Le sens de l’action : quel beau sujet de réflexion ! Il est en effet au cœur des préoccupations de tout chef qui sait qu’il doit à la fois conduire l’action – être un homme d’action – et en même temps réfléchir, tant la guerre mobilise également ses qualités intellectuelles. Toujours, le soldat devra articuler la pratique et la théorie. Il devra penser les événements, l’ennemi et l’environnement, calculer la manœuvre de l’autre puis la sienne propre. Sauf dans le corps à corps où seules la force brute, l’adresse, la technique de combat jouent, le reste de la guerre est un duel donc une dialectique.
Le sens de l’action revêt incontestablement des permanences. Pourtant, l’objet de cet article vise surtout à identifier ses évolutions bien plus que ses continuités. Car il convient d’abord de constater qu’évolutions il y a, pour des raisons sociales ou techniques. D’ailleurs, l’une des principales évolutions techniques affecte la fonction des communications militaires, qui touche en retour la conduite du combat. Mais cette évolution fait face récemment à de profondes évolutions (cyber, numérique ou digitale) qui accélèrent le processus et défient les permanences.
- Les multiples acceptions du sens de l’action
Observons tout d’abord que le sens de l’action varie au cours du temps, pour bien des raisons. Mais que l’une des principales tient à l’évolution technique qui affecte en retour la pratique du commandement.
- Un sens de l’action qui évolue dans le temps
L’expression « sens de l’action » a un double sens, si on autorise ce jeu de mots. En effet, l’action a d’abord un sens parce qu’elle est dirigée vers une finalité : qu’on appelle cela mission, état final recherché, but dans la guerre, peu importe, l’objet de l’action guerrière consiste à prendre l’ascendant pour atteindre un objectif. Le sens de l’action, c’est celui qui détermine le point à atteindre (que l’on se souvienne du cadre d’ordres basique enseigné sans relâche, au caporal comme au lieutenant : direction/point à atteindre/itinéraire/formation, dpif). Dans le même temps, l’action a une légitimité, une raison d’être, un motif. Au-delà de l’intention du chef, il s’agit de ce qui donne au soldat la certitude qu’il combat pour une juste cause.
Le sens de l’action, c’est donc à la fois le quoi et le pour quoi. Il est à la fois tactique et moral. Il va s’incarner dans l’exercice du commandement puisque le chef, notamment le chef de contact, doit conjuguer les deux significations dans une attitude qui lui permettra de conduire sa troupe. À la fin en effet, il doit emmener ses soldats dans le chaos de la guerre, là où bien peu de certitudes subsistent. Il lui faudra pourtant y imprimer sa volonté : d’abord à son groupe, afin de l’emporter sur le groupe adverse et de remplir la mission. La tâche est assurément complexe et mérite examen.
Telles sont les conditions communes qui encadrent l’action. Elles sont intemporelles même si chaque époque doit trouver les mots nécessaires pour adapter la pratique du commandement, d’une part, aux conditions sociales et, d’autre part, aux références morales du moment. On ne commande pas pareillement une troupe aujourd’hui qu’au xviiie siècle ou au début de la conscription sous la IIIe République ; ma génération a appris à commander des appelés du xxe siècle et des engagés d’aujourd’hui. À bien des égards, on ne procède plus de la même manière, même s’il existe de solides continuités. Qui ne voit que la manière de commander a évolué, perméable aux rapports humains qui existent par ailleurs dans la Cité ? Quant au cadre moral, il a également évolué. Les femmes dans l’armée étaient autrefois une exception presque incongrue, elles sont aujourd’hui présentes sans que cela n’indigne quiconque. Le rapport à la mort est lui-même différent : pendant la Première Guerre mondiale, on ne s’émouvait pas de journées où plusieurs milliers d’hommes tombaient, tandis qu’en 2008, le « drame » d’Uzbeen a provoqué une inflexion de la posture stratégique.
Ainsi les armées, et particulièrement l’armée de terre, n’ont cessé d’adapter leurs cadres pédagogique et déontologique aux circonstances. Ce pragmatisme est vu comme le gage de l’efficacité opérationnelle, il ne faut pas s’y tromper : il ne s’agit pas d’un effort intellectuel ou de la seule coquetterie spéculative n’intéressant que quelques officiers de salon. Le but consiste bien à adapter le comportement de la troupe aux circonstances, de façon qu’elles soient les plus efficaces possibles, même si l’on sait que quelques invariants demeurent1.
