendance à jouer un rôle devant l’objectif.
D’une manière générale, les militaires se méfient des journalistes. Ils ont d’ailleurs parfois de bonnes raisons ! Certains ont vécu de mauvaises expériences qui ne les encouragent pas au meilleur accueil de la presse. Quand l’armée donne une autorisation de tournage, elle établit une convention qui fixe les droits et les devoirs du réalisateur, « la limite droite et la limite gauche ». Il s’agit pour l’essentiel de respecter ce qui relève de la sécurité des militaires, du secret défense, du mode d’emploi opérationnel, de l’anonymat… Au début, ces limites peuvent être très proches l’une de l’autre et il ne faut pas chercher à les écarter brutalement. Il faut expliquer les intentions et la méthode de travail, montrer que l’on est dans l’humain et non pas dans la technicité, que le reportage est à destination d’un public civil et non pour une communication interne, que l’on n’attend pas « des éléments de langage » mais du « naturel » et de la spontanéité.
Si je reprends l’exemple du reportage en immersion lors d’une formation commando, où les stagiaires souffrent et peuvent être filmés dans des situations qui ne sont pas à leur avantage, il faut expliquer que l’on va décrypter la pédagogie du stage. Si les instructeurs placent leurs élèves dans des situations complexes et inconfortables, c’est pour qu’ils s’endurcissent, qu’ils acquièrent la rusticité nécessaire à l’exercice du métier des armes, qu’ils comprennent que la cohésion et le dépassement de soi permettent de surmonter un grand nombre d’épreuves, et qu’ils apprennent de leurs erreurs et de leurs échecs. Cette souffrance à l’entraînement n’est pas vaine, c’est le fameux « entraînement difficile, guerre facile ». Mais les militaires peuvent craindre le regard sur leurs méthodes d’instruction et avoir tendance à lisser leur mode d’enseignement, à ne plus prononcer un mot plus haut que l’autre, à faire preuve d’une autorité modérée jusqu’à « oublier » de nous signaler ou de nous convier à tel exercice d’instruction. Certains fuient l’objectif et demandent à être floutés alors qu’ils ne sont pas concernés par l’anonymisation (obligatoire pour les forces spéciales, les légionnaires sous anonymat et autres fonctions spécifiques11). Notre travail devient dès lors plus compliqué. Il faut parlementer, expliquer, composer, patienter. Le temps long de l’immersion favorise cependant les rapports humains et la compréhension mutuelle, et permet de parvenir aux objectifs fixés en début de tournage, avec certes quelques concessions.
L’armée n’est plus pour autant la Grande Muette. J’ai pu filmer pendant dix mois la scolarité de la 24e promotion de l’École de guerre12. La direction a ouvert grand ses portes à mon équipe. Mis à part certaines activités classées secret défense, nous avons eu accès à l’ensemble des modules d’instruction de cette institution qui forme les officiers au haut commandement. Ce documentaire, où l’on est davantage dans l’introspection et la réflexion que dans l’action, aborde pourtant des problématiques complexes d’ordre stratégique, politique et éthique.
En opération, pour les militaires, le journaliste est un « boulet ». Un danger supplémentaire, qui pose des questions dont les réponses seront entendues par la hiérarchie et donc susceptibles d’être retenues contre ceux qui les formulent. Si les soldats sont de plus en plus habitués à embarquer des journalistes, cette première réaction demeure. Il faut plus de temps pour lier connaissance et se faire accepter en opération qu’à l’entraînement. Le journaliste doit prouver qu’il sait tenir sa place, réagir face au danger et ne pas rajouter à celui-ci. La présence d’une caméra sur un terrain de conflit peut, par exemple lors d’une patrouille en milieu urbain, exacerber des tensions et générer des mouvements d’individus qui y voient l’occasion d’exprimer une revendication, et provoquer des réactions agressives. Nous devons cependant exercer notre métier. Nous le faisons, dans ce cas, le plus discrètement possible, de façon à ne pas gêner les militaires.
