N°36 | L’action militaire, quel sens aujourd’hui ?

Rémy Rioux

Combattre et développer

Depuis une dizaine d’années, les crises internationales connaissent plus de métastases violentes que de résolutions pacifiques. Les armées des grandes puissances militaires risquent de s’enliser dans des combats asymétriques. Confrontés à une profonde mutation des crises, soldats et spécialistes du développement doivent faire évoluer leurs modes d’action. De façon inattendue au premier abord, le sens de l’engagement militaire et le sens de l’engagement des acteurs du développement convergent autour d’un défi commun : gagner la paix.

  • Victoires tactiques, défaites stratégiques ?
    Une approche globale pour « gagner la paix »
  • La mutation des conflits vue du développement : quelques faits stylisés

Depuis la fin de la guerre froide, les affrontements armés ont pris des formes nouvelles. Malgré une reprise inquiétante des stratégies de puissance au cours des dernières années, la guerre directe entre États est devenue moins fréquente. Nourri par le délitement du lien social lié au mal-développement, la résurgence des conflits civils caractérise les crises de ces dernières décennies. Sur fond de rivalités identitaires, de séparatismes régionaux ou de rébellions, la majorité des guerres d’aujourd’hui opposent des acteurs qui ne se présentent pas sous la forme d’armées régulières1, ou se matérialisent par des combats asymétriques confrontant un État à des acteurs non étatiques. Les populations civiles sont leur champ de bataille. L’humiliation de celles-ci leur carburant.

Nous sommes désormais confrontés à un triple effet de diffusion des crises, qui exige de développer une vision holistique de ces « nouvelles guerres » et de leurs causes.

Premièrement, il existe des courroies de transmission entre différents types de crises. L’imbrication de difficultés sociales, politiques, économiques et environnementales sur laquelle se superposent des conflits latents et durables ainsi que des phénomènes de sécheresse et de crises alimentaires empêche notamment la Somalie de sortir d’une crise ayant déjà duré plusieurs décennies. Cette interconnexion de crises de natures différentes exige d’agir de manière synchrone sur les différents facteurs de fragilité afin de rendre les sociétés plus résilientes.

Les conflits contemporains se diffusent aussi dans l’espace et passent rapidement du local au global. L’accroissement de la connectivité, de la mobilité humaine et l’intensification des échanges commerciaux permettent désormais aux griefs locaux de se rattacher à des enjeux régionaux voire internationaux. Boko Haram illustre cette dynamique où les causes locales d’une révolte se traduisent en violences à différentes échelles (locale, régionale, transnationale). Par effet de contagion, des conflits armés issus de dynamiques locales distinctes, et relevant d’acteurs, de modalités et d’enjeux différents, s’articulent les uns avec les autres et brouillent les frontières spatiales, sociales et politiques qui les distinguaient initialement2. Le cas du conflit en Syrie et en Irak constitue un exemple éloquent de ces « systèmes de conflits » : la crise irakienne, qui trouve sa source dans la marginalisation de certains groupes par la classe dirigeante, et la crise syrienne, née de la contestation du pouvoir de Bachar el-Assad, font aujourd’hui système. L’intrication de violences armées civiles et internationales impose d’agir non plus à l’échelle nationale, mais sur des bassins de crise.

Enfin, dans les sociétés les plus vulnérables, des territoires entiers sont pris au piège de crises prolongées, que les réponses humanitaires ou sécuritaires ne parviennent plus à résoudre, ni même à endiguer. 40 % des pays sortant d’un conflit armé y retombent dans les dix années qui suivent. Ces crises chroniques peuvent prendre plusieurs formes. Bien souvent, la sortie de crise est davantage de l’ordre de la décennie que du mois dès lors que la violence s’est installée et que les populations se sont entre-déchirées.

