N°41 | L'allié

Luc Fraisse
Proust et la stratégie militaire
Paris, Hermann, 2018
Luc Fraisse, Proust et la stratégie militaire, Hermann

Qu’une œuvre littéraire aussi célèbre et apparemment aussi étrangère à la stratégie militaire que La Recherche se révèle être une réflexion profonde sur celle-ci semble paradoxal. Et pourtant, l’auteur propose avec minutie et intelligence une lecture croisée des événements de la Grande Guerre et des sentiments des personnages, au premier rang desquels émerge la figure exemplaire de l’officier Saint-Loup. La littérature s’approche ainsi du champ de bataille, « la stratégie militaire incite Proust à réfléchir sur la geste de sa propre œuvre ». « Il déplace ses textes comme un stratège déplace ses troupes, il dissimule ses manœuvres, ses plans. » Ses réflexions sur la place respective de l’offensive et de la défensive, sur la responsabilité singulière du chef, sur la culture militaire traditionnelle de base, sur la relation de l’événement militaire avec la géographie, sur le moral des troupes sont ainsi présentes chez Proust. Luc Fraisse dévoile la « machinerie » à l’origine de l’œuvre créatrice. Le lecteur découvre, passionné, l’usage que Proust fait des écrits de trois journalistes exceptionnels, Joseph Reinach, Henry Bidou, et le colonel suisse Fernand Feyler, lesquels, durant toute la guerre, éclaireront de leur rare lucidité le sens des combats quotidiens. Reinach, brouillé ultérieurement avec le romancier, écrit par exemple : « Il m’a été donné de regarder aujourd’hui au détail d’un mécanisme qui fait apparaître dans toute son ingéniosité et dans sa véritable beauté l’intelligence militaire, car l’intelligence à cette perfection, c’est la beauté. » Le journaliste décrit la bataille « comme une dramaturgie shakespearienne ». Henry Bidou, lui, enrichira l’imagination de Proust par ses minutieuses descriptions géographiques, la réflexion critique des communiqués qui cachent la vérité. Mais l’influence majeure sur Proust est constituée par les écrits du colonel Feyler dont on peut regretter qu’il n’existe pas en ce centenaire une confrontation entre l’édition complète des « opérations de guerre » et la réalité historique. C’est lui que Proust « dévore quotidiennement », adaptant à la personnalité de Saint-Loup les réflexions si visionnaires du journaliste. Comment lire l’histoire militaire autrement qu’en consultant un feuilleton journalistique ? Comment mettre la bataille en abscisse et en ordonnée dans l’espace et le temps ? Ainsi, faire de La Recherche une réflexion d’une extrême richesse sur la stratégie militaire en même temps que sur la stratégie d’écriture est absolument passionnant autant pour le lecteur de Proust que pour l’officier qui découvrent l’immensité des enjeux de la création, de l’intelligence, et, en fin de compte, de l’humanité. Le lecteur émerge de ce livre ébloui et enrichi de ce pas de côté si original et si inhabituel. La seule réserve, que Luc Fraisse souligne d’ailleurs, est que Proust ne s’attarde pas sur cette hécatombe tragique avant d’être une œuvre créatrice !


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