N°41 | L'allié

Max Schiavon
Weygand
L’intransigeant
Paris, Tallandier, 2018
Max Schiavon, Weygand, Tallandier

Avec Weygand l’intransigeant, Max Schiavon poursuit, disons-le d’emblée de façon admirable, sa collection de portraits des généraux de la Seconde Guerre mondiale. Le général Weygand est cet officier qui pendant la Grande Guerre a été capable de traduire efficacement la pensée de Foch, son maître, mais aussi celui qui, au moment où tout est visiblement perdu, accepte, le 19 mai 1940, de prendre la tête des armées en menant de front une réorganisation du commandement et les opérations avec une énergie mobilisatrice extraordinaire malgré ses soixante-treize ans, et qui se bat en même temps avec le gouvernement pour que ce dernier prenne ses responsabilités. Mais assimiler Weygand seulement au brillant second de Foch ou au généralissime de la défaite est trop réducteur. Max Schiavon, décidément lui aussi intransigeant sur les faits, dépeint un homme à la personnalité extrêmement riche, à la volonté de fer, à la culture immense, au légalisme forcené et surtout au sens du service et du devoir extraordinaire.

Bien entendu, la biographie commence à Bruxelles par la naissance du jeune Maxime, qui ne s’appelle pas encore Weygand puisque ses parents sont inconnus, même si l’on suppose qu’il est peut-être le rejeton inattendu d’une famille illustre, voire régnante, car la liste civile de la reine Élisabeth de Belgique versait une pension au jeune Maxime « Denimal », puis « de Nimal ». Le nom de Weygand sera définitivement choisi en 1888 après une naturalisation française lui permettant de servir comme officier français. La biographie se poursuit par une description malgré tout assez rapide de la première partie de la carrière de ce jeune saint-cyrien qui choisit la cavalerie et se fait très tôt remarquer à la fois pour ses compétences équestres et ses capacités intellectuelles.

Dès le début du premier conflit mondial, le général Foch, qui ne commande alors qu’un corps d’armée, le demande auprès de lui. Il l’y garde pendant toute la durée de la guerre, malgré le désir de son poulain d’aller commander sur le front. Certains de ses opposants insisteront sur cette caractéristique de sa carrière. C’est oublier son rôle auprès de la toute jeune armée polonaise qu’il ne se contente pas de redresser, de réorganiser en profitant des enseignements du dernier conflit, mais qu’il rend surtout victorieuse. Ceci explique un titre de chapitre : « Le vainqueur de l’Armée rouge .» C’est aussi oublier son rôle au Levant alors qu’il faut pacifier les territoires sous mandat français. Il est désigné, en mai 1923, pour remplacer le général Gouraud comme haut-commissaire. Intraitable dans ses relations avec les autorités locales, il agit en administrateur civil en développant l’économie tant classique que touristique, et en militaire pacificateur qui n’est pas dupe des agissements des Britanniques dans la zone. À son départ, en décembre 1924, il est surnommé le « sultan juste ». C’est de Beyrouth qu’il reviendra en 1940 pour prendre le commandement de l’armée française. Alors à la retraite, il semble qu’il ait accepté ce poste lointain en 1939 avec l’idée d’y préparer la création d’un front de revers contre l’Allemagne, difficile avec Moscou depuis la conclusion de l’accord Molotov-Ribbentrop. Durant huit mois, il cherchera à constituer une véritable force opérationnelle française, travaillera diplomatiquement pour réarmer les pays balkaniques, mettant enfin au point avec eux et les Britanniques des plans conjoints.

Entre ces deux séjours au Levant, et après avoir formé les futurs grands chefs au Centre des hautes études militaires, Weygand parvient aux plus hautes responsabilités militaires. Il doit faire face au pacifisme ambiant. La fréquentation qu’il a pu avoir du pouvoir auprès de Foch puis à l’occasion de son premier retour du Levant lui a appris à se méfier des hommes politiques, dont les mœurs lui semblent déliquescentes. Pourtant il s’entendra bien avec le ministre Maginot. Weygand a soixante-trois ans. Il pourra ensuite vraisemblablement prétendre à succéder à Pétain à la tête du Conseil supérieur de la guerre. Au cours de son mandat, il lui faut se battre pour conserver les capacités opérationnelles des armées engagées tant au Levant qu’au Maroc. Il travaille à la motorisation en proposant qu’une vingtaine de divisions d’infanterie et environ cinq de cavalerie soient mécanisées. Il est, de la même façon, attentif à l’aviation et à la dca. Avec Maginot, il envisage le premier gros transporteur aérien dans la perspective d’emploi d’unités aéroportées. Ce premier plan de modernisation depuis 1918 nécessite de nombreuses expérimentations. Cet activisme en la matière contraste avec le conservatisme apparent en matière d’organisation ou de ressources humaines. Mais il est vrai que ces domaines sont du ressort du maréchal Pétain et du Conseil supérieur de la guerre, avec lesquels les sujets pourraient devenir prétextes à blocage.

