« L’innovation et l’audace doivent être les maîtres mots de notre stratégie de défense. » Ces mots, qui concluent l’avant-propos de la ministre des Armées à la revue stratégique présentée le 11 octobre 2017, résonnent comme un étrange rappel de l’injonction tonitruante de Danton à l’Assemblée nationale, le 2 septembre 1792. Autre temps, même prescription à braver les habitudes, à repousser les frontières, à penser out of the box pour, in fine, vaincre l’adversaire sur le champ de bataille.
Cette injonction répond en réalité à une tension constante dans les affaires militaires : la quête illusoire de la solution unique et définitive au problème complexe posé par le caractère incertain, autrement dit humain, de la guerre. Un certain conformisme invite à convoquer la science pour développer l’arme supposée ultime et l’histoire pour exhumer du passé les recettes de futurs succès. Pourtant, la logique et la raison portent en elles, aussi, la possibilité de la défaite.
Est-il bien raisonnable de restreindre le champ de la réflexion sur les possibles dans un univers en constante mutation ? Faut-il s’interdire a priori d’explorer d’autres chemins vers l’innovation, fussent-ils de traverse ? Il semble absurde d’espérer trouver les solutions aux challenges posés par nos adversaires actuels et futurs uniquement dans la pieuse étude des campagnes napoléoniennes, si brillantes soient-elles, ou dans l’exploitation des technologies numériques. Pour répondre au commandement de l’audace véritable, il est temps de solliciter d’autres champs d’innovation au côté de ceux traditionnellement empruntés pour une recherche opérationnelle résolument en cohérence avec les défis de la guerre.
Un univers porte en lui de « consacrer le meurtre de l’habitude »1 : l’art. Associé à la guerre pour souligner le caractère singulier de la décision du chef dans un monde de contingence, il semble en revanche exclu du logiciel guerrier dès lors qu’il s’agit de passer à l’action. « Pensée humaine, qui va brisant toute chaîne »2, l’art au sens large, d’avant-garde, classique, figuratif ou abstrait, présente pourtant des ressources techniques comme conceptuelles à (re) mobiliser pour affronter l’ambiguïté d’un monde certes complexe, mais définitivement humain.
- Art et innovation militaire : les fils d’une histoire à renouer
L’art peut être un puissant moteur d’innovation technique militaire. Il a ainsi apporté une contribution majeure, quoique méconnue, à un procédé fortement ancré dans la culture tactique au point d’en devenir un acte réflexe : le camouflage.
La Grande Guerre vit en effet éclore, se perfectionner et s’étendre les techniques de camouflage terrestre et maritime sous l’impulsion d’artistes peintres inspirés par le cubisme de Braque et de Picasso. Frappé par l’inadaptation des tenues des soldats de 1914 aux conditions nouvelles du combat, le maréchal des logis Lucien-Victor Guirand de Scévola, artiste peintre, entama des recherches sur l’optimisation du camouflage. Remarquées par le général de Castelnau, celles-ci aboutirent à la création officielle de sections de camouflage, le 4 août 1915. Regroupant sculpteurs, décorateurs de théâtre, illustrateurs et autres graveurs, elles inventèrent toute sorte de leurres, du filet de camouflage aux plus iconoclastes vaches-abris et faux-arbres, afin de tromper l’adversaire allemand sur le champ de bataille. L’influence du cubisme, introduisant une forme révolutionnaire de décomposition du réel, fut, de l’aveu de Scévola, décisive3. Le milieu maritime connut une révolution analogue avec l’introduction du razzle dazzle sous l’impulsion du peintre anglais sir Norman Wilkinson. Destiné à protéger les navires alliés en empêchant l’adversaire d’estimer avec précision leur position et leur cap, ce camouflage disruptif était formé d’un enchevêtrement de lignes irrégulières et de couleurs très contrastées afin de briser la silhouette du navire.
Convaincue de la fécondité de l’union entre figures de l’artiste et du guerrier, l’armée américaine perfectionna durant la Seconde Guerre mondiale le concept des camoufleurs pour en faire de véritables unités combattantes rompues aux procédés de déception, de manipulation et d’intoxication. La Ghost Army (23rd Headquarters Special Troops), dont l’existence fut classifiée jusqu’en 1996, développa ainsi des techniques de déception visuelle, acoustique et radiophonique au profit des troupes américaines engagées dans la reconquête de l’Europe. Les fameux chars m4 Sherman gonflables de l’opération Fortitude figurent parmi les accomplissements les plus remarquables de cette unité unique. Au cours de la campagne, le commandement américain alla jusqu’à l’engager en autonome en première ligne pour simuler de fausses concentrations de troupes ou tentatives de franchissement du Rhin.
