« Si, par quelque enchantement, une armée pouvait n’être composée que d’amants et d’aimés, il n’y aurait point de peuple qui porterait plus haut l’horreur du vice et l’émulation de la vertu. Des hommes ainsi unis, quoiqu’en petit nombre, pourraient presque vaincre le monde entier. Car s’il est quelqu’un de qui un amant ne voudrait pas être vu quittant son rang ou jetant ses armes, c’est celui qu’il aime. Il préférerait mourir mille fois plutôt que d’abandonner son bien-aimé en péril et de le laisser sans secours : car il n’est point d’homme assez lâche pour que l’amour ne l’enflamme alors du plus grand courage, et dont il ne fasse un héros. Ce que dit Homère1, que les dieux inspirent de l’audace à certains guerriers, on peut le dire de l’amour plus justement que d’aucun des dieux. Il n’y a que parmi les amants que l’on sait mourir l’un pour l’autre2. »
Cette hypothèse d’une armée formée exclusivement de couples homosexuels, ici présentée par Platon, trouve sa source dans un lieu commun antique, un topos selon lequel l’amour est un stimulant puissant qui rend courageux, presque invincible. Les légendes guerrières sont donc fertiles en héros masculins, associés en binôme dans la vie comme dans la mort, tels Achille et Patrocle, Oreste et Pylade, Thésée et Pirithoos. Les poètes jouèrent aussi avec l’émotion que dégage ce motif mythologique et érotique. Un superbe exemple en est donné par Virgile dans l’Énéide, narrant l’histoire de Nisus et Euryale. Ces deux Troyens, proches d’Énée, sont, au cours d’une razzia nocturne, encerclés par l’ennemi en nombre. Se jetant dans la mêlée, les deux amants choisissent de trouver la mort ensemble, enlacés dans une ultime étreinte : « Euryale roule dans la mort, et sur ses membres si beaux le sang se répand et sa tête s’affaisse, retombant sur ses épaules, comme une fleur pourpre qui, fauchée par la charrue, s’étiole et meurt, ou comme des pavots à la tige fatiguée, dont la tête s’incline sous le poids des ondées. Alors Nisus se jette au milieu des Rutules. […] Transpercé de coups, il s’est jeté sur son ami sans vie. Et, là, il a enfin trouvé le repos d’une mort sereine3. »
Le thème est si sensible que Virgile lui-même reprend la parole (par ce que les linguistes nomment laidement une « intrusion d’auteur ») pour livrer son trouble et son admiration, comme s’il parlait de voisins ou de proches : « Heureux êtes-vous tous deux! Si mes chants ont quelque pouvoir, nul jour, jamais, ne vous enlèvera du temps qui n’oublie rien. » Bref, il n’est pas étonnant que l’idée d’utiliser ce ressort naturel ait séduit les penseurs grecs, même dans la perspective, plus prosaïque, de former un bataillon d’élite. On la trouve aussi chez Hérodote, parlant des Thraces4, ou chez Thucydide, à propos des Scythes5.