- Évolutions techniques
Dès lors, le questionnement a beau être intemporel, ses réponses fluctuent avec le temps. Une cause supplémentaire d’évolution tient à l’environnement technique. Sans refaire en détail toute l’histoire de l’armement, on peut en rappeler quelques grandes étapes. La diffusion de l’arme à feu individuelle a mis fin à la chevalerie et assuré le triomphe de l’infanterie de ligne. À ces grandes masses uniformes, on substitua ensuite des unités composites (le système divisionnaire de Napoléon). Les unités grossirent en des ensembles toujours plus nombreux. La guerre de Sécession américaine vit arriver l’ère industrielle (premiers usages de la mitrailleuse, utilisation des chemins de fer), qui connut des exemples terrifiants en Europe, de la guerre de 1870 à celle de 14-18. Celle-ci fut l’occasion de développements techniques (le char, l’aviation) qui devaient eux aussi révolutionner la pratique de la guerre. Au terme des nombreux débats de l’entre-deux-guerres, la campagne de France de mai et juin 1940 montra ce que pouvait atteindre une utilisation optimale de chars et d’avions conjugués à la radio2. D’ailleurs, ce ne fut pas l’outil lui-même qui assura la victoire allemande, mais son organisation et son utilisation tactique : l’outil en lui-même est peu de chose s’il n’est pas mis en œuvre dans une conception tactique de la guerre, ce que beaucoup oublient. Ce premier xxe siècle initia une spécialisation grandissante des unités et des soldats.
Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, les armées développèrent des corps « blindés mécanisés » (motorisation et blindage) tout en faisant face à l’irruption de l’arme nucléaire. Là encore, une technique modifiait en profondeur l’art de la guerre au point que la stratégie nucléaire devint première dans les spéculations stratégiques. Sa prééminence n’empêche pas qu’il demeure des actions sous le seuil qui nécessitent, toujours, de réfléchir à la conduite de l’action. Seulement, on sait désormais qu’au bout du combat se tient, immanent, le risque immuable du feu nucléaire qui ne peut donc être une simple artillerie particulière et qui, surtout, nécessite immédiatement de profondes réflexions morales.
Ce bref rappel nous apprend que la conduite de la guerre a de longtemps été affectée par le fait technologique. On pourrait parler ici de « révolution technico-militaire », terme qui semble plus adéquat que celui de « révolution dans les affaires militaires », qui eut son heure de gloire dans la décennie 1990. Si le fusil individuel, éventuellement le couple char-avion, à coup sûr l’arme nucléaire sont des révolutions technico-militaires, cela signifie qu’il y a une différence entre une amélioration technique qui va affecter la conduite de la guerre et une invention qui va radicalement en changer le cours, que cette évolution soit consciente ou pas. Souvent, en effet, la conception vient après l’invention, quand on s’aperçoit des effets de l’arme et qu’on essaye d’en tirer des conséquences théoriques : cela étant, toutes ces tentatives ne sont pas forcément convaincantes ; un Douhet a ainsi théorisé la surpuissance de l’arme aérienne sans que sa théorie ne convainque dans la durée.
Mais les révolutions technico-militaires sont-elles utiles à la compréhension de notre sujet ? Oui, car elles touchent principalement au but de l’action – ce qu’il faut atteindre et comment –, mais aussi, parfois, à la finalité. Le fusil a forcé les chevaliers à se transformer en officiers commandant une troupe. Le couple char-avion a conduit à une spécialisation toujours plus grande des armes sur le champ de bataille de façon que l’officier ne pouvait plus être simplement un meneur d’hommes, mais devait détenir des compétences techniques. Le nucléaire a entraîné la disparition du conflit de haute intensité entre puissances nucléaires ou sous parapluie nucléaire, avec plusieurs conséquences, comme la fin de la conscription, la généralisation d’un modèle expéditionnaire ou le développement par l’adversaire des tactiques irrégulières pour compenser la dissymétrie de puissance.