Cette immixtion de l’art dans la technique de guerre ne semble avoir pris que la forme d’une parenthèse. Elle fut en effet rendue obsolète par les progrès réalisés en particulier dans le domaine des techniques de détection. Est-ce à dire que ces épisodes resteront comme l’incongruité de guerres totales où l’ensemble de la société fut mobilisé au service de l’effort de guerre ? À notre époque, l’artiste se trouverait-il désarmé par la puissance de la technique ? Nous ne le croyons pas.
D’une part, il existe des exemples contemporains de collaboration entre armées et monde de l’art. Le Royal College of Art de Londres a ainsi collaboré, dans le cadre d’un partenariat original avec la défense britannique, à la réalisation de la tenue de combat de la future soldier vision, y déployant son expertise dans le domaine du design, des textiles et de la fabrication. D’autre part, les travaux d’artistes contemporains, en particulier sur le phénomène de surveillance généralisée induit par les drones, alimentent des expériences dont le potentiel opératoire ne semble pas devoir être négligé4. À ce titre, les recherches de l’artiste allemand Adam Harvey sur la saturation des systèmes électroniques de reconnaissance faciale, anti-faces/hyperface, représentent une illustration de ce que pourraient être les parades de potentiels adversaires à notre supériorité technologique.
Rebâtir les ponts entre ces différents milieux est nécessaire. La création d’une structure de recherche réunissant périodiquement artistes, ingénieurs et militaires devrait être envisagée. L’entreprise relève du possible, pour autant que chacun dépasse la répulsion que l’autre pourrait lui inspirer !
- L’art, une intelligence de l’homme,
un levier d’action sur ses perceptions
Par-delà la dimension simplement technique, l’art est avant tout l’intelligence de l’homme dans son rapport au monde et aux choses. « Plus court chemin de l’homme à l’homme » pour André Malraux, la fréquentation de l’art, le sien comme celui de l’adversaire, parle sur les ressources et les vulnérabilités de l’un et de l’autre. L’art offre ainsi des clefs de compréhension et des leviers d’action que le chef militaire ne doit pas ignorer.
Le recours à l’art dans le cadre d’actions d’influence n’est pas une vue de l’esprit. La guerre d’Espagne offre un exemple intéressant de son utilisation à des fins de guerre psychologique. Alphonse Laurencic, architecte français acquis à la cause républicaine, construisit en effet des cellules d’internement destinées aux prisonniers franquistes à partir de concepts visuels empruntés au mouvement Bauhaus et aux surréalistes. L’histoire ne dit cependant pas si l’effet recherché fut effectivement obtenu. Dans un tout autre registre, celui de la prise en charge de soldats souffrant d’un syndrome post-traumatique (spt), nombre de rapports ou d’initiatives, pour l’essentiel anglo-saxons, soulignent l’efficacité de thérapies par l’art pour accompagner les blessés sur le chemin de la guérison5. Moins anecdotique, le financement par la Central Intelligence Agency (cia) des peintres Jackson Pollock, Robert Motherwell et Mark Rothko dans le but d’utiliser leurs créations comme armes de propagande stratégiques n’est plus un secret. À la manière d’un prince de la Renaissance italienne, la cia a, dans le cadre de l’opération Grande Laisse, promu en secret les toiles des maîtres de l’expressionnisme abstrait américain afin de démontrer l’existence d’une créativité et d’une liberté sans équivalent en Union soviétique. Le résultat final est connu et l’on est en droit de se demander si l’expressionnisme abstrait aurait été le mouvement artistique dominant de l’après-guerre sans l’aide de la cia.
À cet égard, une erreur fondamentale de Daech est d’avoir sacrifié le pouvoir d’influence profond de l’art sur l’autel de la communication. La destruction des vestiges de la ville syrienne de Palmyre, à l’instar de celle des bouddhas de Bâmiyân par les taliban, restera comme une opération certes choc mais à courte vue. Son retentissement aura finalement plus servi ses adversaires que son propre projet. C’était là insulter les leçons du passé, voire du présent, où des Omeyyades aux néo-Ottomans, tous les califes véritables, officiels ou réputés tels, s’attachèrent un art à leur service.