Mais c’est Xénophon qui la formule plus explicitement en faisant mention d’un « bataillon sacré de Thèbes »6, information reprise, longtemps après, par Plutarque : « Le bataillon sacré avait été, dit-on, créé par Gorgidas. Il l’avait composé de trois cents hommes d’élite dont la cité prenait en charge l’entraînement et l’entretien, et qui campaient dans la Cadmée 7: c’est pourquoi on l’appelait le bataillon de la cité8. » Le sujet est récurrent mais évasif. Les histoires anciennes l’évoquent çà et là, avec prudence toutefois, comme s’il pouvait s’agir d’une légende douteuse ou vaguement scabreuse. Mais sa réputation se prolongea dans toute la littérature ancienne dès que la question de l’homosexualité était évoquée. Donnons un seul exemple : « Hiéronymos le Péripatéticien déclare que les unions entre garçons ont été favorisées parce que l’on constatait que la vigueur des jeunes hommes, jointe à une émulation réciproque, faisaient tomber les gouvernements tyranniques. Il est vrai que les amants acceptaient volontiers de subir les pires tourments plutôt que passer pour des lâches aux yeux de leurs mignons. Il suffit de se rappeler le bataillon sacré, créé à Thèbes par Épaminondas9. »
Que sait-on exactement ? Cette étrange formation militaire aurait été constituée vers 380 av. J.-C. à Thèbes, la capitale de la Béotie. Thèbes était l’une des cités-États de la Grèce antique, aux côtés d’Athènes, de Sparte et de Corinthe, villes qui étaient en constante effervescence et qui ne cessaient de se quereller depuis toujours, se disputant le leadership grec. Vingt ans plus tôt s’était achevée la Guerre du Péloponnèse, « la plus grande crise qui émut la Grèce », selon Thucydide, qui opposa Sparte et Athènes, et qui déchira le monde hellénique entre 431 et 404 av. J.-C.. Malgré des traités de paix, Sparte avait continué à exercer sa pression et son influence. Elle avait installé peu à peu des gouvernants à sa solde dans toutes les villes grecques. Enfin, en 382 av. J.-C., elle avait pris le contrôle de Thèbes, les derniers résistants se réfugiant à Athènes.
Mais rapidement, Sparte a dû affronter une coalition, encouragée par la Perse, formée par Athènes, Thèbes, Argos et Corinthe. Une alliance militaire dont va émerger une figure héroïque, dont la gloire sera durable dans toute l’Antiquité, le béotarque thébain Épaminondas10, un général, magistrat et homme d’État prestigieux que la légende présente comme frugal, insensible aux flatteries, maître de ses passions, stratège génial, chef terrible, offensif et toujours invaincu, sorte de despote éclairé, influencé par les idées stoïciennes. C’est lui qui aurait suggéré à Gorgidas, l’un de ses lieutenants, de créer le « bataillon sacré », qui joua un rôle essentiel jusqu’à la libération définitive de Thèbes.
Ce bataillon était composé d’hoplites, des fantassins mobiles malgré un équipement assez lourd : un grand bouclier rond, de quatre-vingt-dix centimètres de diamètre environ (l’hoplon) ; une lance de deux mètres cinquante de long ; une courte épée pour le corps à corps. Ils étaient protégés par un casque, des jambières et une cuirasse en métal ou en cuir. Le bouclier, tenu de la main gauche, protégeait non seulement celui qui le portait, mais également son voisin de gauche, ce qui renforçait cette impression de couple masculin uni. La phalange, composée de ces soldats rangés en ligne serrée, avançait d’abord d’un pas lent puis chargeait, la lance à l’horizontale, aussi vite que possible, lorsque l’ennemi était à une centaine de mètres, le premier choc étant alors décisif. Cette manœuvre supposait d’avoir bien choisi son champ de bataille, sans obstacle naturel et, si possible, en déclivité. Il est imaginable que, pour certains types de combats, le bataillon ait pu s’armer plus légèrement et devenir une formation de peltastes, avec un bouclier léger de cuir et d’osier (la peltè), un javelot et une épée. On ne sait.
L’engagement du bataillon sacré fut capital dans divers combats, notamment lors de la bataille de Tégyres11, en 375 av. J.-C.. Le général Pélopidas12 commandait les Thébains, très inférieurs en nombre face aux quelque deux mille Spartiates. Pris au piège dans un défilé, quasi certain d’être massacré, il décida d’une opération éclair : il regroupa ses hommes en formation d’assaut et chargea droit en fonçant vers les lignes spartiates. Placé à l’avant, le bataillon sacré fut le premier à transpercer les rangs ennemis, sauvant l’armée du désastre et infligeant une amère défaite à Sparte, revers qui eut un immense retentissement. De même, le 6 juillet 371 av. J.-C., c’est Épaminondas qui conduisit l’armée de la ligue thébaine face aux troupes menées par le roi spartiate Cléombrote iIi lors de la bataille cruciale de Leuctres13 : simulant de reculer, il utilisa une nouvelle tactique dite d’« ordre oblique », permettant d’encercler les flancs ennemis latéralement et de les disloquer14. Là encore, le bataillon sacré servit de fer de lance à la phalange qui opéra cette manœuvre insolite, hardie et victorieuse.