Du grand public aux acteurs de terrain, nous prenons aujourd’hui conscience de la réalité des effets de diffusion de ces crises. L’Union européenne constitue l’une des puissances en paix les plus exposées : 83 % des conflits armés sont localisés dans un rayon de trois à six heures autour de Paris3. Dès lors, la solidarité vis-à-vis des populations affectées par les crises et la défense des intérêts de la France se rejoignent, et imposent d’investir simultanément dans la sécurité et le développement pour gagner la paix.

  • Investir dans la prévention

Le prix de l’inaction en matière de prévention des conflits est désormais connu4. La paix au Sahel, intimement corrélée au développement de ces territoires en cours de peuplement rapide, est un bien commun dont l’intérêt déborde le continent africain. Investir dans ce bien public coûtera bien moins cher, humainement, financièrement et politiquement, que de gérer les répercussions d’une crise qui dure, qui s’enracine et qui s’étend. Intervenir en amont des crises dans une logique de prévention est un impératif que l’aide publique au développement doit intégrer. C’est en agissant sur leurs causes structurelles et en contribuant à la réduction des vulnérabilités qui sont à la racine de la violence que l’on peut permettre aux populations et aux institutions de gagner en résilience, et d’enclencher le cycle vertueux qui ouvre des perspectives sociales et économiques crédibles.

Au Sahel comme ailleurs dans le monde en développement, répondre à l’instabilité et à la complexité de la situation sécuritaire suppose d’adopter une approche globale, agile et évolutive, qui s’attaque à ses causes profondes par la prévention et l’aide au développement.

  • « Gagner la paix »

Ce constat est désormais partagé par l’ensemble des acteurs de la gestion civile et militaire des crises extérieures. Le chef d’état-major des armées (cema), Pierre de Villiers, l’a exprimé de façon éloquente dans une tribune au Monde en janvier 2016 : « Il ne suffit plus de gagner la guerre, il faut apprendre à “gagner la paix”. »

Si l’intervention militaire apparaît souvent comme l’ultime recours pour enrayer une crise qui n’a pu être évitée, les opérations extérieures engagées ces vingt dernières années sont le théâtre de la répétition d’un scénario inquiétant : une fois la bataille militaire remportée, une longue phase de conflit asymétrique s’engage, où la force ne permet pas l’instauration d’une paix durable. La sortie de crise n’est possible qu’à condition d’apporter des réponses durables à la demande sociale, économique et politique des populations, et de neutraliser les intérêts des acteurs qui prospèrent dans la violence dont les populations sont souvent les otages.

Que nous apprend l’analyse des causes des guerres ? La plupart d’entre elles sont marquées par des situations de crise sociale aiguë et des dynamiques de fragmentation des sociétés. C’est ainsi qu’au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, les séries de contestations sociales ont pu se transformer en guerres civiles, comme en témoigne la situation en Libye, en Syrie ou encore au Yémen. Cette dimension socio-économique des conflits, liée à des inégalités d’accès au pouvoir et aux richesses, à l’exclusion de composantes entières des sociétés, permet aussi d’expliquer leur persistance en Afghanistan, en Somalie, au Soudan puis au Sud-Soudan depuis des décennies. L’Agence française de développement (afd) et le cema parlent d’une même voix lorsqu’ils soulignent qu’« une stratégie fondée sur les seuls effets militaires – détruire un camp d’entraînement djihadiste ou arrêter une colonne de pick-up – ne pourra jamais agir sur les racines de la violence lorsque celles-ci s’ancrent dans le manque d’espoir, d’éducation, de justice, de développement ou de gouvernance »5. Le président de la République, Emmanuel Macron, ne disait pas autre chose en s’adressant aux forces françaises au Sahel le 19 mai 2017 : « Si nous voulons réussir au Sahel, nous devons dans le même temps gagner la guerre et gagner la paix. Notre action doit permettre le développement, qui aide les États du Sahel à vivre mieux pour assécher les raisons d’être du terrorisme. »

