Progressant de poste d’observation en poste d’observation, l’hélicoptère tigre du lieutenant P. n’a plus que quelques centaines de mètres à parcourir pour rejoindre sa zone d’engagement. L’infiltration depuis le plot de ravitaillement s’est parfaitement déroulée. Bien que la nuit soit très noire, le pilote du lieutenant P. a parfaitement suivi la trajectoire mémorisée sur le système de préparation de missions. Le lieutenant P. a baissé la visière de son casque de vol afin de visualiser l’image du système d’intensification de lumière. Sur les deux écrans multifonctions, il a sélectionné la cartographie numérique et l’image thermique du viseur du tigre. La cartographie numérique lui permet de suivre la progression de l’ensemble du dispositif et de vérifier que les tigre chargés de sa couverture sont bien en place. Sur l’image thermique, le lieutenant P. balaye le paysage à la recherche d’une éventuelle ligne électrique.
Arrivé dans sa zone d’engagement, P. est particulièrement serein. Affichant la dernière situation tactique, il constate que l’ensemble du dispositif est en place et que la présence des objectifs a été confirmée par un passage de drones. Masqué par une colline, le lieutenant P. ne peut voir son objectif. Au top, P. engage la séquence de tir de son missile. Au bout de quelques secondes, un premier missile est tiré. Ce missile s’élève dans le ciel. Sur son écran, le lieutenant P. visualise les images de la caméra placée dans le nez du missile. Passant la colline, la cible est illuminée furtivement. Sur son écran, P. recale la trajectoire de son missile sur l’objectif qui vient d’être illuminé, l’identifie une dernière fois et passe en autoguidage. Le missile se dirige alors vers l’objectif. Tandis qu’il est en train de changer de poste de tir, le lieutenant P. continue de suivre le vol de son missile jusqu’à l’impact sur l’objectif. Grâce à la transmission des images du missile, il sait que l’objectif est détruit. Il peut donc engager une autre cible.
De retour au plot de ravitaillement, le lieutenant P. récupère les enregistrements de sa mission et, images à l’appui, il part rendre compte à son commandant d’escadrille.
Si le récit de la mission du lieutenant P. est imaginaire, les moyens cités ne le sont pas. La mise en service d’une nouvelle génération de matériels militaires répond à l’expression d’un besoin opérationnel toujours plus exigeant. Ainsi, la course ancestrale entre l’épée et le bouclier se poursuit-elle sans cesse. L’apparition d’un nouveau matériau, d’une technologie innovante permettent d’acquérir un avantage, réputé décisif… le temps que l’adversaire potentiel trouve une parade efficace.
Force est de constater qu’en ce début de xxie siècle la révolution numérique engendre des mutations rapides dans de nombreux domaines (traitement de l’information, liaison de données, simulation, etc.) qui, appliquées aux matériels militaires, modifieront sensiblement la perception du champ de bataille par le combattant individuel.
Cette modification pourrait avoir comme conséquence d’éloigner ce dernier de la réalité et de le faire basculer dans un monde virtuel où il perdrait ainsi la conscience de la réalité des ses actes.
Si jusqu’à la fin du xxe siècle le combat terrestre est caractérisé par des constantes, les mutations qui émergent à notre ère permettent d’entrevoir une rupture du rapport à la réalité. Ces dernières doivent être accompagnées pour en limiter les risques.
Pour illustrer mon propos, je m’appuierai sur le monde qui m’est le plus familier, celui des hélicoptères de l’armée de terre : l’alatt.
- Un combat terrestre où, jusqu’à la fin du xxe siècle, le soldat de l’armée de terre est au contact de la réalité et de l’ennemi
Dans l’imagerie populaire comme dans la réalité, le combat terrestre reste le combat du contact, celui qui se déroule à courte portée et qui peut se terminer au corps à corps. Même si l’armée de terre du xxe siècle ne combat plus comme les légions romaines ou les armées napoléoniennes, certains savoir-faire, modes d’action et procédés individuels ont, quant à eux, traversé le temps.