En opex, on nous juge sur notre comportement aussi bien en mission que dans le camp. L’adhésion de la section s’opère parce que nous respectons les règles. Lorsque nous travaillons en immersion, nous sommes des « invités », donc nous respectons nos « hôtes ». C’est à nous de nous adapter et non l’inverse. Nous devons aller vers les soldats, établir le contact, échanger, et les convaincre de nous permettre de passer du temps à leurs côtés afin de saisir et de rendre compte de la réalité opérationnelle. Cet échange doit cependant s’opérer rapidement, car notre temps est toujours compté. La sincérité et la franchise sont les meilleurs facteurs d’intégration. Faire preuve de rusticité est aussi un atout. Une fois que le lien de confiance est tissé, nous faisons en quelque sorte partie du groupe. Et le reportage, ou le documentaire, est d’autant plus fort, car le témoignage se fait naturellement, spontanément.
En opex, le journaliste est toujours accompagné par un officier conseiller en communication, pour des raisons de sécurité mais aussi pour éviter qu’il soit une charge pour les militaires qui doivent se concentrer sur leurs missions. Quand nous filmons, il y a des moments où nous avons tendance à occulter le danger, comme si la caméra nous protégeait. Il est parfois nécessaire que quelqu’un soit là pour rappeler : « Fais attention à toi. »
Une des difficultés est de parvenir à filmer les séquences prévues en amont et pour lesquelles nous avons sollicité une demande d’autorisation de tournage. Sur le terrain, nous devons faire preuve d’adaptation, car les choses ne se passent jamais comme prévues. J’ai récemment réalisé un reportage sur la logistique et le soutien de l’homme au sein de l’opération Barkhane. Nous étions convenus avant le départ que je filmerais un convoi de ravitaillement sur l’ensemble de son trajet, de la base de Gao jusqu’à celle de Tessalit, au nord du Mali. Environ cinq cents kilomètres dans le désert, avec un temps de parcours de cinq à huit jours. Arrivé à Gao, j’ai été informé que je ne pourrais embarquer que deux jours dans le convoi que je devrais quitter à mi-chemin pour rejoindre Kidal, dans l’est du pays. Je n’avais donc que quarante-huit heures pour « entrer » une séquence initialement prévue sur un minimum de cinq jours de tournage, avec portraits de trois militaires : le chef d’escorte, un chef-mécanicien et le médecin. Et, du coup, si j’avais un début d’histoire, je n’avais pas de fin puisque je ne serais pas à l’arrivée du convoi. Je savais donc que je n’aurais que peu d’opportunités pour rendre compte des différentes missions et des dangers auxquels seraient confrontés les protagonistes du convoi, mais je n’avais pas d’autre choix que de m’adapter à cette situation.
Ce qui m’a permis de « m’en sortir », c’est la bonne préparation du reportage et la « chance ». J’avais rencontré deux mois plus tôt une partie des militaires du convoi lors de la préparation opérationnelle à Canjuers, dans le sud de la France. J’étais donc identifié et attendu. Le fait d’être embarqué et de vivre la même aventure qu’eux, la promiscuité dans les véhicules, la gamelle partagée, le bivouac… tout cela a permis de créer rapidement le lien nécessaire pour que la parole se libère. Tous ont « joué le jeu » en étant le plus disponible possible. Avec le cameraman, nous avons également décidé de filmer chacun de notre côté, transformant ainsi nos deux jours en quatre jours. La « chance », c’est le nombre d’incidents mécaniques et une impressionnante tempête de sable qui nous ont permis de montrer comment les militaires mènent à bien leurs missions dans des conditions sécuritaires, techniques et climatiques complexes. J’ai en mémoire quelques mots du lieutenant chef d’escorte du convoi, concernant la capacité de réaction face aux embûches du désert. Alors que je lui demandais s’il y avait une part de chance dans ce type de mission, sa réponse fut : « La chance, il ne faut pas tout miser dessus. Ça doit rester une part infime. La vraie proportion, c’est la préparation, la concentration. La chance, c’est les derniers pourcentages. »
- Le montage
Après le tournage vient la phase de montage. Le souhait du réalisateur est de raconter et d’informer le téléspectateur quant à l’angle du sujet abordé, et de lui faire ressentir au mieux la réalité du terrain. Ce n’est pas toujours facile. L’image vidéo est plate et ne mobilise que deux sens : la vue et l’ouïe. Telle situation ou telle sensation fortes au tournage peuvent se révéler fades à l’image. L’inverse est également vrai, heureusement !