Cet environnement complexe et incertain exige de tirer la plus grande efficacité des complémentarités des différentes communautés professionnelles impliquées dans la réponse aux crises (militaire, humanitaire, diplomatie et agence de développement). Sans le retour de l’État au service de sa population et l’accès aux services essentiels, les militaires seront en permanence dans la gestion de crise, appelés ad aeternam à jouer un rôle palliatif de maintien de l’ordre. Avant même l’action militaire, les acteurs du développement doivent être associés à la gestion de crise. Leur connaissance du milieu et leur maîtrise des enjeux du développement sur le terrain sont de vrais atouts. Une solide articulation opérationnelle, ancrée dans la réalité de la situation, peut permettre de renforcer l’efficacité des efforts des acteurs de la sécurité comme des acteurs du développement – chacun dans leur mandat. Ce processus de rapprochement exige des acteurs du développement et de la communauté militaire qu’ils apprennent à mieux se connaître.

  • Mieux se connaître : constantes et transformations du métier de développeur face à la mutation des crises
  • L’afd, un engagement de long terme, une mission de développement en pleine transformation

L’Agence française de développement vient de fêter ses soixante-quinze ans. Elle est née le 2 décembre 1941, dans la brume de Londres, lorsque le général de Gaulle a signé le décret portant création de la Caisse centrale de la France libre – sa dénomination de l’époque, elle qui fut la banque et le Trésor de la France libre, à Londres, puis à Alger. Depuis trois générations, au fil des évolutions historiques, elle a toujours su innover et se réinventer. Elle a une très longue expérience dans les pays fragiles et en crise. Aujourd’hui, elle entre dans une nouvelle transformation pour mieux prendre en charge les défis complexes du développement.

En effet, la communauté internationale a pris en 2015 des engagements forts et structurants en matière de développement. En juillet, le sommet d’Addis Abeba a rappelé le rôle fondamental de l’épargne privée et de sa mobilisation pour réaliser les investissements nécessaires à un développement durable et juste. L’adoption des Objectifs de développement durable, en septembre, a pris acte d’une nouvelle réalité. L’ensemble des pays du monde, désormais, tend vers le même but. Nous sommes tous des pays en développement durable. Puis, en décembre, avec la cop21, une ambition collective inédite a permis d’aboutir à un accord international pour lutter effectivement contre les changements climatiques. En 2015, le beau mot de « développement » a pris un sens renouvelé.

La mission de l’afd se transforme pour tirer toutes les conséquences de ce changement de paradigme. L’agence agit au service des partenaires de la France, avec une ambition forte et des moyens renforcés. Elle mobilise l’expertise française pour proposer des solutions dans de nombreux domaines (climat, énergies renouvelables, santé, éducation, ville durable) et dispose d’une large palette d’outils financiers (dons, prêts, garanties, et fonds propres avec la filiale Proparco dédiée au secteur privé) pour répondre aux besoins de ses clients. Elle s’adresse autant aux États qu’aux acteurs non gouvernementaux (collectivités, ong, fondations et entreprises), lesquels représentent la moitié de ses engagements financiers – une « signature » distinctive forte dans la communauté des financeurs du développement. Enfin, en matière de sécurité et de développement, à partir de 2017, l’afd va disposer d’une nouvelle facilité de lutte contre les crises à hauteur de cent millions d’euros par an. Elle sera financée par une part du produit de la taxe sur les transactions financières, conformément au budget voté par le Parlement en 2016.

  • Le métier de développeur aujourd’hui :
    face aux crises, se transformer pour mieux agir

Ce changement de paradigme engage tous les acteurs du développement à bâtir des coalitions renouvelées, et à partager approches et expériences dans leurs métiers respectifs, pour décupler l’action collective.

Le métier de développeur exige humilité, détermination et constance. Mentionnons trois principes importants, qui ont parfois pu donner lieu à des malentendus sur le terrain.

Premièrement, nous devons apprendre à agir plus vite dans des situations qui exigent des résultats visibles plus rapidement par les populations. Toutefois, nous sommes également tenus d’assurer de la durabilité à nos actions. Contrairement aux acteurs de l’humanitaire qui doivent sauver des vies en urgence, l’acteur du développement agit sur le temps long. Il s’assure de la durabilité des actions financées, de leur inscription dans une politique publique et du renforcement des capacités des acteurs locaux.