De la même façon, il aura fallu à chaque fois adapter le discours sur la légitimité de l’action, ce qui prendra du temps. Ainsi, entre la généralisation du fusil et le concept de « nation en armes »3, il aura fallu plusieurs décennies. Qui ne voit enfin les nombreux efforts déontologiques pour accepter l’instrumentalisation de la terreur à quoi se résume l’arme nucléaire ? Or l’une des principales évolutions techniques tient à la communication au sein de la troupe et entre les troupes.
- De la communication militaire
- Des origines de la communication militaire
Depuis toujours les armées utilisèrent des estafettes, ces agents de liaison destinés à transmettre les ordres, mais aussi les comptes rendus4. Cela commence à la bataille de Marathon. Or cette fonction prend une importance croissante à mesure que les masses qui s’opposent grossissent. Le commandant en chef a besoin de savoir (fonction de compte rendu, du bas vers le haut), mais aussi d’ordonner (au départ de l’action et en cours d’action : commandement et contrôle, du haut vers le bas). Il y a ainsi un cycle du commandement qui repose sur la transmission des ordres et des comptes rendus entre les unités et leur chef.
Il en est de même à l’intérieur des unités. La fameuse dispute classique sur l’ordre oblique et ses avantages repose sur la difficulté sous-jacente de la discipline de la troupe. En effet, comment faire pour que celle-ci effectue des manœuvres compliquées dans les circonstances de la bataille ? Cette question de l’organisation, donc de la discipline, a toujours été au cœur des réflexions sur le commandement. Mais si on pousse le raisonnement, on comprend que cela repose sur la communication interne de la troupe. Très souvent, on demandait au soldat d’agir à l’imitation. La bataille étant conçue comme un choc entre masses, le comportement individuel devait se fondre dans celui du groupe et la communication pouvait être réduite au minimum. On exigeait donc la discipline, considérée comme suffisante pour ce que l’on avait à faire.
Le rôle du commandant en chef consistait dès lors à manœuvrer des masses (avancer ici, reculer là, déborder ailleurs). Il y eut bien des systèmes intermédiaires : que l’on pense aux tambours, trompettes et clairons qui donnaient des ordres dans le vacarme de la bataille, aux échanges de pavillons qui permettaient des « conversations » sur mer ou, plus loin dans l’histoire, au rôle des oriflammes pour réunir les gens d’armes d’un chevalier. Ces systèmes rudimentaires et tactiques vont évoluer avec les conditions techniques.
L’utilisation de ballons d’observation lors de la bataille de Fleurus en 1794 constitue la première utilisation d’aérostation militaire. 1794 est aussi l’année de l’installation de la première ligne de télégraphe optique Chappe entre Paris et Lille5, sous la juridiction du ministère de la Guerre. En 1845, cinq cent trente-quatre tours sont disposées sur le territoire et relient les plus importantes villes par un réseau de cinq mille kilomètres. Ce réseau fixe n’est pas adapté aux circonstances de la guerre et pâtit de plusieurs défauts : il ne fonctionne ni de nuit ni par mauvaise visibilité et mobilise de nombreux opérateurs. Il sera rapidement remplacé par le télégraphe électrique au milieu du xixe siècle, ouvrant l’ère des télécommunications modernes.
Celles-ci intéressent d’abord les commandants d’armée qui vont pouvoir articuler plusieurs « théâtres » : la télégraphie électrique donne en fait naissance au niveau opératif6. Ainsi, l’invention par Morse d’un télégraphe électrique en 1837 trouve rapidement des applications militaires, d’autant qu’au réseau fixe s’ajoutent des télégraphes portables qui permettent de s’adapter aux circonstances tactiques. Une première utilisation opérationnelle a lieu pendant la guerre de Crimée (1853-1856), développant la liaison des corps expéditionnaires avec leurs capitales, mais aussi, en corollaire et dès cette époque, l’intrusion croissante des états-majors centraux dans la conduite des opérations. La guerre de Sécession (1861-1865) généralise le procédé puisque le télégraphe est utilisé aux niveaux stratégique comme tactique (réglage des tirs d’artillerie) et que les premiers systèmes de codage sont utilisés pour protéger les communications. La guerre de 1870 puis la Première Guerre mondiale voient la généralisation et l’industrialisation de ces réseaux, qui demeurent toutefois à la taille des besoins des chefs.