Comme le légionnaire ou le grognard, le combattant terrestre se déplace, manœuvre, observe le terrain face à lui, afin de détecter et d’identifier l’ennemi pour le détruire, tout en recevant des ordres et en rendant compte de ses actions à l’échelon supérieur.
Jusqu’à la fin du xxe siècle, les progrès technologiques n’ont « simplement » permis que de se déplacer plus vite et en étant mieux protégé des coups adverses, de détecter et d’identifier plus loin, grâce à la portée accrue des armes, de détruire l’ennemi limitant les phases de corps à corps et d’échanger des informations de plus en plus fiables à plus grande vitesse.
Afin d’acquérir la plus grande efficacité opérationnelle, le combattant s’entraîne et se prépare en multipliant les exercices sur les terrains de manœuvre, plus rarement en terrain libre. Les conventions de manœuvre et le cantonnement des tirs à des installations spécifiques mettent des limites au réalisme des exercices.
Compte tenu de ses performances, l’utilisation de la simulation est limitée lors de l’entraînement à la réalisation d’actes techniques.
Les moyens de préparation de mission, réelle ou d’entraînement, sont réduits à leur plus simple expression. La décomposition de la mission en actes élémentaires, l’étude de l’ennemi et du terrain s’effectuent sans aide extérieure, le combattant ne peut alors compter que sur son intelligence et sur son expérience.
Concrètement, tout cela se traduit pour l’alat par la mise en œuvre d’hélicoptères d’attaque de type Gazelle et d’hélicoptères de transport tactique de type Puma ou Cougar.
La Gazelle est un hélicoptère de la classe des 2 tonnes décliné en trois versions, une version pour l’appui air-sol armée d’un canon de 20 mm, une version pour le combat antichar équipée du missile antichar hot et une version de défense air-air équipée du missile air-air Mistral.
Le Puma est un hélicoptère de la classe des 7 tonnes permettant le transport de 16 passagers tandis que le Cougar est un hélicoptère des 9 tonnes, permettant le transport de 24 passagers.
Seuls les hélicoptères d’attaque sont équipés d’un dispositif de visée permettant l’observation et l’engagement des armements sur le terrain à vue directe de l’hélicoptère.
Les moyens d’entraînement disponibles au sein des unités opérationnelles sont rudimentaires, peu représentatifs des équipements réels, et leur efficacité pédagogique est limitée.
Ils se composent de systèmes d’entraînement au vol sans visibilité et de systèmes d’entraînement au tir pour les missiles hot et Mistral. Ces outils ne permettent pas de générer un environnement tactique même simplifié. Ils autorisent seulement un entraînement technique individuel basé sur la répétition de procédures hors contraintes tactiques réelles et ne restituent que très imparfaitement l’environnement du combat.
S’engageant sur le terrain à vue directe et constatant de visu l’effet de ses actions et de ses armes sur l’ennemi et sur l’environnement, le combattant de la fin du xxe siècle est en mesure d’avoir pleine conscience de ses actes et d’en assumer la responsabilité. L’écart entre la perception de ses actes à l’entraînement et celle qui va s’y substituer sur le terrain va simultanément refréner des automatismes et développera son intelligence de la situation.
- Les mutations prévisibles du combat terrestre au xxie siècle éloignent le combattant de la réalité du champ de bataille
Les technologies en cours de développement en ce début de xxie siècle tendent à éloigner l’exécutant de la réalité.
En effet, la numérisation de l’espace de bataille, l’acquisition de cibles grâce à des capteurs autonomes et les capacités de guidage des munitions permettent à un exécutant d’engager le combat, non pas sur la portion de terrain dans lequel il se trouve, mais dans la portion de terrain suivante. La vision directe de l’objectif étant impossible, c’est donc au travers d’un écran qu’il conduira son action.
Par ailleurs, les progrès de la simulation sont tels qu’elle ne sera plus cantonnée à la réalisation d’actes techniques.
