N°39 | Dire

Jean-Jacques Bridey

Dire devant la représentation nationale

« Une pièce commence que vont jouer ensemble le politique et le soldat.
Dans la cohue des comparses, le tumulte de l’assistance, tout le drame se concentre
en ces deux acteurs. Leur dialogue s’enchaîne à ce point que chacun
n’a d’à-propos, d’esprit, de succès qu’en fonction du jeu de l’autre.
Mais, que l’un manque la réplique et, pour les deux, tout est perdu.
»

Charles de Gaulle, Le Fil de l’épée

Le dire entre le politique et le militaire est non seulement une nécessité, mais un enjeu majeur. Il prend la forme d’un dialogue, d’une explication et d’une compréhension avec, pour objectif, l’acquisition d’une perception commune des risques et des menaces dans le monde et contre notre pays, afin de défendre l’idée que la France se fait d’elle-même. Dire est indispensable pour anticiper et permettre au chef des armées de prendre une décision politique qui sera activée par le militaire. Dans ce contexte, le dialogue est non seulement un impératif mais aussi un objectif durable. Il est à l’origine d’une culture politique, fruit d’une histoire commune, mobile et en construction permanente pour défendre les valeurs de la République française, de nos institutions, de nos concitoyens.

La ve République constitue un tournant majeur dans le champ des relations entre le politique et le militaire. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, qui a laissé une empreinte indélébile par sa terrible ampleur, le dessein d’une paix à long terme est une priorité à travers laquelle le politique se définit comme responsable de la sécurité du pays. Charles de Gaulle a réformé les institutions et fait apparaître la notion de dissuasion nucléaire. Le chef de l’État devient chef des armées selon l’article 15 de la Constitution, et le pouvoir politique organise les orientations à prendre en matière de défense nationale en collaboration avec le chef d’état-major des armées et le chef d’état-major particulier du président.

Ainsi, le pouvoir militaire constitue le bras armé, au sens propre, de l’État. Un dialogue étroit entre le pouvoir exécutif et le monde des armées est tout aussi naturel que nécessaire pour traduire la force militaire en levier d’action, et l’armée en un instrument de la puissance matérielle et symbolique de l’État français. Reprenant ainsi le concept de violence légitime de Max Weber qui, s’inspirant de philosophes tels que Hobbes, définit la notion d’État dont l’origine repose dans la confiance d’individus qui acceptent de confier à une entité supérieure leur protection et leur sécurité. En contrepartie, l’État peut, légitimement, user de la violence contre ceux qui le mettraient en danger.

Qu’en est-il du dialogue entre ces deux univers complexes que sont le politique et le militaire ? Comment se construit-il au Parlement ? Qui parle à qui dans ces échanges entourés de règles qui tiennent d’abord aux obligations statutaires du militaire, à ses devoirs de loyauté et de réserve ?

La parole du militaire adressée au politique est encadrée. Des marges de liberté existent, bien entendu, et si elles sont parfois subtiles, personne ne doute de leur nécessité. En retour, les parlementaires doivent faire preuve d’écoute. Dans cette relation, c’est bien souvent la parole du premier à l’attention du second qui est à l’initiative de l’échange, et à l’origine de ce lien indispensable de confiance dont l’une des difficultés est qu’il doit en permanence être retissé.

Une partie de ce dialogue échappe nécessairement aux tiers et demeure des plus discrets. Il s’agit en particulier des discussions préalables à la prise de décision, qu’elle soit de politique militaire générale, comme les arbitrages sur la répartition des crédits disponibles, ou opérationnelle. Dans tous les cas, la fonction première du militaire est bien celle de conseiller du responsable politique, et dans ce cadre on sait que la franchise est de mise. Les enjeux sont tels que ce devoir de conseil doit primer. En revanche, une fois la décision prise, la loyauté l’emporte, avec pour corollaire naturel la discrétion. Aussi est-il toujours particulièrement difficile pour les parlementaires d’obtenir un éclairage sur le positionnement des différents acteurs d’une décision après qu’elle a été prise au sein de l’exécutif.

Pour autant, des marges de manœuvre existent. Et elles sont d’autant plus grandes que la décision n’est pas encore prise et qu’il reste possible de l’influencer. Ainsi, préalablement à l’adoption du projet de loi de programmation militaire (lpm) pour les années 2019 à 2025 en Conseil des ministres, nombre de responsables militaires entendus par la commission de la Défense nationale et des Forces armées n’ont pas fait mystère de leur propre évaluation des besoins en matériels en vue de remplir au mieux les missions qui leur sont confiées. Et une fois ce texte mis en discussion, donc arbitré par l’exécutif, aucun n’a manqué à son obligation de loyauté en ne défendant pas les décisions prises, quitte à assortir son propos de « points d’attention » sur les difficultés éventuelles auxquelles il pourrait être amené à faire face.