C’est ainsi que d’un commun accord entre Pétain et Maginot, Weygand est maintenu en activité au-delà de la limite d’âge. Le 9 février 1931, il est nommé inspecteur général et succède à Pétain. Il devient, « en temps de paix, le conseiller militaire du gouvernement. En cas de guerre, il est simplement appelé à commander les armées françaises ». Il va donc maintenant pouvoir s’attaquer à la doctrine et à l’organisation, avec comme contre-pouvoirs le collectif du csg et le ministre. Malheureusement, son remplaçant est le général Gamelin, qui ne le soutiendra pas. L’idée était de neutraliser Weygand et ses possibles velléités de prise de pouvoir. Les relations avec le ministre Joseph Paul-Boncour seront difficiles, ce dernier étant plus préoccupé par la réussite de la conférence sur le désarmement à Genève que par l’organisation de l’armée française. Weygand s’ingéniera à lui montrer le danger du nazisme et du désarmement. En 1933, il sera ulcéré de voir que le ministre fait adopter le pire plan étudié pour l’armée française. Il l’est encore plus quand le président Herriot laisse entendre que les chefs militaires sont d’accord. De façon étrange, en 1945, la commission parlementaire d’enquête ne s’intéressera qu’aux décisions prises à partir de 1933. Avec l’arrivée de Daladier au ministère, la situation aurait pu évoluer, ce qui ne fut pas le cas. Tout problème militaire était pris soit sous le prisme budgétaire soit sous le prisme pacifiste. Weygand a essayé de convaincre que la ligne Maginot ne pouvait à elle seule permettre de gagner une guerre. C’est pourquoi il a recherché des modes d’action complémentaires comme des alliances avec les pays d’Europe centrale ou de Méditerranée orientale. Ses relations avec le président Flandin, un peu plus tard, auront été elles aussi peu confiantes.

Cette biographie montre un Weygand lucide, qui construit son action sur le long terme en tenant compte à la fois des difficiles relations avec le politique, mais aussi des tensions internes aux armées, et plus particulièrement au sein du csg. Il goûte peu l’attitude du colonel puis général de Gaulle, qu’il considère comme compromis avec le politique et trop arriviste. Leur antagonisme s’approfondira plus tard, en 1940, autour de la cessation des combats, Weygand voulant sauver l’honneur des armées et de Gaulle pensant qu’il fallait cantonner la défaite au seul domaine militaire. En quittant ses fonctions en 1934, « il a eu le souci de doter l’armée d’un nouveau corps de doctrine fondé sur la guerre de mouvement » sans oublier la coopération interarmées, il a lancé des expérimentations de matériel. Au moment de son départ, il déplore devant le président Lebrun que le système politique ne permette pas au généralissime de se faire entendre. Il part avec l’inquiétude de voir Gamelin lui succéder, alors qu’il lui trouve « une volonté toujours chancelante ».

Lors de son rappel aux affaires en 1940, Weygand se trouve confronté à une situation militaire extrêmement difficile avec des hommes politiques qui n’ont pas de vision à long terme. Il se bat contre la capitulation et en particulier contre la volonté exprimée par Paul Reynaud de faire reposer la demande d’armistice sur les épaules des militaires. Avec en arrière-plan la reddition de Bazaine, il a en effet été élevé comme nombre de généraux dans le rejet viscéral de tout acte de ce type. Après le discours radio diffusé de Pétain annonçant l’armistice, il poursuit son action avec deux gestes très importants pour la suite : d’abord, « il cède à la Grande-Bretagne tous les contrats d’affrètement des navires norvégiens, danois et grecs, qui aideront au transport de l’aide américaine à travers l’Atlantique », ensuite, il décide de faire convoyer vers l’Angleterre le stock d’eau lourde destiné à la création d’une bombe française spéciale. C’est ce stock qui, après son acheminement vers les États-Unis, servira à la mise au point de la bombe atomique. Enfin, il s’évertue à envoyer le plus de matériel possible en Afrique du Nord. À partir de 1940, Weygand est « proconsul » de l’autre côté de la Méditerranée. Il s’attache à préparer les esprits à la reprise du combat et à l’entraînement des troupes dont il organise le camouflage de l’équipement, mais paradoxalement avec un fort légalisme qui débouche sur un fort attentisme. Sa rivalité avec Darlan et l’inquiétude des Allemands le font rappeler en France en décembre 1941. Il se retire alors sur la Côte d’Azur. Le 12 novembre 1942, après une période d’échanges à Vichy avec Pétain, il est arrêté par des ss en armes qui le conduisent en Allemagne « par mesure temporaire de précaution ». À sa Libération, il a le déplaisir de voisiner avec Daladier, Reynaud et Gamelin. Il est alors de nouveau arrêté par les Français sur ordre de De Gaulle, mais à la suite d’une information judiciaire l’inculpant d’atteinte à la sûreté de l’État. Le procès qui suivra en 1948 s’achèvera par sa réhabilitation. François Mauriac, gaulliste convaincu, déclarera en 1954 que « les poursuites et la rancune contre Weygand [avaient] été une affaire regrettable, le tort de De Gaulle étant de croire qu’on ne peut pas servir la France en dehors de lui ».

Dans cette biographie argumentée et méthodique, amputée visiblement d’un certain nombre de développements dont certains sont devenus des notes, Max Schiavon est sévère à l’égard des opposants de Weygand. Il décrit un serviteur loyal, brillant, peut-être trop brillant, et très légaliste. Il termine son ouvrage par une phrase définitive : « N’en déplaise à beaucoup, adeptes des procès d’intention et ancrés dans leurs certitudes idéologiques, le général Weygand compte parmi les plus grands chefs militaires du xxe siècle. » La lecture de ce livre appelle naturellement, ce que Max Schiavon ne fait pas, à effectuer des comparaisons avec d’autres périodes au cours desquelles les relations entre les politiques et les militaires ont été difficiles.


La Souffrance et la Gloire | Michel Biard et Claire Maingon
Élie Tenenbaum | Partisans et Centurions