Le réalisme de la simulation permettra à l’exécutant d’y réaliser ses missions, qu’elles soient d’entraînement ou réelles, avant des les exécuter sur le terrain.
Qu’il agisse dans le cadre de sa préparation opérationnelle ou dans le cadre d’une opération, l’exécutant, à l’exception peut-être du combattant à pied, percevra le monde extérieur par l’intermédiaire d’un écran. C’est à partir de celui-ci qu’il identifiera ses cibles et les engagera.
Pour lui, rien ne marquera le passage du monde virtuel de l’entraînement au monde réel de l’engagement opérationnel.
Pour l’aviation légère de l’armée de terre, le premier quart du xxie siècle verra la mise en service de l’hélicoptère d’attaque Tigre et de l’hélicoptère de transport tactique nh 90. Le dispositif de visée équipant le Tigre verra la disparition de la voie directe optique et l’avènement des voies télévision et infrarouge.
Ainsi, la perception et la mise en œuvre des armements seront réalisées au travers d’un écran de télévision.
Par ailleurs, la numérisation de l’espace de bataille permettra la mise à jour de la situation tactique par le partage des informations qui seront recueillies par l’ensemble des unités et transmises vers l’hélicoptère.
La détection des objectifs ne reposera donc plus sur les seuls capteurs équipant l’hélicoptère. L’équipage disposera alors d’une meilleure connaissance de la situation tactique dans la zone dans laquelle il sera amené à opérer.
Cette nouvelle capacité, combinée à l’évolution des capacités des missiles, lui permettra de réaliser des tirs au-delà de la vue directe, c’est-à-dire des tirs sur des objectifs qu’il n’est pas en mesure de détecter avec ses propres moyens d’observation.
Pour cet équipage, la séquence de tir se déroulera uniquement sur les écrans de télévision multifonctions disponibles à bord de l’aéronef.
Les effets de cette action se situant hors de la vue directe de l’équipage, ce dernier n’est donc plus en mesure d’en visualiser directement les effets et donc d’en mesurer les implications en termes de pertes de vies humaines et de destructions.
En outre, les équipements permettant la préparation opérationnelle et l’entraînement sont sortis du domaine purement technique pour s’imposer dans le domaine tactique.
Dans le cadre de leur préparation opérationnelle, les équipages de Tigre devront donc, avant de partir en vol, perfectionner leurs savoir-faire individuels sur des simulateurs en tous points identiques aux hélicoptères. La qualité de ces simulateurs est telle qu’il est envisagé que certains exercices ne soient réalisés que sur ces équipements.
De plus, l’entraîneur tactique edith permettra aux équipages de perfectionner leurs savoir-faire collectifs jusqu’au niveau de l’escadrille de 5 à 6 appareils. Bien qu’il ne soit pas dédié à un type d’hélicoptère, cet entraîneur est configurable afin que les équipages puissent y trouver les principales fonctionnalités de l’appareil sur lequel ils servent.
Enfin, le déploiement du module de préparation de mission permettra aux équipages de visualiser la situation tactique sur un modèle de terrain numérique représentatif de la réalité. Les menaces et leurs secteurs d’observation et de tirs étant représentés sur le terrain, les équipages pourront alors concevoir, répéter puis mémoriser les différentes phases de leur mission.
Ainsi, avant d’être engagé dans une mission réelle, l’équipage de Tigre l’aura déjà « vécue » sur le module de préparation de mission et « reproduira » les procédés techniques et tactiques répétés sur des simulateurs en tous points semblables à l’hélicoptère.
Au nom d’une meilleure efficacité opérationnelle, l’équipage est, pas à pas, mis en situation de perdre le contact avec la réalité des actions qu’il entreprend.
- Pistes de réflexion pour limiter les conséquences de la modification du rapport à la réalité
Quelles que soient les évolutions futures du métier de soldat, le recours à la violence maîtrisée en restera une spécificité majeure.
