Le maire et le général. De quoi s’agit-il ? D’évoquer quelques souvenirs représentatifs d’une relation qui a couru de 1977 à 2008, temps de mes mandats à la mairie de Rennes, avec les généraux qui, pendant cette période, se sont succédé à la tête de l’organisation territoriale qui leur était dévolue, région ou circonscription. Au cours de ces trente et une années, j’en ai connu quinze. Cette relation a toujours été continue et courtoise. La prévention d’une partie de l’opinion publique et de sa représentation à l’égard de ma famille politique lors de son accession au pouvoir avec l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République en 1981 s’est effacée progressivement. Une proximité nouvelle et confiante s’est alors instaurée entre le maire et le général.
Dès mon élection à la mairie de Rennes, le 16 mars 1977, Lucien Rose, ancien responsable de la Résistance en Savoie, préfet sous le général de Gaulle à la Libération et député à la Constituante, et membre de mon équipe municipale, m’a recommandé de faire mon « tour » pour me présenter aux autorités militaires, civiles et religieuses. Me voici donc reçu par le général Roudier, commandant la 3e région militaire. Rencontrer un général est une première pour moi, bien que j’ai effectué mon service militaire à Coëtquidan… dans l’intendance. Je lui décris le nouveau conseil municipal et lui fais part de ses orientations. J’ai souvenance d’avoir employé une expression qui m’est habituelle, l’« esprit de défense », que je dois à ma lecture de L’Armée nouvelle de Jean Jaurès. Elle résume ma conception du lien de solidarité qui doit exister entre la nation et l’armée.
Le général Roudier quittera ses fonctions à l’automne 1977 ; je conserverai toujours en mémoire sa bienveillance. Je me ferai un devoir d’accueillir tous ses successeurs, m’efforçant de faciliter l’exercice de leur mission, de rendre agréable leur séjour à Rennes, de donner la place qui revient à nos armées dans la vie de la Cité. J’ai toujours estimé que, dans nos relations, nous étions tenus par l’obligation de réserve et ce principe n’a jamais été enfreint de part et d’autre.
Les relations entre le maire et le général sont multiples. Le droit ne suffit pas à les décrire. Certaines sont visibles, d’autres beaucoup moins. Les premières sont publiques, bien souvent populaires, médiatisées, comme le cérémonial des célébrations, des commémorations et des inaugurations. Ce temps a ses nécessités de reconnaissance, de souvenir, de mémoire, de pédagogie civique. Notre nation en a besoin, mais il ne prend tout son sens qu’en servant la connaissance du présent, en cherchant à assurer le futur, en faisant comprendre que la patrie n’est pas qu’un territoire, enfermé dans ses frontières, mais une histoire, une idée, une culture, des valeurs, des modes de vie, un projet, fait de démocratie et de république, à défendre et à promouvoir, tous ensemble. Pour faire vivre cette approche, j’ai pu compter sur la prévenance d’un général et regretter la conduite d’un autre, sans qu’il soit à l’origine de la décision qui en était la cause. Parmi les secondes sortes de relations, il en est qui servent l’« intendance », qui aident à circuler dans le labyrinthe administratif public pour la réalisation d’un projet.
- Prévenance et regret
Dès son arrivée en 1977, notre équipe municipale entend célébrer son « premier » 8 mai1. J’invite donc toutes les autorités, les élus, les associations patriotiques à venir déposer les gerbes habituelles au Panthéon et à se retrouver dans le grand salon de l’hôtel de ville pour un vin d’honneur. Dans le texte de mon invitation j’écris : « À l’occasion de cette commémoration, monsieur le maire rappellera les principes susceptibles de guider les actions de la défense nationale. » À dessein : j’entends prouver qu’avec mes amis nous nous intéressons aussi à la défense nationale.