À ce stade de la réflexions, il n’est pas inutile de s’arrêter un instant sur les règles entourant l’expression des militaires devant les parlementaires, d’une part parce qu’elles sont précisément l’une des sources de cette marge de manœuvre, d’autre part car elles sont finalement assez peu connues. Cette parole s’inscrit en effet dans un ensemble de règles qui permettent une forme de liberté grâce à la prépondérance du rendu écrit final.

Au commencement, pourrait-on être tenté de dire, était le secret des commissions. Pendant de l’extrême publicité de l’Hémicycle, ces dernières ont très longtemps fonctionné à la manière de clubs : seuls les députés en étant membres pouvaient y participer et la presse ne pouvait pas assister aux débats. La publicité des travaux reposait sur le seul compte rendu écrit des réunions, fidèle et exhaustif, mais dont l’usage soumettait le plus souvent la publication à la relecture préalable de la personne auditionnée. Tel était toujours le cas s’agissant de la commission de la Défense, pour des raisons évidentes.

À partir des années 2000, ce schéma s’est heurté à une volonté de transparence accrue, et d’accès plus rapide et direct à l’information. Un mouvement inexorable qui a conduit à une retransmission audiovisuelle en direct de la presque totalité des travaux parlementaires. Pourtant, les commissions de la Défense et des Affaires étrangères ont obtenu de pouvoir maintenir une forme de statut particulier, déterminé par leurs bureaux respectifs, leur permettant d’aménager la publicité de leurs débats, c’est-à-dire de prévoir dans tous les cas nécessaires le primat de l’écrit sur l’oral immédiat. Il s’agissait de maintenir un lieu « où l’on puisse se dire les choses ». Cette faculté de limitation d’accès aux débats ayant lieu en commission et de correction du compte rendu laisse parfois craindre qu’un usage abusif puisse en être fait. Il n’en est rien. Le citoyen n’y perd guère en degré d’information et la loyauté due par le militaire à sa hiérarchie est parfaitement préservée.

En outre, n’oublions pas que ces auditions par les commissions ne constituent pas la seule modalité de dialogue entre députés et militaires. Les missions d’information, menées par un rapporteur de la majorité et un de l’opposition, ainsi que par des membres représentant les différents groupes politiques, constituent également le cadre, restreint, de très nombreux échanges avec des responsables militaires et civils du ministère des Armées. Leurs comptes rendus, également relus, enrichissent les rapports de ces missions sans pour autant être publiés in extenso. Ce travail est l’un des lieux où la parole des militaires est portée avec une grande franchise. Enfin, les déplacements des parlementaires auprès des forces, que ce soit sur le territoire national ou en opération extérieure, sont l’occasion d’échanges particulièrement riches et toujours très directs avec toutes les catégories de personnel.

Au travers de ces modalités bien particulières de dialogue, c’est d’une certaine manière aussi le cadre du propos du parlementaire vers le militaire qui a été abordé. Un cadre dont on voit bien qu’il est propice à l’écoute et à l’assimilation d’informations. Bien entendu, l’échange n’est pas unilatéral. Pour le responsable militaire, la réaction des députés à ses propos, mais aussi leurs questions sont autant de messages sur la perception de l’action militaire ou des différents aspects de la politique de défense. Cet échange peut aussi être une manière de peser sur des débats en cours en attirant l’attention sur telle ou telle difficulté. On rejoint là, d’une certaine manière, la fonction de conseil du politique, qui ne s’exerce donc pas qu’à la seule attention de l’exécutif. L’enjeu partagé par les deux acteurs est celui de l’établissement d’un lien de confiance permettant la bonne information de l’ensemble des acteurs et assurant par là même la solidité indispensable du lien entre les armées et la nation.

À l’heure de l’hypermédiatisation, un tel niveau dans la qualité de dialogue est indispensable pour que la confiance soit la règle des échanges, la franchise celle de nos débats, l’écoute celle de nos rencontres. Et qu’ainsi le « dire » ne soit pas trahi par le « faire dire » !

Le maire et le général | E. Hervé
P. Adam | Dire en tant que présidente de...