Le patrimoine d’une institution ne se limite pas à la protection d’un passé, fût-il prestigieux. Il se construit, se poursuit dans les recherches, en particulier architecturales, qui doivent intégrer la mémoire et annoncer le futur. Un passé engage ! C’est sa fonction essentielle. Comment relier une nouvelle architecture au passé de l’institution qu’elle représente ? Le patrimoine ne se cantonne pas à des statues, à des emblèmes, à des monuments, à des noms de soldats inscrits en lettres d’or sur du marbre. Il est l’incarnation d’un passé qui n’oublie pas. Et la mémoire a besoin de sens pour rester vivante. L’exemple du ministère de la Défense, désormais ministère des Armées, à Balard, est, à nos yeux, emblématique de la difficulté de cette question.
Car c’est un vide, une absence, que l’on peut ressentir lorsque l’on traverse le hall d’entrée de ce bâtiment1. Cet espace, nous l’avons conçu comme un narthex, une transition mentale entre l’extérieur, le boulevard Valin avec ses voitures et son tram, et l’intérieur, avec ses guichets d’accueil et ses zones de sécurité. Et pour passer du monde public au monde militaire, nous avions prévu d’inscrire là, face aux visiteurs, une maxime monumentale, dans tous les sens du terme, une réponse au pourquoi de l’existence du ministère : vivre libre. Une œuvre qui répondait à une interrogation sur le sens de cette institution alors que nous tâtonnions pendant le concours sur les façades et la séquence d’entrée. Après de longues séances de travail, Emmanuel Saulnier a proposé une composition lumineuse, magistrale, pour le grand mur d’entrée : une paroi d’acier gris clair de huit mètres sur quatre recevant cent quatre-vingts tubes de verre formant un voile transparent en dessous duquel les deux mots « vivre libre » se découpent lumineusement, l’un au-dessus de l’autre.
Avec l’absence de cette œuvre, la perception du sens du bâtiment qui abrite le ministère est rendue plus difficile. Comme si l’espace architectural n’avait plus de voix. Ce vestibule a été imaginé spatialement pour abriter ces mots, échos au « vivre libre ou mourir » des révolutionnaires de 1789 adopté par les maquisards du Vercors, qui souderaient l’espoir d’une sortie de l’opacité noire par leur prégnance lumineuse, leur portée, leur esprit. Plus encore aujourd’hui quand militaires ou civils tombent nombreux, en France et dans le monde. L’ouverture que représente l’entrée frontale du ministère des Armées républicain à Paris mérite que se légende là l’espoir qui, depuis Valmy, lie un peuple. Nous nous souvenons, lors de l’épreuve orale, de l’attention portée par tous aux liens qui se tressent entre les œuvres Rester-Résister à Vassieux-en-Vercors, en mémoire aux victimes civiles du nazisme de 1944, ou encore Un homme Une place dédiée à Claude Érignac, préfet assassiné le 6 février 1998 à Ajaccio par des ultras nationalistes corses, et Vivre libre : « Tout cela participait d’un même socle existentiel qui de fait portait sens. »
© Emmanuel Saulnier, 2011. ADAGP, design graphique © Sebastien Gschwind, 2011.
Oui, tout est là. Pour nous artistes comme pour un soldat ou pour tout citoyen… Ces quelques mots essentiels invoquent l’existence espérée d’un monde conscient, humain, fragile et vivace. Ils font valeurs en soi et engagent au fond. Nous continuons de penser que la mise en place de cette œuvre dans ce lieu symbolique conserverait son sens. On nous a décrit les multiples raisons et raisonnements qui ont conduit à renoncer à son installation. Nous pensions que l’espace ne pouvait se passer d’elle, les deux étant indissociables car conçus en même temps dans une même pensée créatrice. Pourquoi ne pas les rassembler enfin, après toutes ces heures tragiques de terrorisme et d’attentats où, en plein Paris, au milieu de notre place de la République, était inscrit en lettres vibrantes portées par la foule « vivre libre » ? Cela sans céder à l’interprétation apocryphe de certains qui voudraient altérer tout le sens du concept et empêcher son déploiement en omettant la finalité essentielle que cette inscription rappelait.
Aimer et défendre absolument une cause profonde, patrimoniale mais active. La ténacité est en jeu dans cet espoir, mais l’ampleur du sens est au-delà. Les mots « vivre libre » créent d’emblée une prise de conscience qui correspond à l’origine du programme architectural de Balard et à sa réussite. Se battre pour la liberté, c’est clairement faire face à la mort. La gravité de cette cause nécessite pour le moins ces deux mots exposés champs avant. Comment concevoir l’effroi de ce contrat – faire face à la mort – sans cet appel et donc sans sens ? Cette grande entrée en matière rendrait lisible, rendrait visible en toutes lettres une conception profondément partagée, à une charte et un projet de vie. Son amputation constitue selon nous une perte de sens.
1 Note de la rédaction : depuis septembre 2016, le mur du hall d’entrée « Grande faille » de Balard (parcelle ouest) est orné d’une tapisserie de Serge Poliakoff intitulée Forme 1968, prêtée par le Mobilier national.