Cependant, les évolutions précédemment décrites démontrent que le rapport du combattant à la réalité de la violence sera sensiblement modifié.
Cette modification du comportement ira sans doute bien au-delà des modifications du rapport à la violence constatées dans les générations nourries de jeux vidéo. Le passage d’un acte virtuel répété maintes fois sur un écran de télévision à un acte réel nécessite un changement « d’outil » : il impose de remplacer la manette de jeux par une arme, et c’est là un dernier frein avant l’action.
Pour le combattant, la capacité des outils mis à sa disposition, le réalisme des simulateurs, le recours à l’écran pour percevoir le monde extérieur font que rien ne marquera la transition de l’acte virtuel de la préparation opérationnelle à l’acte réel du combat. Le souci de réalisme des outils d’entraînement, recherché afin d’améliorer l’efficacité opérationnelle, peut engendrer une distorsion de la réalité des situations et par-là même générer des comportements inadaptés et des actes de violence déplacés.
Dès lors que l’emploi des hautes technologies dans les systèmes de combat et d’entraînement futurs concourt à une meilleure efficacité opérationnelle, même au prix d’une remise en question des modes d’action, il n’y a pas lieu de le remettre en cause.
Toutefois, les conséquences du progrès technique et de ses applications tactiques sur les modes d’action sont difficiles à décrire dès aujourd’hui. Seules des expérimentations soutenues permettront de les définir. En revanche, les dérives comportementales d’ores et déjà prévisibles doivent être anticipées, ce qui impose des mesures d’accompagnement lors du déploiement des nouveaux systèmes.
Cet accompagnement passe entre autres par un effort de formation, notamment dans les domaines éthique et juridique.
Cet effort de formation éthique à tous les niveaux de la hiérarchie doit se donner pour but de prémunir les combattants de plusieurs risques : celui de la confusion entre l’écran utilisé comme une arme virtuelle à l’entraînement et l’écran qui va devenir une arme réelle, celui d’une réponse disproportionnée ou celui de dérives comportementales. La rédaction des ordres y contribuera également en rappelant explicitement les limites à ne pas dépasser.
Quant à la formation juridique, elle ne peut qu’accompagner le contexte des opérations en cours, qui s’accompagne de plus en plus d’une revendication de la responsabilité individuelle, qu’elle soit celle des combattants ou celle des chefs militaires.
Ainsi, le 1er juillet 2002, le statut de la Cour pénale internationale entrait en vigueur pour les pays comme la France l’ayant ratifié. La Cour pénale internationale est la première juridiction pénale internationale permanente ayant compétence à l’égard des crimes les plus graves qui touchent l’ensemble de la communauté internationale que sont les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité, le génocide et le crime d’agression.
Dans son article 25, le statut de la Cour pénale internationale met en avant la responsabilité individuelle. Elle renvoie donc les combattants face à la responsabilité de leurs actes.
Dans son article 28, ce même statut engage la responsabilité des chefs militaires au motif qu’ils savaient, ou, en raison des circonstances, auraient dû savoir que les forces sous leur autorité commettaient ou allaient commettre des crimes, et qu’ils n’ont pas pris de mesures visant à les éviter.
S’ils sont nécessaires, ces efforts de formation permettront seulement de limiter les dérives. La connaissance précise de l’état psychologique des combattants et des unités, la prise en compte de ce critère dans la désignation des unités seront alors l’ultime recours.
Tandis que l’évolution des systèmes d’armes et de la préparation opérationnelle tend à éloigner le combattant de la réalité du champ de bataille en le privant du contact avec cette même réalité, dans un mouvement inverse, l’évolution de la société tend à exiger toujours davantage la responsabilisation individuelle de tous les acteurs.
Sans remettre en cause la dynamique des modes d’entraînement qui, dans un souci d’efficacité opérationnelle, ont recours à la simulation et au virtuel, il importe de l’accompagner afin que le combattant ait dans toutes les phases de son action la pleine conscience de ses actes et puisse ainsi en assumer entièrement la responsabilité.