Pour moi, le montage est toujours une épreuve. J’ai à chaque fois le sentiment de devoir faire le deuil de l’aventure humaine vécue. Lors du tournage, parce que je suis embarqué, donc au plus près de l’action suivie, je vis des moments ou des événements exaltants au milieu de paysages fantastiques à l’autre bout du monde, au beau milieu de la jungle ou sur des hauts sommets. Je crée des liens sur une piste à travers le désert ou dans une école, je filme des dizaines d’heures… pour monter un film qui ne fera « que » cinquante-deux ou quatre-vingt-dix minutes.
Je sais que même réussi, le montage ne sera jamais à la hauteur de la réalité, du vécu. Pour un cinquante-deux minutes, nous avons entre cinquante et cent heures de « rushes ». Et en même temps, il y a ce formidable challenge de réussir à approcher au plus près de cette réalité par la narration, le choix et le montage des plans. De réussir à camper nos personnages tels qu’ils sont dans la vie, en sélectionnant les bons propos, les bons silences, les bons gestes… Écrire le commentaire adéquat pour aider à la compréhension du sujet ou d’une situation précise…
Un montage est fait de choix et de renoncements. Il y a les séquences que le réalisateur décide de ne pas garder, et il y a celles que le diffuseur lui demande de supprimer. Sans le vécu du terrain, celui-ci n’a pas d’affect particulier par rapport aux personnages suivis, il est en quelque sorte « neutre » et ne se concentre que sur la narration. Moi, souvent, je ne parviens à apprécier un reportage ou un film documentaire que j’ai réalisé que quelques mois après l’avoir terminé, quand je le revois « à tête reposée », après m’être éloigné des « sensations » du tournage.
La parole du militaire trouve une audience et une compréhension grandissantes dans la population civile en raison de l’actualité. Par rapport aux missions opérationnelles auxquelles l’armée française prend part actuellement, mais aussi, et surtout, à cause des attentats terroristes de ces dernières années, qui font que notre société a repris contact avec la tragédie de la guerre sur le territoire national. Il est important que les journalistes et les documentaristes puissent rendre compte des actions militaires, informer sur leur quotidien professionnel, sur le sens de leur engagement, et ainsi participer à la relation armée-société.
Le reportage ou le documentaire en immersion avec les forces armées est un genre en soi. Il nécessite de la part du journaliste ou du réalisateur une faculté d’adaptation à ce milieu très particulier ainsi qu’une véritable « bienveillance ». Je n’emploie pas ce terme dans le sens « bienveillance institutionnelle », mais plutôt « bienveillance humaine ». Cela n’empêche nullement d’informer, de décrypter, d’expliquer. En cela, le temps long de l’embarquement a une vertu : il permet d’approcher la vérité du soldat.
1 La Section Anderson, « Cinq Colonnes à la une », ortf, 1967.
2 J.-D. Merchet, « La Section Anderson, documentaire de Pierre Schoendoerffer. L’autre section de Schoendoerffer », Libération, 23 novembre 1996.
3 Sauveurs d’hommes, « 52 sur la Une », tf1, 1997.
4 Légion étrangère : les recrues de la seconde chance, « Le droit de savoir », tf1, 2005 ; Légion étrangère : six semaines dans l’enfer vert, « Le droit de savoir », tf1, 2007 ; Le Soldat et la Mort, Public Sénat, 2016.
5 Par exemple, J.-B. Gallot, Les Hommes sans passé, « Le droit de savoir », tf1, 2003.
6 Par exemple, G. Burin des Rosiers, Papa part à la guerre, « Zone interdite », m6, 2009.
7 Par exemple, S. Rybojad, L’École des bérets verts, « Envoyé spécial », France 2, 2005.
8 Par exemple, P. Barbéris, La Guerre en face. Que sont nos soldats devenus ?, « Infrarouge », France 2, 2011.
9 Par exemple, J.-Ch. Notin et F. Schoendoerffer, Les Guerriers de l’ombre, Canal , 2017.
10 Source sirpat.
11 Arrêté du 7 avril 2011. Décret du Journal officiel de la République française relatif au respect de l’anonymat de militaires et de personnels civils du ministère de la Défense.
12 L’École de guerre, l’école des chefs, Planète « Action & Expériences », 2017.