Deuxièmement, comme les soldats, nous cherchons en permanence à maximiser la portée de nos actions. Mais les actions d’un bailleur de fonds sont fondamentalement celles des partenaires qu’il accompagne – ong, gouvernements, entreprises, collectivités locales. Plusieurs décennies de succès et d’échecs nous ont appris à résister à la tentation de faire à la place de nos partenaires. Notre métier est notamment d’accompagner les acteurs publics qui devront à terme reprendre les rênes de l’action au service de leurs citoyens. Il faut être clair sur ce que peut et ne peut pas faire l’aide au développement. L’afd est un instrument puissant pour accompagner des dynamiques endogènes porteuses de transformations. Mais elle ne pourra jamais les remplacer.

Enfin, nous avons une exigence de redevabilité quant aux deniers publics qui nous sont confiés. Cela implique le strict respect de principes de bonne gestion, comme une parfaite transparence dans la gestion des fonds, la publicité des appels d’offres... Cette exigence de redevabilité est une condition sine qua non de la confiance des citoyens envers les acteurs du développement, pour des activités qui ont lieu à des milliers de kilomètres des contribuables et dont les effets ne peuvent être mesurés que sur le temps long.

Aujourd’hui, les acteurs du développement sont interpellés par des conflits en mutation. L’afd est en train d’engager une transformation d’ampleur, en lien avec ses pairs – l’histoire de l’aide face aux conflits est riche et complexe ; les approches dans les autres pays ont fait l’objet de nombreuses études6.

Pour les développeurs, le métier doit se transformer suivant trois orientations. En premier lieu, les stratégies qui fondent nos projets doivent intégrer une analyse des fragilités, une compréhension plus fine des contextes dans lesquels nous intervenons. Cela passe, par exemple, par des analyses par scénarios pour ne pas se laisser surprendre par des environnements en évolution rapide et gagner en réactivité sur le terrain, au service de la réussite de nos projets.

Ensuite, les instruments financiers dont nous disposons doivent être plus flexibles afin de s’adapter à des contextes volatils. Il est indispensable de s’assurer que les fonds arrivent à temps, sont utilisés à bon escient et que leurs effets développementaux sont réels.

Enfin, aucun acteur de terrain ne dispose de l’ensemble des compétences et des moyens d’agir. Les partenariats doivent se multiplier afin que des coalitions d’acteurs puissent avoir un effet systémique sur une crise qui fonctionne elle-même comme système. Ce principe vaut pour nos relations avec nos pairs comme au sein de l’équipe-France. C’est singulièrement dans les interactions avec les acteurs de la sécurité que ces orientations prennent tout leur sens.

  • Sécurité et développement :
    combiner nos atouts au service d’une finalité commune

Le processus de rapprochement entre communauté du développement et communauté militaire est engagé. Au premier abord très différents, ces deux corps de métier se retrouvent autour d’une approche pragmatique, de terrain, qui leur permet de se reconnaître mutuellement comme des acteurs incontournables et distincts de la gestion de crise.

  • Différents donc complémentaires

Dès lors qu’il s’agit de travailler dans des contextes complexes, volatils et potentiellement dangereux, cette démarche doit être fondée sur la confiance et le respect du savoir-faire de l’autre. En effet, c’est parce que nous observons le monde sous des prismes différents que nos analyses se complètent et s’enrichissent. Nos points d’observation permettent de mettre en relief des dimensions invisibles pour l’autre communauté. Il ne s’agit donc pas de faire converger les points de vue, mais de les articuler. Des missions conjointes permettent de combiner les regards de deux communautés aux mandats et aux instruments d’action très différents qui, face aux réalités d’un terrain comme la zone sahélienne, perçoivent clairement leurs complémentarités.