- Vers l’atomisation
La Seconde Guerre mondiale affine les procédés et permet surtout une grande décentralisation. La chose est évidente dans notre imaginaire historique si l’on pense aux réseaux de résistants utilisant des postes de transmission les reliant à Londres. Il s’agit toutefois de plus qu’une anecdote car cette guerre des partisans est la première où des individus utilisent des moyens de transmission pour des objectifs militaires, ce qui renvoie à notre expérience contemporaine de l’utilisation du cyberespace par les acteurs irréguliers. Cependant, le plus important demeure l’équipement des unités en moyens de transmission jusqu’aux plus bas échelons : chars, véhicules d’infanterie, engins du génie ou canons d’artillerie, tous les systèmes sont dotés de transmissions. Au sein de la compagnie, de la section, de l’équipage, on communique par radio. La création de l’arme des transmissions en 1942 est le symbole de ce changement d’époque. Un peu plus tard, au mitan des années 1980, les transmissions développent le système rita qui annonce déjà bien des traits de nos communications du xxie siècle : un système nodal et décentralisé qui est le précurseur de l’Internet contemporain.
À mesure que les systèmes s’automatisent, ils deviennent à la fois plus simples à utiliser (en version basique) et ont de plus en plus de fonctions. L’évolution la plus récente est celle de l’équipement individualisé du soldat (système Félin en France), qui pousse la logique jusqu’au bout : désormais, le combattant est doté de son poste de transmission individuel qui le relie à la bulle opérationnelle. Cette diffusion des moyens de transmission vers le bas s’est accompagnée d’un triple mouvement qui touche, en profondeur, notre questionnement sur le sens de l’action.
Le premier est celui d’une autonomie croissante. Le soldat n’agit plus « en masse », même si, parfois, ce procédé est utilisé ; il a un rôle, le plus souvent spécialisé, qui rehausse sa valeur. En fait, il est de moins en moins indifférencié, ce qui constitue une révolution dans la pratique militaire. Il devient un agent autonome et rare.
Cela entraîne le deuxième mouvement : celui de la professionnalisation. En effet, comme la masse est de moins en moins nécessaire en tant que telle, la valeur humaine ne repose plus sur la quantité mais sur la qualité. La conscription, qui répond au besoin quantitatif, perd de son utilité opérationnelle – nous laissons de côté son utilité politique, car cela constitue un tout autre débat.
Enfin, un troisième mouvement apparaît : celui de la distanciation des unités entre elles et au sein des unités. Puisque l’on peut travailler à distance, on peut occuper le terrain à distance sans qu’il soit besoin de se resserrer pour les communications de proximité. Cela entraîne une distension générale des dispositifs opérationnels, qui ont de moins en moins d’unités sur le terrain, mais avec des effets au moins aussi importants qu’auparavant.
Ce triple mouvement affecte à l’évidence le sens de l’action. Le chef de contact devra toujours donner la mission, mais, plus que jamais, le « but à atteindre » et l’effet majeur devront être explicités7. Les entraînements et autres drills seront toujours nécessaires, mais l’accent sur la cohésion paraît encore plus indispensable. En effet, on sait que la cohésion est une fonction essentielle à l’efficacité d’une troupe. Plus celle-là existera préalablement à l’engagement, plus celle-ci aura de chances de succès. Mais cette cohésion sera mise à rude épreuve par l’isolement qu’entraîne le développement des moyens de communication ultra-décentralisés.
Nous n’avons parlé que des communications : il convient désormais d’évoquer la question digitale, qui pousse un peu plus loin les logiques dégagées.
- Saut digital ?
Cyber, numérique ou digital ? Les mots sont proches, et si le digital a une touche d’américanisme, on rappellera que le digit anglo-saxon, qui signifie chiffre, tire son origine du fait que l’on comptait sur ses doigts, avec donc une ascendance latine compatible avec notre langue. Ces questions de vocabulaire ne sont pas si anodines et au-delà des confusions, elles peuvent affecter la compréhension. Aussi les définitions qui suivent, qui distinguent cyber, numérique et digital, sont-elles celles de l’auteur et peuvent tout à fait être soumises à débat. Au fond, c’est même leur ambition car nous arrivons ici dans des domaines neufs sur lesquels nous n’avons pas de recul. Distinguons donc trois bulles.