Transformé en sorte de garde personnelle d’Épaminondas, ce corps d’élite lui survécut une vingtaine d’années, jusqu’à son anéantissement lors de la bataille de Chéronée15, en août 338 av. J.-C.. Philippe II de Macédoine16 y écrasa l’armée des cités grecques coalisées, mobilisées sous la houlette de Démosthène17, consacrant ainsi la défaite des derniers opposants à l’hégémonie macédonienne sur le monde grec, laquelle put s’installer durablement. Les valeureux couples d’amants furent tous exterminés : en pleine déroute des Thébains, ils refusèrent d’abandonner leur position ou, pire, de fuir, ce qui eût été une lâcheté. Ils moururent debout, côte à côte.
On ne voulut pas que la mort séparât ceux qui avaient été si étroitement unis dans la vie. Plutarque18 raconte que leur vainqueur, Philippe II, fut tellement ému à la vue de leurs corps agglutinés deux par deux qu’il éclata en sanglots et prit la décision d’édifier un monument funéraire à leur mémoire, ajoutant cette oraison funèbre : « Que périsse quiconque qui oserait laisser croire que ces soldats ont subi ou commis la moindre action honteuse. » Les soldats du bataillon sacré furent donc enterrés sur place, à Chéronée, dans une sépulture collective, un polyandreion. Leur mausolée fut surmonté d’une grande statue de lion, symbole de leur force et de leur bravoure. Cette sculpture en marbre de presque six mètres de haut a été retrouvée en 1818 lors de fouilles dans le site de l’ossuaire où les archéologues découvrirent deux cent cinquante-quatre squelettes alignés en sept rangées, ce qui conforte la véracité des récits antiques. On y a érigé une stèle où le fauve se tient dressé à nouveau, immortalisant la vaillance du bataillon sacré.
Le destin de cette phalange n’a cessé de toucher l’imaginaire. La littérature eut tendance à en exploiter les résonances fantastiques, au point que l’on finit par identifier tout soldat thébain à son orientation sexuelle19. Ainsi, dans Salammbô, Flaubert, évoquant la déroute de mercenaires thébains assiégés dans le « défilé de la Hache »20, développe ce cliché gay : « On s’endormait, côte à côte, sous le même manteau, à la clarté des étoiles. Il s’était formé d’étranges amours, unions obscènes aussi sérieuses que des mariages, où le plus fort défendait le plus jeune au milieu des batailles […] et l’autre payait ces dévouements par mille soins délicats et des complaisances d’épouse. » Flaubert a bien tort de jouer au père-la-pudeur. Il oublie que les Anciens n’avaient pas de préjugés sexuels et qu’ils n’établissaient aucune distinction morale entre une pratique ou une autre. Comme l’écrit Pascal Quignard : « Ni Grecs ni Romains n’ont jamais distingué hétérosexualité ni homosexualité21. » En Grèce, dans toutes les classes aisées, on pratiquait la pédérastie, cette relation pédagogique où un citoyen mûr (l’éraste) initie, et pas forcément sur le plan sexuel, un adolescent (l’éromène).
L’appellation « bataillon sacré », elle, aura une empreinte forte dans la mémoire guerrière. Cette dénomination prestigieuse s’est ainsi appliquée à divers corps d’élite, surtout ceux qui formaient les derniers carrés irréductibles, malgré les défaites ou les déroutes. On pense évidemment à Waterloo :
« Le bataillon sacré, seul devant une armée,
S’arrête pour mourir.
C’est en vain que, surpris d’une vertu si rare,
Les vainqueurs dans leurs mains retiennent le trépas.
Fier de le conquérir, il court, il s’en empare.
La garde, avait-il dit, meurt et ne se rend pas22. »
Définitivement associé au sens du sacrifice et au don de soi, le bataillon sacré, au-delà de son épopée héroïco-romanesque23, a pris une valeur polysémique, fusionnant les deux puissances qui dominent la vie : éros et thanatos, le désir et la mort, l’amour et la guerre.