Cette complémentarité doit être comprise stricto sensu. Les articulations entre sécurité et développement ne doivent pas conduire à une confusion des rôles. Le strict respect du mandat des militaires et de celui des développeurs doit permettre de positionner chaque acteur sur son domaine d’expertise. Il serait tout aussi absurde de demander à ceux-ci d’assurer la sécurité que contre-productif d’exiger de ceux-là qu’ils s’essaient au développement. Cette répartition des tâches n’a pas toujours été évidente. L’expérience américaine en Afghanistan, où l’armée s’est vu confier des budgets pour des actions de développement, a montré qu’une confusion des rôles mettait en danger les mandats des deux communautés professionnelles et exposait la vie de civils.

Une « juste distance » entre acteurs de la défense et acteurs du développement est fondamentale pour préserver leurs capacités d’action. Dans les zones de forte insécurité, la notion « d’acceptation » d’un projet par les communautés bénéficiaires est essentielle. Elle permet de le protéger, de garantir sa pérennité et d’assurer le suivi des activités engagées. Une assimilation des professionnels du développement aux acteurs de la sécurité, perçus par les communautés comme des parties prenantes au conflit, remettrait immédiatement en cause cette acceptation. Elle renforcerait le risque qu’ainsi impliqués dans le conflit, ils soient pris pour cible et empêchés de conduire leur part de l’action d’ensemble, essentielle à la stratégie de sortie de crise des acteurs de la défense.

L’action du développement doit rendre plus accessibles les « dividendes de la paix », en instruisant des projets dont les bénéfices sont rapidement perceptibles par les populations. En s’inscrivant dans une démarche de relèvement, ces projets contribuent à rendre la paix plus attractive que la poursuite de la guerre. Ces dividendes de la paix ne doivent toutefois pas être confondus avec des activités « d’acceptation de la force », qui exigeraient par construction une association entre les forces combattantes et les acteurs du développement.

S’il existe parfois une tension entre des objectifs de court, de moyen et de long terme, ou entre différentes échelles territoriales, l’enjeu des dividendes de la paix, qui sert dans un même temps développement et sécurité, démontre que les différentes temporalités de la gestion de crise ne s’opposent pas. Les différents acteurs de la sortie de crise ont longtemps été cantonnés à une « phase » de la crise : militaires et humanitaires chargés de la gestion de l’urgence, développeurs chargé de la « pré-crise » ou « post-crise ». C’était mal comprendre les nouvelles dynamiques des crises, qui impliquent que soient déployées de façon concomitante des actions de court, moyen et long terme, et que se combinent leurs effets sur les terrains politique, sécuritaire, humanitaire et de développement. C’est aussi dans le temps de la crise, quand les billes sont sorties de leurs cases et n’en ont pas encore retrouvé de nouvelles, que l’on réforme et que l’on développe.

  • D’une approche en silos à une action en réseaux

Réconcilier les différentes temporalités, sortir des silos pour construire une action en réseaux : c’est ce que doit permettre le processus de rapprochement entre acteurs civils et militaires de la gestion des crises. Cela exige de définir de manière commune quel est l’effet final recherché sur les différentes temporalités de l’action – ce que les acteurs du développement appellent « la théorie du changement ». En précisant les hypothèses critiques sous-jacentes aux actions qui devront être conduites, chaque communauté peut alors identifier celles qui relèvent de sa compétence et celles qui dépendent de l’autre. En opérant ainsi, militaires et développeurs peuvent percevoir où il est possible de mener des actions concourantes et veiller à ne pas se contrecarrer.