- La bulle cyber
Le cyber est d’abord le monde de l’informatique. Il consiste en la transformation des informations en un langage binaire (des zéros et des uns) qui permet une « communication » entre machines. Il utilise aussi une pléthore de supports techniques, qu’il s’agisse de câbles ou, désormais, de fibres optiques. Mais il peut aussi user de l’espace électromagnétique, et donc de tous les instruments de communication militaire que nous avons évoqués précédemment. D’ailleurs, la plupart des communications radio sont aujourd’hui passées de l’ère analogique à l’ère numérique, c’est-à-dire qu’elles sont codées selon ce langage binaire. C’est bien parce que ce langage a simplifié les échanges que le monde informatique a conquis tous les moyens de transmission puisqu’il peut sauter sans difficulté d’un ordinateur à un système d’ondes radio.
Or cet usage croissant a entraîné le développement d’une conflictualité propre qui s’attaque aux codes, ceux-là mêmes qui instrumentalisent l’environnement cyber8. Ainsi, des programmes s’attaquent à des programmes et cherchent soit à les espionner, soit à les déranger, soit à les corrompre. On observe une très grande porosité entre monde militaire et monde civil. Des techniques développées dans le civil sont utilisées par des militaires – le cyber est ainsi une technologie duale –, tout comme des acteurs civils sont utilisés par des militaires – des hackers patriotes – ou encore conduisent eux-mêmes des opérations contre des cibles qu’ils ont définies en fonction de leur propre objectif politico-militaire (acteurs irréguliers, voir l’agression contre tv5 Monde9).
Observons que la bulle cyber efface déjà, et le fera plus encore demain, la distinction entre vie privée et vie professionnelle, ou plus exactement opérationnelle. Tout comme la distinction entre combattant civil et combattant militaire est malaisée, il y aura une hybridité croissante due au cyber. Un individu sera demain bien plus authentifié par son identité digitale – l’ensemble de ses pratiques sur Internet – que par tout autre système, y compris biologique. Dès lors, il y aura des adhérences toujours plus nombreuses entre sa vie privée et sa vie professionnelle, ouvrant la voie à de multiples rétorsions. On observe déjà les premiers exemples. Mais on peut aussi imaginer que demain l’adversaire réussisse à identifier tel ou tel acteur clef au sein de la troupe qui lui est opposée, puis organise des actions de chantage sur son environnement civil pour entraver sa détermination morale au combat. Cela poserait évidemment de graves problèmes de commandement.
Les systèmes militaires ayant un recours massif à l’informatique, il est logique qu’ils soient eux aussi la cible d’agressions informatiques. Pour le chef comme pour le combattant, cela impose au minimum une certaine hygiène informatique et des mesures de sûreté. Éventuellement, cela peut apporter au chef quelques moyens supplémentaires – acquisition du renseignement voire utilisation d’agression informatique contre des adversaires dûment identifiés. Mais toute cette informatisation ne constitue pas un « espace » en tant que tel, malgré ce qu’affirme la doctrine. Elle n’est pas un nouveau milieu de la guerre, tout au plus un nouvel environnement apportant de nouvelles fonctions. Cela ne signifie pas qu’il ne faille pas en tenir compte, au contraire, simplement que les discours évoquant une révolution vont un peu trop loin. Du moins si l’on s’en tient au seul monde cyber, celui de l’affrontement entre ordinateurs. Car au-delà du cyber existe la bulle numérique.
- La bulle numérique
Cette bulle numérique désigne la capacité prochaine d’une force à combiner toutes ses actions combattantes de manière plus intégrée grâce aux systèmes numériques complexes. En effet, l’accumulation de programmes dédiés et individualisés permet d’augmenter la collaboration de toutes les unités au combat et de fournir des effets de manière coordonnée.
Ainsi, le dernier document conceptuel publié par l’armée de terre, Action terrestre future10, évoque à de nombreuses reprises le rôle du numérique dans le combat de demain. Alors, l’environnement numérique devient un outil de supériorité et d’agilité. Il a incontestablement une dimension technique apportée par les systèmes d’armes. Le processus hérite de la numérisation de l’espace de bataille (neb) des années 2000 et est porté par l’actuel programme Scorpion. Il s’agit bien de relier l’ensemble des unités et des systèmes d’armes de la manœuvre dans une « bulle aéroterrestre » intégrée, utilisant les mêmes protocoles de communication du niveau tactique le plus décentralisé au niveau opératif voire stratégique, permettant un dialogue automatique entre entités, favorisant une image opérationnelle partagée et immédiate.