Ce bristol d’invitation, parfaitement loyal, peut-être d’une précision inutile, provoqua un véritable tollé. Un député rpr, membre de la commission de la Défense de l’Assemblée nationale, met le feu aux poudres par l’intermédiaire de Ouest-France le 5 mai. Il s’étonne des termes de mon invitation et précise que « les traditions exigent que ce jour-là les élus du suffrage universel participent en silence à toutes les cérémonies afin de faire taire leurs divergences et de s’unir dans le souvenir de ceux qui ont souffert, qui sont morts pour que la patrie soit libérée et la démocratie républicaine rétablie ». La tête de la liste qui m’était opposée aux élections municipales, président des Républicains indépendants d’Ille-et-Vilaine, fait savoir qu’il ne répondra pas à mon invitation et déclare : « Il me paraît inconvenant qu’un élu local s’empare de cette occasion pour disposer d’une tribune. La détermination de l’action de défense nationale appartient, dois-je vous le rappeler, au président de la République, au gouvernement et au Parlement, elle ne ressorte pas de la compétence du maire. » Je réponds en lançant un appel aux Rennais pour qu’ils participent massivement à cette commémoration : « La France ne serait pas sans l’action de celles et de ceux qui ont combattu pour la libération du pays. Le 8 mai est une occasion de se souvenir, de méditer sur l’avenir. »
Je perçois bien évidemment l’embarras dans lequel peuvent se trouver certaines autorités militaires et civiles. Le général Roudier me demande de recevoir le général adjoint de la 3e Région. Je pense qu’il veut m’éviter un faux pas. Par la suite, j’apprendrai que des âmes bien intentionnées m’ont prêté le dessein de plaider la cause des « syndicats de soldats ». Le 7 mai, à 18 heures, je l’accueille donc dans mon bureau. Je lui remets le texte écrit de mon discours2. Il prend le temps de lire attentivement les trois pages dactylographiées et me livre, chaleureusement, sa sentence : « Je fais mien ce texte, sans le moindre changement. » Une longue conversation suivra au cours de laquelle j’apprends qu’en Indochine il a connu le cas de conscience du militaire catholique qui combat, ce qui l’a amené à correspondre avec Albert Camus.
Cet entretien me confirme que je suis dans le vrai, et c’est avec cette certitude que j’entame la journée du 8 mai. Elle est pour mes amis et pour moi-même une première, qui nous plonge dans un cérémonial officiel jusqu’alors inconnu. À 9 heures, le cardinal Gouyon nous accueille sur le perron de la cathédrale. L’office terminé, nous nous rendons au Panthéon et en différents lieux de mémoire de la ville. À midi, nous nous retrouvons dans le grand salon de l’hôtel de ville ; la foule est au rendez-vous. Je commence par remercier au nom du conseil municipal toutes celles et tous ceux qui ont participé à la commémoration, puis je livre ma conception du souvenir : un chemin de connaissance, de reconnaissance et de transmission, qui doit apporter sa pierre à la construction de l’avenir. Être fidèle à ceux d’hier, c’est s’engager à faire vivre les valeurs de la République ; célébrer cette journée, c’est militer pour une conception de l’homme fondée sur la liberté, la dignité, pour une civilisation qui mêle « la protestation chrétienne au “non” du général de Gaulle en passant par l’idéal de 1789 et la foi de la Commune ». Elle ne saurait être la défaite d’un peuple, la négation d’un territoire. Elle doit mobiliser pour la paix, le développement du sentiment européen et de l’internationalisme.
Très directement je pose cette question : « La France a-t-elle besoin d’une armée ? » Pour une partie de la jeunesse, notre histoire, la générosité du pacifisme, de la non-violence, l’objection de conscience inspirent une réponse négative. Pour d’autres, le mythe du nucléaire justifie cette interrogation. Avec mes amis, j’ai la certitude que « dans le contexte actuel et parallèlement à la réduction des armements, qui ne peut avoir lieu que dans le cadre du renforcement de la sécurité internationale, de la confiance entre les États et du développement de leur coopération, l’armée est une institution nécessaire ». Elle participe à notre indépendance. Une nouvelle fois je me réfère à « l’esprit de défense, volonté de préserver l’indépendance de notre pays et donc la liberté de ses choix ». Cette volonté sera d’autant plus forte qu’elle reposera sur un consensus privilégiant les valeurs essentielles pour réunir le plus grand nombre de la nation. Il ne peut y avoir de « communauté militaire » séparée de la « communauté nationale ». L’armée doit être à l’image de la nation. Pour terminer je salue plus particulièrement les porte-drapeaux, symbole de la continuité de la France. Pour bien comprendre, il faut se replacer dans le contexte politique de 1977. L’alternance fait alors débat, y compris au plan local : avec Dominique Schnapper, je pense que « les obligations à l’égard de la patrie doivent primer les sympathies, les références ou les affinités »3.
Dans le cadre de l’aménagement du territoire, le 41e régiment d’infanterie, stationné à la Lande d’Ouée, en Ille-et-Vilaine, près de Rennes, est délocalisé dans le Finistère. C’est une décision gouvernementale que je comprends et je m’abstiens de tout commentaire. J’adresse une requête au ministre de la Défense pour lui proposer qu’à l’occasion de ce départ une manifestation se tienne à Rennes en l’honneur d’un régiment très lié à la ville – il y a été caserné de 1870 à 1945 – et à la Bretagne – il a été recréé en 1944 à partir des ffi bretons, a participé à la libération de Lorient et de Saint-Nazaire ; son drapeau porte l’inscription du maquis de Saint-Marcel (1944). Pour l’anecdote, c’est aussi « mon » régiment.