Les communautés humanitaire et du développement ont adopté une approche qui s’impose désormais comme un standard de qualité dans des terrains particulièrement fragiles. Il s’agit du principe du « ne pas nuire » (primum non nocere) inspiré du serment d’Hippocrate prononcé par tout médecin amené à se rendre au chevet d’un patient. Il consiste à s’assurer qu’une opération ne risque pas de renforcer involontairement des facteurs de fragilité qui se trouvent à l’origine de la crise. Appliqué dans le cadre de l’approche globale, ce principe permet d’éviter les risques que l’action d’une communauté professionnelle ne mette en péril les acquis de l’autre. À cet égard, l’armée intègre d’ores et déjà les exigences du relèvement dans le ciblage des frappes, qui évitent autant que faire se peut les infrastructures liées aux services essentiels. Les diplomates prennent conscience que les grandes annonces lors des conférences internationales, en générant des attentes qui ne peuvent être suivies d’effets, peuvent renforcer la frustration des populations et ainsi contribuer involontairement à un regain d’insécurité. Les acteurs de l’aide humanitaire et du développement, quant à eux, ont conscience que des programmes de distribution mal ciblés peuvent être captés par des groupes armés et contribuer à leur réarmement.

C’est sans doute un bon début. Mais cette démarche d’analyse des effets croisés des remèdes doit aller plus loin que le principe du « ne pas nuire » : l’approche en réseaux vise à rendre les modalités d’action des différents acteurs de la réponse aux crises plus cohérentes en combinant les savoir-faire de manière agile.

  • Conclusion : être soldat au xxie siècle

Face aux transformations des crises, le métier de soldat évolue. Celui du « développeur » également. Pour ces deux communautés professionnelles, agir pour la paix et le développement des zones du monde les plus vulnérables exigera une plus grande maîtrise de la complexité : maîtrise des nouvelles technologies – leviers de concorde et leviers de haine –, maîtrise de la dialectique entre analyse, stratégie et opérations – seule à même de combiner profondeur de champ et portée de l’action –, maîtrise des interfaces entre diplomatie, défense, humanitaire et développement – où se gagnera la paix demain.

La réforme de l’« inter-armée », menée avec succès par le ministère de la Défense, a démontré que le fonctionnement en silos n’est pas une fatalité. Face à un impératif stratégique né de l’imbrication croissante des milieux air, mer et terre, le monde de la Défense s’est engagé dans ce vaste effort de transformation interne qui a impliqué un véritable changement culturel au sein des armées, qui a été pensé, organisé et soutenu sur près de deux décennies.

Le même travail peut être engagé par les acteurs de la diplomatie, de la défense et du développement, afin de basculer la gestion de crise à l’international vers une véritable action en réseaux. Cette nouvelle manière d’approcher les zones d’intervention est applicable tant à l’analyse, à la planification, à la conduite des opérations, qu’à l’évaluation et au retour d’expérience. Il est d’autant plus urgent d’engager cette transformation culturelle qu’elle sera longue.

Le combat combinant les efforts sur terre, dans les airs, sur la mer et dans l’espace cyber relevait de la science-fiction au début de notre siècle. Il est devenu la réalité quotidienne des soldats aujourd’hui. Le regroupement au sein d’un même groupe de travail d’experts de la diplomatie, de la défense, de l’humanitaire, du développement et de la recherche paraît aujourd’hui surprenant. Gageons qu’il sera, demain, l’unité de base du combat pour la paix.

1 D. Vidal et B. Badie (dir.), Nouvelles Guerres. Comprendre les conflits du xxie siècle, Paris, La Découverte, 2015.

2 R. Marchal, « Tchad/Darfour : vers un système de conflits », Politique africaine n° 102, 2006 (article disponible sur Cairn).

3 B. Badie, M. Foucher et G. Minassian, Vers un monde néo-national ?, Paris, cnrs Éditions, 2017.

4 Le rapport de la Fondation pour les études et les recherches sur le développement international (ferdi) en fait la démonstration. Lire « Allier sécurité et développement. Plaidoyer pour le Sahel », septembre 2016.

5 P. de Villier et R. Rioux, « Défense et développement : une seule voix pour une paix d’avance », Le Figaro, 6 décembre 2016.

6 Voir notamment États de fragilité 2016. Comprendre la violence, ocde, 2017.

Vaincre l’hydre de Mossoul... | S. Burette
T. Marchand | Pourquoi s’engage-t-on ?...