Fin juin 1940, au terme de la Campagne de France menée en six semaines par l’armée allemande, la France compte un peu moins de cent mille soldats tués – ce qui est considérable si on rapporte ce chiffre aux cent soixante mille morts et disparus de la bataille de Verdun qui, elle, dura dix mois en 1916 –, et un million huit cent mille hommes faits prisonniers, qui seront pour l’essentiel d’entre eux détenus en Allemagne pendant toute la durée de la guerre.
La mémoire du vécu de ces prisonniers est un objet d’étude semblable à celui d’autres groupes qui, jusqu’au début des années 1970, ont été négligés face à la glorification de la Résistance gaulliste ou communiste. Mais naît alors une vision différente de la Seconde Guerre que certains, tels Henry Rousso et Éric Conan1, appellent « le retour du refoulé » ou « le miroir brisé », et d’autres, comme Jean-Pierre Azéma et Olivier Wieviorka2, « l’apparition des minoritaires ». Or cette mémoire de la captivité présente la double originalité d’avoir rapidement évolué vers une mémoire individuelle et d’être devenue aujourd’hui une mémoire familiale, à la fois parce qu’écrite par les descendants des prisonniers et parce qu’intégrant la famille dans l’étude.
- Une mémoire type des années 1970
Comme chez beaucoup d’acteurs de la Seconde Guerre mondiale dont la voix et les actions ont été tues après le conflit, la mémoire des prisonniers de guerre sort du refoulé au début des années 1970. Auparavant, malgré des articles signés Fernand Braudel, Jean-Marie d’Hoop ou Henri Michel pour la Revue d’histoire de la Deuxième Guerre mondiale ou quelques mémoires de maîtrise se penchant sur le sujet, l’étude de la captivité est englobée dans une histoire générale de la Seconde Guerre mondiale et aucune place ne lui est spécifiquement consacrée. Certes, un mémorial national de la captivité regroupant les corps des captifs ramenés d’Allemagne et du camp disciplinaire de Rawa-Ruska a été érigé à Montauville, en Meurthe-et-Moselle, mais c’est la Fédération nationale des combattants prisonniers de guerre qui a initié le projet et non l’État. Et aucune date fixe de commémoration n’est établie. La captivité n’appartient donc pas à la mémoire collective des Français et les prisonniers en souffrent. L’écriture de leur histoire spécifique, prélude selon eux à la reconnaissance de leurs souffrances, reste à faire. Cette revendication émerge dans la foulée de la sortie du documentaire de Marcel Ophuls Le Chagrin et la Pitié (1969, en salles en 1971) et du livre de Robert O. Paxton Vichy France. Old Guard and New Order, 1940-1944 (19723), qui font considérablement évoluer le rapport de la société française à l’histoire de la Seconde Guerre mondiale.
Bien que conçu par et pour l’ortf, Le Chagrin et la Pitié n’est pas diffusé à la télévision mais au cinéma, dans une unique salle d’art et essai du Quartier latin à Paris, où il rencontre un succès considérable – sept cent mille spectateurs durant quatre-vingt-sept semaines ininterrompues. Il est constitué d’archives et de bandes d’actualités des années 1940-1944, de longs-métrages allemands, de films de propagande de Vichy et, ce qui marque le plus, d’interviews d’un certain nombre d’habitants de Clermont-Ferrand et sa région. La parole est donnée à Pierre Mendès France, à Emmanuel d’Astier de La Vigerie, à des paysans auvergnats comme au Waffen SS Christian de La Mazière. Il montre que tous les Français n’ont pas été Résistants et déclenche une vague importante de réactions polémiques. Il en fut de même pour l’ouvrage de Paxton écrit à partir de l’étude des archives allemandes et américaines, non encore publiées à l’époque, qui dément l’existence d’un double jeu de Vichy et prouve celle d’une politique volontaire de collaboration : la révolution nationale a été un moyen pour le gouvernement de Vichy de s’associer à l’« ordre nouveau » des nazis.