Ouest-France, dans son édition du 20 juillet 1979, annonce le programme des manifestations. Ce programme a été définitivement arrêté le 29 juin 1979, dans mon bureau, avec les autorités militaires. Très classique, il comprend un dépôt de gerbe, une aubade place de la mairie et une réception à l’hôtel de ville. Dans une excellente ambiance, des invitations communes ville de Rennes/armée sont lancées. Quelques semaines plus tard, j’apprends, en dehors de toute voie officielle, que les « autorités ministérielles » excluent toute manifestation municipale. J’ai trouvé cette décision profondément blessante pour la ville, contraire à l’éthique civique, ou tout au moins à la conception que je m’en faisais. Je fis savoir au général qu’il m’aurait été agréable d’être prévenu officiellement, comprenant parfaitement ce qu’est l’autorité d’un ministre – j’omettais volontairement de rappeler que celui-ci était un élu de notre département, « très attentif » à la ville de Rennes et à son « jeune maire » –, lui précisant que cet acte manqué ne modifiera en rien nos relations. Il en sera ainsi, au nom même de notre conception de la responsabilité politique.
- Le labyrinthe administratif
L’armée possède des biens immobiliers. Toute commune doit en tenir compte dans son aménagement, son équipement et son organisation, et est, de plus, susceptible d’être intéressée par d’éventuelles acquisitions. Il ne faut donc pas être surpris que dans l’histoire des relations entre la ville de Rennes et l’armée nombreuses sont celles qui concernent le foncier. À titre d’exemple, le nouveau quartier du Colombier a été construit sur l’emplacement d’une ancienne caserne et le couvent des jacobins a été longtemps propriété de l’armée. En tant que maire, j’ai eu à connaître de ces procédures immobilières. Le général en charge de la région, de la circonscription ou de la zone n’est pas toujours l’autorité militaire juridiquement compétente, mais il reste, pour des raisons d’information, d’efficacité, de conseil, de bonnes relations institutionnelles et personnelles, un interlocuteur obligé. Tout spécialement lorsqu’il faut circuler dans un labyrinthe administratif bien souvent insensible au temps, et qui mêle militaire et civil, public et privé.
À Rennes, ces relations sont d’autant plus importantes que le territoire compte de nombreuses propriétés militaires et que ville comme armée sont l’objet de nombreuses mutations. Parmi ces dossiers, il en est un qui a été particulièrement sensible : la construction du métro-val, qui relevait d’une autorité décentralisée intercommunale – district puis communauté d’agglomération de Rennes métropole – présidée par le maire de Rennes. La mise en place de cet équipement de transport en commun en site propre (tcsp) a été décidée en 1989, mais n’a été mis en service qu’en 2002. L’administration militaire n’a aucune responsabilité dans la durée de ce chantier, mais il est intéressant de connaître la part qui est la sienne dans une procédure très complexe, qui doit nous interroger sur l’organisation globale de notre administration.
La ligne de ce métro-val prévoyait la réalisation d’une station dans la caserne Mac Mahon, construite sur une propriété acquise par l’État après expropriation en 1883. La concertation ville-armée a débuté dès 1990. Les militaires ne souhaitant pas que le projet de station affecte un bâtiment d’entrée dédié à un poste de sécurité, il est modifié. Le 11 juin 1996, le ministre de la Défense déclasse la partie concernée du domaine public. Le 1er février 1997, il donne son agrément pour qu’elle soit remise au directeur des services fiscaux et cédée au district de Rennes après que celui-là en aura fixé le prix. Entre-temps, une convention a été signée entre l’armée et le district (8 janvier 1997) fixant les modalités de libération d’emprise du terrain. Les actes se succèdent sans accord sur le prix. Le 20 février, je présente des observations au directeur de la mission pour la réalisation des actifs immobiliers (mrai) du ministère de la Défense afin qu’il le réexamine. Le 18 mars, une réunion avec le directeur des services fiscaux ne donne aucun résultat. Le temps passant, avec toutes les conséquences qui s’ensuivent, nous transigeons le 24 octobre après consultation des deux sociétés d’économie mixte, l’une nationale, l’autre locale, et avec l’accord du district.
Cette évaluation des services fiscaux a une grande importance, car elle sert de référence pour fixer le prix des éventuelles acquisitions par la ville ou le district dans la périphérie voisine : nous voyons quel peut être l’effet inflationniste d’une telle décision avec les conséquences que cela peut avoir, notamment sur le coût de construction d’éventuels logements sociaux. Je fais part de cette incidence au directeur de la mrai qui, avec une ironie imparable, me déclare que si nous voulons respecter le principe de référence et baisser le coût de la construction sociale, il suffit que la ville… subventionne l’acquisition des terrains d’assiette. Pendant les travaux de construction de la station, l’armée souhaite pouvoir continuer d’utiliser une partie de la cour d’honneur de la caserne Mac Mahon. Preuve de notre bonne volonté, une nouvelle convention lui donne satisfaction.