1 Homère (fin du viiie siècle av. J.-C.), Iliade, xv, 362.
2 Platon (428-348 av. J.-C.), Le Banquet, 179 a et b.
3 Énéide, 9, 367-449.
4 Hérodote (480-425 av. J.-C.), Histoires, v, 3, 1.
5 Thucydide (465-400 av. J.-C.), La Guerre du Péloponnèse, ii, 97, 6.
6 Xénophon (430-355 av. J.-C.), Le Banquet, viii, 32.
7 La Cadmée est la citadelle centrale de Thèbes, son acropole.
8 Plutarque (46-125), Vie de Pélopidas, xviii, 1.
9 Athénée de Naucratis, Les Deipnosophistes (ouvrage paru vers 228), §78. Ce Hiéronymos (lointain disciple d’Aristote, donc de l’école péripatéticienne) vécut à Rome à l’époque de Cicéron, qui le cite dans ses lettres.
10 420-362 av. J.-C. Les béotarques sont les magistrats qui exercent le pouvoir exécutif et commandent l’armée de la Confédération béotienne.
11 Bourgade de Béotie orientale, à l’emplacement de l’actuelle Pyrgos, près d’Orchomède.
12 Pélopidas (420-364 av. J.-C.), stratège et chef du parti dit « populaire » de Thèbes, devait la vie à Épaminondas qui s’était porté à son secours lors d’un corps à corps. S’en suivit entre eux une amitié indéfectible.
13 Ce site est situé à environ dix kilomètres à l’ouest de Thèbes.
14 Sur cette bataille majeure, dont la tactique est abondamment commentée dans l’histoire militaire, voir J.-N. Corvisier, Guerre et Société dans les mondes grecs (490-322 av. J.-C.), Paris, A. Colin, 1999, et S. Van de Maele, « La Retraite de l’armée lacédémonienne après la bataille de Leuctres », Revue des études grecques 93, nº 440, 1980.
15 Entre la Phocide et l’Attique, patrie de Plutarque.
16 382-336 av. J.-C., le père d’Alexandre le Grand. Ce dernier, alors âgé de dix-huit ans, fit ses premières armes lors de cette bataille, avant d’étendre l’influence gréco-macédonienne au monde entier.
17 Figure majeure d’Athènes (384-322 av. J.-C.), orateur et homme d’État hors du commun, adversaire obstiné de Philippe ii, incarnation de la résistance attique face à l’hégémonie macédonienne.
18 Plutarque, Vie des hommes illustres, « Alexandre », 17.
19 Sur ce lieu commun, manié dès l’Antiquité gréco-romaine, voir D. Fernandez, L’Étoile rose, Paris, Grasset, 1978 ; ou Le Rapt de Ganymède, Paris, Grasset, 1989. Dans ses Mémoires d’Hadrien (Paris, Gallimard, 1951), Marguerite Yourcenar fait dire à cet empereur (homosexuel, réputé pour la passion que lui inspira son favori bithynien Antinoüs) : « J’ai eu mon bataillon sacré bien à moi. »
20 Flaubert, pour son roman de 1862, utilise en réalité les récits de la bataille qui mit fin à la guerre des mercenaires, mutinés contre les Carthaginois commandés par Hamilcar Barca, dite bataille du défilé de la Scie et qui eut lieu en 238 av. J.-C.
21 Le Sexe et l’Effroi, Paris, Gallimard, 1994. Pascal Quignard y parle de « l’érotisme joyeux, anthropomorphe et précis des Grecs », qu’il oppose à la « mélancolie effrayée » qui suivra.
22 C. Delavigne (1793-1843), Les Messéniennes, Livre I. Victor Hugo cita ces vers en faisant l’éloge de leur auteur devant l’Académie française, le 27 février 1845.
23 Dans ce genre, Mme A. Korn a publié à compte d’auteur un petit roman de vulgarisation, intitulé Le Bataillon sacré de Thèbes, The BookEdition, 2012.