Allant plus loin, certains imaginèrent que la transposition de préceptes d’avant-garde permettrait de transformer une armée en véritable « cygne noir » pour ses ennemis. Ainsi, au milieu des années 1990, l’armée israélienne s’est-elle lancée dans une refonte insolite de son corpus doctrinal à partir d’une approche conceptuelle empruntée pour l’essentiel au mouvement déconstructiviste. Animé par les généraux Shimon Naveh et Dov Tamari, l’Operational Theory Research Institute (otri) exploita les travaux de philosophes tels, par exemple, Gilles Deleuze, Félix Guattari ou Georges Bataille, d’architectes comme Bernard Tschumi, mais aussi d’artistes de rupture, pour faire émerger une approche transgressive de la conduite de la bataille. La célèbre série de bâtiments coupés réalisée par Gordon Matta-Clark, témoignant de sa démarche de subversion de l’ordre domestique par le « d’emmurage du mur », semble avoir reçu une application opérationnelle concrète lors de la manœuvre d’investissement du camp de réfugiés palestiniens de Naplouse en 2002.
Les unités de Tsahal y opérèrent selon une « géométrie inversée » en se déplaçant dans les habitations au travers de « tunnels en surface » percés horizontalement entre murs mitoyens et verticalement entre plafonds et planchers, inversant le rapport entre espace public et privé, dedans et dehors. Les procédés situationnistes de dérive6 et de détournement7 élaborés par Guy Debord, dans la perspective d’une ville appréhendée en tant qu’espace fluide à travers lequel le déplacement se ferait selon des modalités inattendues, furent également convoqués a posteriori pour illustrer la manœuvre militaire.
Séduisant, ce détournement de l’art à des fins tactiques sombra cependant dans un intellectualisme stérile. Destiné à justifier des pratiques opérationnelles peut-être difficilement acceptables par ailleurs, ou simplement à désinformer l’adversaire comme l’ami sur l’intention poursuivie, ce mouvement se signala plus par le recours à une novlangue opérationnelle que par une véritable révolution tactique. Ainsi, le procédé dit de « passe-muraille » en combat urbain avait été auparavant décrit par le général Bugeaud ou le révolutionnaire Blanqui en des termes certes moins léchés. Cette approche témoignait finalement d’une même tendance à l’exclusive dans le rapport à l’innovation, généralement observée concernant la science, cette fois appliquée à l’art. Elle n’en demeure pas moins intéressante par le dépoussiérage d’auteurs et de travaux jusque-là tombés dans l’oubli. En tout état de cause, l’otri fut dissous et ses concepts abandonnés après l’échec de la campagne de 2006 contre le Hezbollah.
Connaître et comprendre les mécanismes sous-jacents de l’art constitue un atout supplémentaire pour le chef militaire dans l’intelligence du combat, duel de volontés mais aussi de sensibilités. Sans verser dans la coquetterie intellectuelle, il est impératif de repenser les modules de formation initiale des futurs chefs pour y inclure a minima une approche de l’art au sens large.
La confrontation de l’art à la guerre nous invite finalement à récuser toute exclusive dans notre approche de l’innovation tactique pour au contraire explorer toutes les ressources de l’intelligence, scientifique bien sûr, historique assurément, philosophique peut-être, artistique pourquoi pas. S’il y a bien un art de la guerre, il y a aussi possiblement un art pour la guerre. La victoire sur Daech passera aussi par l’art. La reconstruction par impression 3D des vestiges détruits de Palmyre par l’Institut d’archéologie digitale constitue un premier pas intéressant. Par ailleurs, réinvestir des univers étrangers à ceux régulièrement fréquentés par le monde militaire pourrait contribuer à le libérer de l’image d’opérateur d’une guerre exclusivement technique, dans laquelle on inclinerait à le confiner. Sommes-nous pour autant prêts à tout sacrifier, le beau y compris, en mettant l’art au service de la guerre ? Théophile Gautier, dans sa préface à Mademoiselle de Maupin, apporte une première réponse : « Il n’y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien. »
1 J. Cocteau, Journal d’un inconnu, 1953.
2 V. Hugo, « L’art et le peuple », Les Châtiments, 1853.
3 « J’avais, pour déformer totalement l’objet, employé les moyens que les cubistes utilisent », in « Souvenirs du camouflage (1914-1918) », Revue des deux mondes, décembre 1949.
4 S. Bräunert et M. Malone, To see without Being Seen: contemporary art and drone warfare, catalogue de l’exposition du Mildred Lane Kemper Art Museum, 2016.
5 Voir le programme Art for the Heart mis en œuvre à Fort Bragg.
6 « Le déplacement en ville à travers des ambiances variées pour en saisir sa “psychogéographie” », Théorie de la dérive de 1957.
7 « Adaptation de bâtiments à d’autres usages que ceux pour lesquels ils ont été construits », ibid.