Avec cet exemple concret, nous sommes témoins de la pléthore de signatures nécessaires à un tel projet, de la diversité des institutions intervenantes. D’où l’extrême importance des bons rapports entre le maire et le général.
Ce dossier Mac Mahon, qui nous permet aujourd’hui de fréquenter la station de métro Anatole-France, va enrichir la culture des élus et de nos administrations décentralisées.
Par lettre du 23 décembre 1996, le directeur de la mrai me fait part des sites rennais que le ministère de la Défense souhaite libérer et aliéner, au nombre desquels figurent le couvent des jacobins, des entrepôts et des délaissés de terrain sur le site de la Courrouze. Les villes de Rennes et de Saint-Jacques-de-Lalande feront bon usage de ces délaissés en y créant une zone d’aménagement concerté (zac). Le couvent des jacobins, lui, deviendra propriété de Rennes. Mais auparavant, la ville a eu besoin de faire passer le métro dans son tréfonds. Une nouvelle fois je me suis adressé au général pour en obtenir l’autorisation, qui nécessitait un déclassement du domaine public et l’intervention des services fiscaux pour estimation du coût de passage. Elle sera prise par le ministre le 11 juin 1996 ; le général me la transmettra par lettre dès le 14. Je ne peux qu’apprécier sa célérité. La lettre du directeur de la mrai du 23 décembre 1996 ne faisait que confirmer les informations que le général nous adressait pour nous familiariser avec le plan de restructuration des armées, permettant une coopération d’autant plus étroite et utile avec la ville et son intercommunalité que celles-ci mettaient en œuvre un nouveau plan local de l’habitat, un nouveau projet urbain et de nouvelles zac.
De tels projets sont inséparables d’une démarche transversale, instruite des projets de chacun des partenaires présents sur le territoire. Ce dialogue concret entre l’armée et la collectivité territoriale permet une connaissance réciproque, mais également une convergence utile, nécessaire pour « vivre en intelligence ».
- Des certitudes
Ce long temps vécu entre le maire et le général me conforte dans mes certitudes. L’armée, comme toute institution dans une société telle que la nôtre, ne peut être « extérieure » à la nation. Certes sa première mission ne réside pas dans l’aménagement du territoire, mais ce serait une profonde erreur que d’oublier la nécessité de sa territorialisation équilibrée, tout comme d’imaginer réserver à « Paris » la connaissance militaire.
La territorialisation a un aspect économique, mais elle ne peut que profiter à la solidité du lien social et civique à entretenir avec le monde de la Défense. Il existe dans nos communes de nombreuses associations qui participent à ce lien. Je pense à celles qui relèvent du monde combattant, à celles qui permettent la rencontre entre nos collectivités et la Défense telle que l’Association des villes marraines, dont Rennes fait partie. Mais le lien territorial de proximité est indispensable : la Défense a tout à gagner à profiter de la diversité des compétences, des stratégies de développement qui s’expriment dans les territoires, qu’il s’agisse de l’université, de la recherche, de l’entreprise, de la culture, des différentes formes de coopération… C’est au titre de cette richesse que j’ai plaidé, en son temps, le retour des élèves de Saint-Cyr-Coëtquidan dans les universités rennaises, après le divorce de Mai-68.
Cette territorialisation va de pair avec l’organisation décentralisée de la réflexion, de la connaissance des questions de défense. Celles-ci relèvent de la citoyenneté. L’obligation de réserve ne se confond pas avec le silence. La défense, comme toute discipline, ne saurait être le monopole des « experts ». L’éthique républicaine appelle le partage de la connaissance, y compris de nos interrogations. Je pense, à titre d’exemple, à ce sujet grave qu’est la défense européenne. N’est-ce pas un bon sujet pour commémorer le centenaire de 1918 ?
1 Ce jour de victoire ne retrouvera définitivement son caractère férié qu’avec la loi du 23 septembre 1981.
2 Tout au long de mes activités municipales, je resterai fidèle à ma méthode : les discours que je prononce, les textes que je signe, relèvent toujours de ma propre rédaction, même si je peux les soumettre, préalablement, à la lecture de personnes averties et de confiance. En l’espèce, je n’ai eu aucune difficulté à rédiger ce projet d’allocution : le 8 mai fait partie de ma culture. Je n’ai jamais accepté que le patriotisme et la défense soient accaparés de manière partisane.
3 D. Schnapper, De la démocratie en France, Paris, Odile Jacob, 2017, p. 144.