Cette remise en question de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale est aussi permise par l’arrivée d’une génération qui n’a pas connu la guerre, qui est donc moins directement impliquée et qui, de ce fait, laisse s’exprimer tous les acteurs qui revendiquent une histoire spécifique. Les anciens prisonniers de guerre bénéficient d’un rappel de leur histoire grâce à la série anglo-américaine Colditz, qui est diffusée en France au début de l’année 1975 et qui remporte un énorme succès – entre 30 et 35 % de l’audience télévisée du samedi soir en France. Le château de Colditz est une forteresse de Saxe convertie en oflag (oflag IV C) pour les officiers évadés récidivistes. Dès la diffusion des premiers épisodes, les anciens détenus français de Colditz reprochent à la réalisation britannique de s’être appropriée leurs faits d’armes – le premier évadé de la forteresse fut le général Le Ray et les Français totalisent dix-sept évasions contre sept pour les Anglais. La polémique est lancée dans les colonnes des journaux de radio télévision puis amplifiée par la première chaîne de télévision française qui choisit d’organiser un débat réunissant d’anciens prisonniers de guerre après la diffusion du dernier épisode.
- D’une mémoire collective à une mémoire individuelle
Le besoin des anciens captifs de constituer une mémoire spécifique de leur groupe est perçu par la Fédération nationale des combattants prisonniers de guerre, qui orchestre la publication d’une histoire générale de la captivité4, rédigée par l’historien Yves Durand, et d’un recueil5 relatant l’action entreprise par les évadés et les rapatriés en France entre 1940 et 1945, confié aux soins de Jean Védrine, homme de confiance6 durant sa captivité, puis cadre supérieur du Commissariat aux prisonniers rapatriés et du Mouvement national des prisonniers de guerre et déportés7. Grâce à ces deux ouvrages complémentaires, l’histoire des prisonniers de guerre restés captifs en Allemagne ainsi que celle des prisonniers rapatriés avant la fin de la guerre et entrés en résistance est accomplie. La voie est ouverte pour un courant historiographique qui débute avec les travaux de Christophe Lewin8, de Sarah Fishman9 et de François Cochet10. Mais les anciens prisonniers ne sont pas satisfaits. L’époque a changé. Les années 1980 sont marquées par l’apparition d’un individualisme lié à la crise économique et par l’arrivée à l’âge de la retraite des plus jeunes de ces anciens captifs qui ont désormais le loisir de se pencher sur leur passé.
Le désir de se recentrer sur sa propre expérience n’est pas une nouveauté. Une fois la carte du combattant obtenue en 1949, les amicales de camp recueillent plus de succès que la Fédération nationale des prisonniers de guerre parce qu’elles sont à échelle humaine ; elles constituent un lieu de rencontre entre camarades prisonniers, donnent des nouvelles précises, camp par camp, annoncent les événements de la vie – mariages, naissances, décès –, permettent de se retrouver et de continuer l’entraide née en captivité par le biais de kermesses ou de tombolas. L’originalité des années 1980 réside dans la prise de parole des anciens prisonniers qui commencent à se raconter à leur famille ou en écrivant, souvent à compte d’auteur, ce qui est un effort intellectuel et financier lourd. On entre alors dans « l’ère du témoin », ainsi que l’a définie Annette Wieviorka11.
- La transmission de la mémoire de la captivité
La transmission est donc familiale et s’inscrit dans la droite ligne de ce que souhaitaient les anciens prisonniers de guerre : un vécu individuel, car il n’y eut pas une mais des captivités, celle des officiers détenus dans les oflags sans avoir le droit de travailler, celle des hommes de troupe enfermés dans des stalags et répartis dans des kommandos de travail très variés (kommandos fermiers, d’usine, de reconstruction des immeubles détruits par les bombardements…), celle dans les centres de répression comme Rawa-Ruska pour les évadés récidivistes, ceux convaincus d’actes de sabotage ou de refus de travail…
Si certains souhaitent garder le silence parce que « c’était trop moche »12, d’autres anciens prisonniers choisissent de raconter leur histoire à des moments précis, avec des camarades de captivité par exemple, ou à la date anniversaire de leur libération, lors de réunions familiales, à l’occasion de la diffusion télévisuelle d’émissions ou de films comme La Vache et le Prisonnier13, ou en réagissant à de petits détails matériels du quotidien comme le gaspillage alimentaire alors que les captifs ont connu des restrictions alimentaires.