Or ce dispositif aura évidemment des conséquences sur la conduite de la bataille. L’ambition consiste à développer l’infovalorisation et donc à permettre un « combat collaboratif ». Autrement dit, alors que l’évolution technique avait permis une individualisation croissante, la même technique va permettre de mieux combiner les actions individuelles. Cela aura plusieurs effets en matière de sens de l’action.
Le chef stratégique bénéficie désormais d’une vision intégrée lui permettant de diriger sa manœuvre le plus finement possible. Surtout, la meilleure collaboration favorise la subsidiarité, pour peu que les objectifs aient bien été définis. La rapidité de la communication permet la rapidité de réaction, aux plus bas échelons, avec un moindre recours à l’approbation du chef. Alors que la bulle numérique permet techniquement une plus grande centralisation, elle favorise également une plus grande initiative, à condition que le chef central ait bien conscience des avantages mais également des risques de cette délégation de responsabilité opérationnelle. Paradoxalement, l’afflux de données l’empêche de faire de l’entrisme car il y a trop d’actions qui se déroulent simultanément pour qu’il puisse se saisir de toutes. La masse d’informations remontant vers le haut est en quelque sorte la garantie de l’autonomie d’action des échelons subordonnés. Bien sûr, le chef suprême peut distinguer une action qu’il juge principale et interférer avec la responsabilité du chef de contact. Constatons que cela a toujours existé.
Il reste que cette mutation technique, si elle a des effets évidents sur la conduite du combat, semble avoir peu de conséquences sur la définition de la légitimité de l’action. Le besoin éthique demeure le même car il s’agit toujours de diriger une troupe plus ou moins dispersée et soumise à de multiples agressions décentralisées.
- La bulle digitale
La bulle digitale est celle de la donnée et de l’intelligence artificielle. Nous la voyons surgir aujourd’hui et elle bouleversera nos habitudes autant que les précédentes. Elle tire son nom de la troisième révolution informatique, après celle de l’informatisation dans les années 1990 et celle de la mise en réseau dans les années 2000, qui président à l’apparition des deux bulles précédentes. Elle constate la disruption des modèles d’organisation avec une ultra mobilité et une ultra décentralisation des comportements, et donc l’apparition de nouvelles mises en relation. Jusqu’à présent, en effet, on utilisait l’informatique pour numériser des processus existants. La bulle numérique que nous venons d’évoquer est la version la plus aboutie de cette numérisation d’un processus hautement complexe : la conduite de la bataille.
Or la troisième révolution informatique voit apparaître de nouveaux usages et donc de nouvelles sources de puissance. Le monde économique utilise le terme d’ubérisation pour désigner ce phénomène. Uber est cette société de partage de voitures qui propose une nouvelle intermédiation entre des offreurs (j’ai un véhicule) et des demandeurs (j’ai un trajet à effectuer) ; elle menace le service existant, celui des taxis, en proposant un moindre prix, plus d’offre et plus de souplesse. Uber n’est qu’un exemple d’une vague beaucoup plus large : infonuagique (cloud), données massives (Big Data), Internet des objets, blockchain, robotique, impression 3D, voici autant de mots qui caractérisent cette troisième révolution informatique, dite digitale, qui transforme les organisations. Elle a pour point focal l’intelligence artificielle.
Voici qui risque pour le coup de constituer une révolution technico-militaire. En effet, l’unité de valeur de demain sera la donnée. Les très grandes sociétés du nouveau monde informatique ont en effet fondé leur richesse sur son exploitation. On prévoit une explosion du volume des données dans les années à venir (Internet of everything). Alors que la plupart des processus d’informatisation visaient à plus d’efficience (mieux faire avec ce que l’on a), la bulle digitale apporte un changement d’approche puisqu’il s’agit de rechercher un surcroît brut de puissance. Celui qui maîtrisera mieux et plus vite des données plus nombreuses aura ce supplément de puissance : autrement dit, un meilleur rapport de force. Demain, on mesurera la puissance d’une nation ou d’une armée à sa capacité à maîtriser des données nombreuses. Cela change radicalement de ce qu’on connaissait jusqu’à présent, quand on comptait ici les hommes, là les bouches à feu ou les avions et chars ou encore les bombes nucléaires.