La plupart des enfants14 connaissent des bribes de l’histoire : le lieu et la date de la capture de leur père, le nom de son stalag ou oflag, la date de sa libération et la nationalité du libérateur, son état de santé, souvent très précaire, à son retour de captivité. Ils peuvent indiquer s’il a repris son activité d’avant-guerre – la majorité des cas – ou s’il a changé d’orientation professionnelle. Mais ils n’en savent guère plus. Au décès du père, voire des deux parents, beaucoup découvrent des lettres, des photos, des objets comme des pipes ou des carnets où sont consignés les combats avant la capture, le travail effectué en Allemagne, les jours de repos, le nom des camarades de chambrée, l’itinéraire du voyage de retour… Ces enfants veulent transmettre l’histoire de leur père par affection filiale – avec des interrogations précises : ont-ils le droit d’entrer dans la vie privée de leurs parents en lisant les lettres ? La famille tout entière est souvent mise à contribution, mais aussi le cercle d’amis. Tous sont conscients d’appartenir à une génération charnière, celle qui a connu les anciens prisonniers, qui a pu discuter avec eux, même s’ils regrettent de ne pas avoir posé assez de questions.
Beaucoup veulent mettre en valeur une tranche de vie anonyme mais néanmoins importante, un témoignage qu’ils jugent éclairant pour l’histoire. Ils sont en cela les parfaits héritiers de leurs pères. Mais ils se détachent de ces derniers dans la mesure où ils parlent aussi des familles, qui ont reçu les lettres, qui ont confectionné les colis, qui ont connu des difficultés quotidiennes durant l’absence. Ils découvrent ainsi leur propre histoire. D’ailleurs, les recherches débutent souvent par la volonté de réaliser un arbre généalogique familial. Ainsi, M. Pinçon-Desaize15 commence par la création d’un site familial comportant une page sur la captivité de son père illustrée par quelques photos ; en quelques semaines, il reçoit de nombreux messages d’enfants ou de petits-enfants de prisonniers qui portent témoignage. M. Rouvière, né après le décès de son père, précise : « J’ai toujours eu besoin de savoir et ce n’est que très récemment, grâce aux possibilités de communication, que j’ai découvert un peu son parcours de prisonnier. C’est pour moi très important ; il y a soixante-dix ans que mon père me manque16. »
Les enfants de prisonniers veulent témoigner, mais ils le font rarement immédiatement après avoir découvert les documents familiaux. Ils prennent le temps de faire des recherches dans les archives du Mémorial de Caen et dans celles du Comité international de la Croix-Rouge ; ils confrontent leurs connaissances avec celles d’autres enfants de prisonniers sur des blogs17 ou au sein des amicales de camp ; ils se rendent sur les lieux de la captivité « pour s’imprégner un peu de ce qu’il a pu vivre »18. Le choix du moyen de transmission est également complexe, même si la forme privilégiée reste le livre, parfois édité à compte d’auteur. Il est souvent choisi en fonction des métiers des enfants. Ainsi Éric Cénat, metteur en scène, a créé une lecture théâtralisée intitulée Lettres d’oflag. André à Paulette, 1940-1945 autour des lettres que son grand-père a écrites à sa grand-mère. Jacques Tardi et Florent Silloray, dessinateurs de bandes dessinées, ont chacun utilisé ce medium pour transmettre l’histoire de leurs père et grand-père19. Samuel Debard, réalisateur, a consacré un documentaire à l’histoire de son père : 1940. Des oubliés de l’histoire20. Ce faisant, ils transmettent leur héritage à leur famille, mais aussi au public. Mais il ne s’agit pas ici de devoir de mémoire21 : ils n’ont pas de revendications et ne reprochent pas à la société un désintérêt à l’égard de la captivité, désintérêt qui n’a d’ailleurs jamais existé. Ils rendent hommage à leur aïeul pour que sa mémoire ne s’éteigne pas et veulent que cet hommage soit public.