Mais cette révolution de la puissance de la donnée n’est qu’une étape, car immédiatement derrière se profile une autre révolution, celle de l’intelligence artificielle (ia). Précisons qu’il s’agit non d’une technologie mais d’une discipline scientifique et qu’il y a de multiples sortes d’ia. Laissons de côté le débat entre ia forte et ia faible11 pour ne rester que dans l’hypothèse de l’ia faible. Constatons simplement que demain, les armées bénéficieront d’ia embarquées à tous les niveaux : du plus tactique à celui du commandement stratégique. Ces ia dépendront évidemment de la quantité de données utilisées, mais aussi de puissances de calcul inatteignables par l’homme : cela entraîne de grandes questions dont il faut dire un mot car elles touchent au sens de l’action.
En effet, ces systèmes proposeront des décisions qui ne seront pas analysables par l’esprit humain. Les ia prendront en compte tellement de données croisées – aujourd’hui par la technique des réseaux de neurones, demain par d’autres procédés – que se posera la question de la « décision » – « le système me recommande ceci, qui paraît contre-intuitif : que dois-je faire ? ». Car d’un côté, un système me donne une rationalité bien supérieure à la mienne ; de l’autre, mon « intuition » me suggère, peut-être, d’autres options. Implicitement, c’est la question de la responsabilité qui est immédiatement en jeu, réunissant les deux acceptions du sens de l’action. Car il s’agit à la fois de définir le but à atteindre – surtout la façon de l’atteindre : déborde-t-on par la droite ou par la gauche ? –, mais aussi la légitimité de cette décision : « Si j’envoie des hommes au feu, est-ce “à la machine” de dire comment ou à un être humain ? » Comment justifier auprès de sa troupe la décision que l’on vient de prendre ? Comment rendre compte au décideur politique, surtout en cas d’échec ? La question de la légitimité devient ici essentielle.
On le voit, cette bulle qui arrive aura des conséquences majeures sur le sens de l’action. Elle nécessite d’être appréhendée dès aujourd’hui afin que les décideurs puissent spécifier les limites qu’il conviendra d’apporter à ces développements.
1 M. Goya, Sous le feu. La mort comme hypothèse de travail, Paris, Tallandier, 2014.
2 Au passage, rappelons que la vraie infériorité des chars français en mai 1940 n’était pas leur nombre ou leur qualité, mais leur manque de liaison radio.
3 « Vive la nation ! » : le fameux cri de Valmy a une résonnance d’abord politique, mais aussi militaire, même si la bataille en elle-même n’est qu’une échauffourée. En effet, Valmy symbolise l’adhésion de la troupe au but de guerre, ce qui constitue un changement radical (nous n’osons dire une révolution) et stratégique.
4 Ces estafettes peuvent ne pas être humaines, que l’on pense aux pigeons voyageurs qui furent utilisés jusque pendant la Première Guerre mondiale
5 Le 30 août, la première dépêche annonce la prise de Condé-sur-Escaut : « Condé est restitué à la République, reddition ce matin 6 heures. »
6 Selon l’observation d’A. Bonnemaison et S. Dossé, Attention : Cyber !, Paris, Economica, 2014.
7 La France insiste sur cette notion d’effet majeur. Les Allemands ont développé l’Auftragstaktik, les Anglo-Saxons le Mission Command. Il s’agit bien de trois variations d’un même principe : celui de la mise en œuvre du sens de l’action.
8 O. Kempf, Introduction à la cyberstratégie, Paris, Economica, 2e éd. 2014.
9 En avril 2015, tv5 Monde fut victime d’une cyber attaque revendiquée par un « cyber califat », même s’il semble que celui-ci ait sous-traité la partie technique à des pirates russes.
10 Armée de terre, Action terrestre future, 2016, téléchargeable à defense.gouv.fr/content/download/487834/7804552/file/2016AdT-ActionTerrestreFuture.pdf
11 T. Berthier, O. Kempf, « Intelligence artificielle et conflictualité », Revue de la gendarmerie, été 2017.