La mémoire de la captivité a donc évolué tout au long de la seconde partie du xxe siècle. D’abord mêlée à celle d’autres acteurs de la Seconde Guerre mondiale, elle devient spécifique mais collective au début des années 1980, avant que, suivant le souhait des prisonniers, elle n’évolue en mémoire individuelle et familiale. C’est au moment où on la voit le moins parce qu’elle devient familiale que cette mémoire se diffuse le plus, ressurgissant à partir des années 2000 sous forme de livres, de spectacles, de bandes dessinées ou de documentaires. En rendant hommage à leurs aïeux, les descendants des prisonniers de guerre cherchent leur propre histoire et s’inscrivent dans un courant littéraire et historique fécond en ce début de xxie siècle, comme en témoignent les livres d’Ivan Jablonka22, de Stéphane Audoin-Rouzeau23 ou de Daniel Mendelsohn24.
1 H. Rousso et É. Conan, Vichy, un passé qui ne passe pas, Paris, Fayard, 1994.
2 J.-P. Azéma et O. Wieviorka, Les Libérations de la France, Paris, La Martinière, 1993.
3 Traduit aux Éditions du Seuil en 1973 sous le titre La France de Vichy, 1940-1944.
4 Y. Durand, La Captivité. Histoire des prisonniers de guerre français. 1939-1945, Paris, fncpg-actm, 1980.
5 Recueil de témoignages, d’informations et de commentaires sur les activités en France des prisonniers de guerre (pg) évadés ou rapatriés avant 1945, dans l’administration pg, l’action sociale pg, la résistance pg, 2 tomes, Asnières, Jean Védrine Éditeur, 1981.
6 L’homme de confiance est, dans les camps, un intermédiaire entre les prisonniers et leurs gardiens. Ainsi que le
prévoit la Convention de Genève, il est élu par les prisonniers et agréé par les Allemands.
7 Le mnpgd a été créé le 12 mars 1944 de la fusion de tous les mouvements de résistance des prisonniers de guerre et adhère aux Forces françaises de l’intérieur.
8 Le Retour des prisonniers de guerre français. Naissance et développement de la fncpg, Paris, Publications de la Sorbonne, 1986.
9 Femmes de prisonniers de guerre, 1940-1945, Paris, L’Harmattan, 1991.
10 Les Exclus de la victoire : histoire des prisonniers de guerre, déportés et sto. 1945-1985, Paris, spm, 1992.
11 A. Wieviorka, L’Ère du témoin, Paris, Plon, 1998.
12 Témoignage recueilli le 8 décembre 2017 de Mme Jacqueline Perrin, fille d’André Perrin, prisonnier durant toute la guerre au stalag IV D. Il travailla notamment dans les mines de sel de la région de Torgau,.
13 Ibid.
14 Corpus constitué d’une cinquantaine de témoignages exprimés par interviews, dans des livres, sur des blogs ou sites
de camps ou en réponse à un questionnaire diffusé par le site Hypothèses, qui permet la diffusion de carnets de recherche.
15 Témoignage recueilli le 6 décembre 2017.
16 Louis Rouvière est le fils de Louis Rouvière, prisonnier durant toute la guerre aux stalags IV A puis IV F. Témoignage recueilli le 19 décembre 2017.
17 Comme celui de Loïc Pinçon-Desaize concernant à l’origine les stalag IV, puis tous les stalags : http://stalag4c.blogspot.fr/2008/12/les-stalags-iv.html.
18 Témoignage de Mme Geneviève Marouby-Terriou recueilli le 20 décembre 2017.
19 J. Tardi, Moi René Tardi, prisonnier de guerre au stalag ii b, Paris, Casterman, 2012, et Moi René Tardi, prisonnier de guerre au stalag ii b. Mon retour en France, Paris, Casterman, 2014. F. Silloray, Le Carnet de Roger, Paris, Éditions Sarbacane, 2011.
20 dhtm Ciné, 2014. Ce documentaire est en deux parties : « Le 14e zouaves dans la Bataille de France » et « La captivité ».
21 Tel que le définit S. Ledoux, Le Devoir de mémoire. Une formule et son histoire, Paris, cnrs Éditions, 2016.
22 I. Jablonka, Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus, Paris, Le Seuil, 2012.
23 S. Audoin-Rouzeau, Quelle histoire. Un récit de filiation (1914-2014), Paris, ehess/Gallimard/Le Seuil, 2013.
24 D. Mendelsohn, Les Disparus, Paris, Flammarion, 2007. L’auteur n’est pas historien mais spécialiste de lettres classiques.